Carnet de bord des Cinq Toits #4 : la place du travail manuel
Nichée dans le très cossu 16e arrondissement parisien, une ancienne caserne de gendarmerie a été réaffectée pour abriter 350 personnes en situation d’exil ou en grande précarité. Avec un pari : la mixité des publics. Non seulement le lieu se veut ouvert sur le quartier, en proposant des activités ouvertes au public (ateliers de bricolage, réparation de vélos, foires), mais il met aussi à disposition des espaces de travail pour quelque 35 entreprises et associations*. Alors, à quoi ressemble le quotidien aux Cinq toits, côté résidents comme côté équipes encadrantes ? Ce quatrième épisode est consacré à la place du travail manuel, plébiscité par les résidents, mais aussi par les bénévoles, les habitants du quartier et les personnes en situation de précarité installées dans d’autres centres d’hébergement. Immersion en atelier.
Installé sur l’assise de son déambulateur, Aleksander manie le tour à bois avec ses mains rugueuses. Encapuchonné dans son gilet noir, le bricoleur est concentré sur son travail manuel, au rythme du bruit strident de la machine. Il ne prête même pas attention à Marie Fourcade, venue admirer sa dextérité. Cette brodeuse, qui possède un atelier sur le site des Cinq Toits, lui a commandé des manches de crochet de Luneville (commune emblématique d’où vient la technique de broderie).
« Robocop », comme il se plaît à se décrire esquissant un léger sourire
A sa sortie de l’hôpital, Aleksander perd travail et logement, et se retrouve à la rue. Après sept ans d’errance dans les allées parisiennes, avec pour seul refuge l’alcool, il trouve de l’aide auprès de la Croix-Rouge. À 48 ans, Aleksander vit désormais dans un centre d’hébergement d’urgence (CHU), dans une commune jouxtant le 16e arrondissement de la capitale. Est-ce qu’il cherche à nouveau du travail ? Aleksander répond d’un mouvement de tête en direction de son déambulateur. Il est handicapé moteur et ne pourra plus travailler. Enfin, c’est ce qu’il croyait avant de venir à La Bricole, ce lieu ouvert aux résidents des Cinq Toits et au grand public.
Oublier le quotidien
Ici, Aleksander se sent bien et oublie le quotidien. Depuis plus de deux mois, il vient presque tous les jours, pour le plaisir de bricoler. Avant que Marie Fourcade ne repère son talent et propose de vendre les manches de crochet de Luneville à ses élèves. Désormais, grâce à cette activité, Aleksander gagne un peu d’argent, même s’il refusait au début d’être rétribué. « J’ai vraiment envie que son savoir-faire soit mis en valeur. A la vitesse à laquelle il travaille, il pourrait gagner rapidement de l’argent », s’enthousiasme Marie Fourcade. Aleksander n’est pas seulement spécialisé dans la boiserie, mais également dans la métallurgie et la réparation d’objets. D’où lui vient ce talent? Il hausse les épaules, pour pianoter, à l’aide de son index, sur le traducteur de son téléphone : « Quand j’avais six ans, ma sœur a reçu une montre pour sa communion. Je me suis tout de suite enfermé dans la salle de bain pour regarder ce qu’il y avait à l’intérieur ».
Un atelier où la mixité est de mise
Gilles, le chef d’atelier de La Bricole débarque alors. A propos d’Aleksander, cet ex-moniteur de voile confirme : « il est très doué ». C’est lui qui assure désormais le cap de cette grande barque qu’est la Bricole. Filant la métaphore, il développe. « Sur un voilier, il faut faire avec les moyens du bord. Ici, c’est un peu la même chose. On accepte les idées de tout le monde et on fait beaucoup de récup’ », insiste-t-il, en se dirigeant vers la menuiserie, située au fond de la pièce. Gilles dépose les bouts de bois qu’il tenait sous les bras et en découpe quelques-uns à l’aide d’une scie à onglet. « Allez, il me faut encore 48 bouts de bois », lance-t-il aux deux élèves qu’il forme au sein du dispositif DPH (Dispositif Premières Heures). Soit une formation d’un an portée par la ville de Paris et l’association Aurore, qui permet l’insertion professionnelle de personnes éloignées de l’emploi. Les poussières de bois volettent dans la pièce et Gilles repart de sitôt, satisfait de voir ses élèves progresser.
« Je suis le docteur des vélos »
Il croise dans l’embrasure un grand gaillard à la longue barbe noire, trimballant un vélo rose. Hamid présente fièrement à Gilles la bicyclette qu’il vient de réparer. « Je suis le docteur des vélos », se vante-t- il d’une voix suave. Originaire d’Iran, Hamid vit aux Cinq Toits depuis deux ans. Avant, il vendait des téléphones portables. Désormais, il rêve d’ouvrir une boutique de réparation de vélos. Ses yeux noirs perçants scrutent son téléphone. Hamid fait défiler des pages Facebook de reventes d’objets et met en ligne le deux-roues qu’il vient de bichonner. En quelques minutes, une alerte retentit. Une habitante du quartier est intéressée. Le visage souriant, Hamid s’en va garer l’engin dans la cour, et salue au passage Lilas, qui s’occupe du Pôle Vélo. Une journée par semaine, Hamid travaille dans cet atelier afin de réparer des bicyclettes mises à la disposition des résidents, pour six euros de l’heure.
