Carnet de bord des Cinq Toits #3 : les abîmes de la mixité
Nichée dans le très cossu 16e arrondissement parisien, une ancienne caserne de gendarmerie a été réaffectée pour abriter 350 personnes en situation d’exil ou en grande précarité. Avec un pari : la mixité des publics. Non seulement le lieu se veut ouvert sur le quartier, en proposant des activités ouvertes au public (ateliers de bricolage, réparation de vélos, foires), mais il met aussi à disposition des espaces de travail pour quelque 35 entreprises et associations*. Alors, à quoi ressemble le quotidien aux Cinq toits, côté résidents comme côté équipes encadrantes ? Ce troisième épisode est consacré à la mixité, entre résidents, mais aussi avec les bénévoles et les habitants du quartier. Rencontre.
Mi-décembre. Les boules s’entrechoquent dans une cage métallique, sous les regards pressés d’une bonne dizaine de personnes. « Numéro 2 !», s’écrie soudain l’une des membres de l’équipe mixité des Cinq Toits.
A l’occasion d’une fête de Noël organisée dans la cour de la caserne, un bingo revisité est mis en place pour permettre à chaque participant, muni d’un numéro attitré, de gagner un lot. La récompense ? Un cadeau soigneusement emballé couplé d’un moment de partage entre résidents et bénévoles.
Les joueurs jettent subrepticement des coups d’œil, à gauche puis à droite…. « C’est moi ! », s’emporte soudain hilare et au loin Jamshid, occupé alors à bavarder avec un autre résident. Il arrive tout sourire, plonge sa main dans un caddie de courses en plastique, pour se saisir d’un paquet rouge. Une fois déballé, le jeune homme de 27 ans, exhibe fièrement un grand sac à dos noir.
Tandis qu’il découvre son cadeau, d’autres habitants des Cinq toits voient, à leur tour, leur numéro tiré au sort. Une fois la hotte de Noël vide, chacun offre un petit présent aux autres. Parmi les résidents présents, de nombreux afghans, ainsi que Joseph, le seul habitant originaire de Géorgie. L’ambiance est à la fête.
Sous le majestueux sapin de Noël construit pourtant chichement avec des bouts de bois, le groupe d’hommes afghan s’attrape chaleureusement par les épaules pour entamer des danses traditionnelles. Josef se retire, sans oublier d’emporter son cadeau. Lui, préfère les danses latines.
Entre vivre-ensemble et respect de l’intimité de chacun
Si les activités fédèrent les résidents, une fois achevées, le quotidien reprend son cours. L’on se disperse. Les espaces communs, comme la cour, sont souvent occupés par des groupes de résidents qui partagent la même culture. « Parfois certains habitants se sentent à l’écart et nous reprochent que la communauté afghane soit la plus représentée lorsqu’il y a des activités. Mais, ce sont des résidents originaires d’Afghanistan qui habitent majoritairement les Cinq Toits », appuie Melle Gouzou, membre de l’équipe mixité.
C’est précisément la mission du service : fédérer les diverses communautés au sein d’espaces communs. Comme en cette fin d’après-midi froide d’hiver, où une petite dizaine d’hommes s’est réunie.
Les activités ne sont pas toujours plébiscitées : « On opère pour le vivre-ensemble. Mais il y a aussi des personnes qui ne veulent pas se mélanger ou qui sont dans leur routine et ne cherchent pas plus à s’intégrer. On se trouve dans un lieu de vie, il faut donc respecter l’intimité de chacun », ajoute Melle Gouzou.
D’ailleurs, un résident qui s’est inscrit au jeu de Noël, a suivi l’activité depuis sa fenêtre d’appartement, au cinquième étage. Lorsqu’il a entendu son nom hélé au loin, il est descendu en claquettes, pour récupérer son cadeau avant de remonter quelques minutes plus tard.
Les jours s’écoulent ainsi aux Cinq toits. Et les membres de l’équipe mixité croisent souvent les mêmes habitants. Essentiellement des demandeurs d’asile. Les personnes réfugiées travaillent ou passent le plus clair de leur temps en dehors des murs.
La colocation comme mode de vie
Dans cette ancienne caserne de gendarmerie, différents publics se côtoient. Les familles (femmes seules avec des enfants ou couples) logent dans un appartement avec une autre famille.
C’est le cas de Maty*, qui vit seule avec ses cinq enfants dans un bien partagé. Elle dispose de trois chambres et partage la cuisine. De nombreuses résidentes occupent leur temps dans l’espace femme, une partie commune ouverte en 2020 pour leur permettre de se réunir entre elles : puisque la plupart contournent plutôt les lieux mixtes.
Les hommes seuls, quant à eux, cohabitent jusqu’à huit dans un appartement. Ils dorment à deux dans une même chambre et partagent cuisine et salle de bain. Bien souvent, ils n’ont en commun ni langue, ni religion.
Une situation qui peut provoquer des quiproquos, voire des tensions. Notamment lors de fêtes religieuses à l’instar du ramadan. Quand certains résidents ont eu plaisir à festoyer et se réunir, tandis que d’autres préféraient être au calme dans leur logement.
C’est bien là la règle des Cinq toits. Les résidents ne sont pas répartis en fonction de leur culture d’origine, mais selon des structures et selon les place. D’aucuns au sein de l’hébergement d’urgence des demandeurs d’asile (HUDA), d’autres dans un centre provisoire d’hébergement (CPH).
Tous s’engagent à respecter les règles de vivre-ensemble dictées par les Cinq Toits. Lorsque la cohabitation se passe mal, les structures déménagent les résidents dans un autre appartement pour leur assurer un quotidien plus apaisé.
Malgré les parcours d’exil souvent traumatisants et la barrière de la langue, l’atmosphère du lieu reste dans l’ensemble sereine et agréable. C’est ce que souligne Jamshid, hébergé aux Cinq Toits depuis 2019 : « Ici, les gens se connaissent et s’entendent bien. Chacun trouve ses habitudes. Je connais beaucoup de personnes, parce que je suis un vieux ici ».
« Nous avons l’image que les réfugiés sont tous similaires »
Réfléchir à l’intégration des personnes migrantes, à partir du logement, est la mission de Catherine Mercier-Suissa. Cette économiste de formation a répondu à un appel à projet européen pour réfléchir à une solution d’hébergement durable, qui favorise l’insertion sociale des personnes.
Elle a donc étudié les tiers-lieux français, dont les Cinq Toits. Si elle prône la mixité au sein du lieu, Catherine Mercier-Suissa loue également les bienfaits des rassemblements entre personnes issues de la même communauté. « Nous avons l’image que les réfugiés sont tous similaires. Or, une personne originaire de Somalie ou une autre d’Irak ont peu de choses en commun. Si ce n’est qu’elles sont en exil », analyse-t-elle.
Si aux Cinq Toits les résidents se regroupent principalement par nationalité, c’est parce qu’ils ont besoin d’avoir des contacts avec leurs pairs, qui partagent la même langue, la même alimentation et les mêmes us et coutumes.
D’après la chercheuse, cela facilite même leur intégration. Les résidents échangent entre eux des conseils. Et surtout, ils sont plus épanouis que s’ils ne vivaient sans camarades partageant les mêmes codes culturels.
Josef, qui a quitté la Géorgie voilà dix ans, baragouine dans un anglais approximatif avec ses voisins. Ces derniers ne parlant pas le russe, il peine à tisser des liens forts avec eux. Alors Josef communique grâce à la danse, en orchestrant des cours de salsa aux Cinq Toits.
Catherine Mercier-Suissa salue également d’autres habitats facteurs d’intégrations en France et dans d’autres villes européennes. Elle cite : « l’initiative de Caracol, qui permet à des personnes en exil de loger chez des habitants en cohabitation avec des artistes, des étudiants.. est très intéressante », souligne-t-elle.