« Mais mon niveau de français me bloque »
A l’intérieur du Pôle Vélo, Hadi gonfle, lui, une roue en redressant de temps à autre ses lunettes rectangulaires, qui glissent sur son nez, sans prêter attention à l’odeur persistante de pneu se propageant dans la pièce. Même s’il s’agit de sa première séance, le jeune homme âgé de 25 ans semble être un fin connaisseur des deux-roues. Lilas, fraîchement arrivée dans cet atelier en service civique, n’hésite pas à lui demander des conseils. « Mon père savait tout faire, il m’a appris à réparer pleins de trucs », se remémore-t-il ainsi. Son enfance ? Il l’a passée en Afghanistan, après être né en Iran. Hadi a obtenu le droit d’asile. Il espère désormais décrocher un job dans la sécurité. « Mais mon niveau de français me bloque », ajoute-t-il d’une voix voilée. En attendant, Hadi tue le temps grâce au travail manuel. « L’été arrive bientôt, donc on a du travail. Il faut grossir notre stock de vélos avant que tous les résidents ne se précipitent dessus ! », renchérit Lilas, d’un ton motivé. Si Hadi vient avec assiduité au Pôle Vélo, comme Hamid, il sera rétribué. En prime, cette activité permet d’entamer la discussion entre Lilas et Hadi. La langue de la mécanique, elle, est universelle.
« A huit ans, j’ai confectionné mon tablier d’école bleu ciel. Mes camarades, elles, achetaient leur uniforme mais au moins le mien était unique »
Gilles s’arrête en coup de vent devant le Pôle Vélo, tout en roulant une cigarette jusqu’à La Bricole. Devant son atelier, il s’octroie quelques bouffées de tabac et une rapide discussion avec un habitant du quartier venu déposer toute sorte objet de récup’, avant de retourner à ses appareils. A l’intérieur, le bruit, considérable, d’une aiguille résonne. Assise sur une chaise relevée d’un coussin, Aina** fait glisser le tissu épais de ses doigts experts, pour coudre un ourlet à l’aide d’une machine industrielle, éclairée sous une lumière jaune. La résidente des Cinq Toits a appris à coudre avec sa mère, originaire d’un pays insulaire. « A huit ans, j’ai confectionné mon tablier d’école bleu ciel. Mes camarades, elles, achetaient leur uniforme. Mais, au moins le mien était unique ! », s’enthousiasme la jeune femme. Aina a porté ce pagne pendant plus de quatre ans. « Il n’était pas trop petit ? », s’interroge Nancy, qui donne bénévolement des cours de couture.
Victime de son succès
« Non, justement, on avait fait en sorte de pouvoir le réajuster », répond, rusée, la fana de couture. Nancy et Aina confectionnent des sacs de yoga, afin de les vendre au prochain marché organisé aux Cinq Toits. Cinq résidentes participent aux ateliers couture, animés par Nancy et Isabelle, dans le but de s’initier à ce savoir-faire et de gagner un peu d’argent. Lors du marché organisé en décembre, Siham, une autre résidente, a vendu dix sacs à main. Elle fait les comptes : « Cela m’a rapporté 180 euros. Si j’enlève les 50 euros de tissu, j’ai gagné 130 euros ». Une somme raisonnable, qui lui a permis d’acheter une machine neuve, mais pas de payer les 1 500 euros de formation pour obtenir un diplôme professionnel. Son rêve. Pourtant, Siham est une excellente couturière, comme le constate Anissa, qui a lancé une marque de vêtements iraniens et qui vend également ses confections sur le marché. « Siham connaît mon jardin secret », lance-t-elle, reconnaissante et sincère, à celle qui lui fait souvent quelques finitions pour ses collections. C’est en Algérie, son pays d’origine, que Siham a appris à coudre à l’âge de 12 ans, auprès de sa voisine. « Une des seules couturières de notre village dans le Sahara », se souvient-elle. A l’âge de 17 ans, elle confectionne ses propres robes de mariées, qu’elle enfilera à différents moments de la cérémonie. Victime de son succès, les femmes du village lui commanderont par la suite leurs robes de mariées.
« Je me plais tellement que je pourrais dormir ici ».
« Mais j’ai une formation informelle et non un diplôme reconnu pour pouvoir travailler en France », se désole cette mère, qui doit filer pour s’occuper de ses trois enfants. Justement, une couturière hèle dans La Bricole : « Il est quelle heure Gilles ? ». Revêtu d’une combinaison blanche, l’artisan est occupé à poncer une ancienne pièce de moto : « Je ne sais pas, j’ai les mains dans le cambouis », répond-il aussitôt. Les autres bricoleurs et bricoleuses quittent le navire. Tous à l’exception d’Aleksander, qui a troqué le tour à bois pour l’atelier de réparation. Entouré de câbles, de lampes et d’aspirateurs poussiéreux, le quarantenaire s’entête à réparer une unité centrale d’ordinateur en fredonnant des musiques de rock alternatif. « Il est toujours l’un des derniers à s’en aller », raconte Gilles, en se faisant couler le dernier café de la journée. La nuit tombe. Aleksander fait la moue et écrit sur son téléphone : « Je me plais tellement que je pourrais dormir ici ».
« C’est un artiste »
Depuis deux jours, il s’attelle à la confection de ces outils de couture. « C’est un savoir-faire unique, plus aucun artisan n’en fabrique en France. Aleksander est un artiste », s’exalte Marie Fourcade. En entendant son prénom, l’artisan néophyte lève les yeux pour arborer un air interrogateur. Aleksander ne comprend pas le français. Il a quitté la Pologne voilà douze ans pour trouver du travail dans l’Hexagone. Mais, après deux ans de travail au noir sur des chantiers, il tombe d’un escalier. Il est alors hospitalisé pendant environ deux mois. Aleksander soulève son pantalon au-dessus du genou, pour dévoiler les stigmates de sa jambe blessée.
* Depuis début 2021, la rédaction de Guiti News y a installé ses bureaux.
** Le prénom a été modifié.
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