Des rencontres pour mettre à mal les clichés
Mais aux Cinq toits, ce vivre-ensemble ne se joue pas uniquement dans les couloirs ou les appartements. Implanté au cœur d’un quartier riche, le 16 e arrondissement, le lieu entend être ouvert sur la ville. C’est son ambition, du moins.
Si la gigantesque porte en bois, donnant sur un boulevard animé, est ouverte quotidiennement, le lieu n’a pas toujours été vu d’un bon oeil dans le quartier. Certains Parisiens se sont montrés hostiles lors de son ouverture en 2018. Contactée à ce sujet, la mairie du 16e arrondissement n’a pas répondu à nos sollicitations.
L’équipe mixité des Cinq Toits, quant à elle, ne se démotive pas, elle entend continuer à sensibiliser le grand public. « On se plaît à partager l’histoire du lieu et on déconstruit les aprioris que peuvent avoir certains habitants du quartier », développe Melle Gouzou. La cour, le pôle vélo, le Recho (restaurant solidaire) et la Bricole sont d’ailleurs ouverts aux résidents et au public.
L’équipe organise également des événements pour favoriser les rencontres entre personnes exilées et riverains. En animant par exemple une fête des voisins. « On souhaite que les gens du quartier investissent le lieu, au moins le temps d’une soirée », s’enthousiasme Melle Gouzou.
« Des moments qui changent le quotidien »
Installée sur une table en bois, Florence Garcia, qui habite dans le quartier depuis 30 ans, connaît le site puisqu’elle a déjà donné des affaires pour les habitants. Elle n’a pas hésité à revenir : « C’est sympa de partager un moment avec tous ces jeunes. Ils m’ont raconté leur parcours. Et ce sont des moments qui changent de leur quotidien. Et c’est l’occasion pour eux de discuter avec les riverains qui ne les regardent pas forcément lorsqu’ils sortent dans la rue », développe la Parisienne.
Fatema, ancienne fonctionnaire à la mairie de Paris désormais à la retraite et habitante du 16e arrondissement, félicite également l’implantation des Cinq Toits dans le quartier. « C’est un lieu très chaleureux. Je préfère venir ici, plutôt que de m’installer sur une terrasse ! J’espère que ce genre d’initiative pourra se reproduire ailleurs, également dans des lieux magnifiques, afin d’aider les réfugiés. A la hauteur du pays dit des droits de l’homme », développe-t-elle.
Concernant l’accueil des personnes migrantes dans le quartier, Martine, une autre riveraine, est plus optimiste : « Je n’entends plus personne contester. Je crois que les habitants se sont rendus compte que le lieu ne pose aucun souci et que ce sont des résidents qui veulent s’en sortir », explique-t-elle.
L’entrain n’est pourtant pas partagé par tous les invités. Joumoua*, qui signifie vendredi en arabe, boude la soirée. Il vit au centre depuis juin 2021 et attendait beaucoup de ce moment de partage. Pourtant, il se dit déçu de voir peu d’habitants du quartier. Si quelques riverains ont traversé le porche, la plupart des convives sont des bénévoles ou des amis des bénévoles.
Les yeux fatigués, il se livre d’une voix frêle : « J’ai entendu que les habitants du quartier désapprouvaient ce centre. Mais lorsqu’on organise une fête pour qu’on apprenne à se connaître, ils ne viennent pas », s’emporte-t-il. Joumoua vit péniblement la cohabitation: « Dans le quartier il n’y a rien pour un réfugié : les magasins sont trop chers pour nous et les habitants nous regardent mal », se désole-t-il.
Il préfère aller se coucher en jetant un dernier regard furtif vers un groupe de résidents et de bénévoles qui s’ambiance sur de la musique. Française, cette fois-ci.
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