Cannes 2019 : Shahrbanoo Sadat, la rebelle de Kaboul
L’enfant prodige du cinéma afghan est de retour à Cannes avec son second long métrage «L’Orphelinat». Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs, son film entend tordre le cou aux clichés et donner à voir la beauté de son pays. Leïla Amar et Mortaza Behboudi Après « Wolf and Sheep », « L’Orphelinat » est le […]
L’enfant prodige du cinéma afghan est de retour à Cannes avec son second long métrage «L’Orphelinat». Sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs, son film entend tordre le cou aux clichés et donner à voir la beauté de son pays.
Leïla Amar et Mortaza Behboudi
Après « Wolf and Sheep », « L’Orphelinat » est le deuxième volet d’une pentalogie dans laquelle s’est lancée la réalisatrice. Son dernier opus retrace l’histoire du jeune Qudrat, enfant abandonné dans les rues de Kaboul, vivant de revente de places de cinéma au marché noir. Il est un jour appréhendé par les autorités qui le mènent dans un foyer pour jeunes garçons, autrement appelé orphelinat. La vie s’y écoule paisiblement, jusqu’à l’arrivée des Mujahideen au pouvoir. Ce long métrage aborde donc plusieurs thématiques chères à la réalisatrice.
Sa pentalogie est basée sur le journal non publié de son ami Anwar Hashimi. « Anwar est un ami pour la vie. J’apprends beaucoup grâce à cette amitié. Et nous voulons tous les deux plonger dans l’histoire de l’Afghanistan et dresser un portrait de ce que nous croyons être plus proche de la réalité de notre pays. Nous luttons contre les clichés et nous n’avons pas peur de montrer une nouvelle image de l’Afghanistan au monde. Je me suis connectée au cinéma de Bollywood via Anwar. Enfant, il vendait des tickets de cinéma au marché noir pour les films d’Amitabh Bachchan dont il était fan », raconte-t-elle ainsi.
Née à Téhéran en 1991, Sadat n’est pas iranienne pour autant. « J’ai vécu un vrai racisme en Iran, comme tous les réfugiés afghans. Le film est une sorte de miroir de cette expérience. »
Issue d’une minorité Afghane chiite, les sadats, sa famille s’est réfugiée en Iran où Sadat a grandi. De retour en Afghanistan à l’adolescence, c’est par erreur qu’elle atterrit dans la classe cinéma de l’Université de Kaboul.
Le talent de l’artiste n’a pas échappé à la Cinéfondation qui décida de lui offrir une résidence à l’âge de 20 ans seulement, faisant d’elle la plus jeune réalisatrice que le programme n’ait jamais eue. A travers son cinéma, Sadat veut porter un autre regard sur son pays l’Afghanistan, et montrer une réalité rarement dépeinte dans les médias, et tristement absente des écrans de cinéma.
Si son parcours si prolifique et quasi sans faute étonne, il est d’autant plus notoire que Sadat est une des premières femmes réalisatrice dans son pays.
Réaliser un film en Afghanistan est loin d’être une chose facile, une vingtaine d’années après l’arrivée des talibans. Dans ce pays en guerre, le cinéma n’existe plus depuis trente ans. Les salles ont été fermées et les tournages interdits par l’autorité talibane, ce qui a évidemment provoqué des effets tangibles sur le septième art afghan.
La résistance des femmes
« Je vis à Kaboul mais je travaille en Europe, avec une équipe européenne. C’est très difficile d’obtenir un financement car je ne suis pas basée sur le vieux continent. Il n’existe pas de soutien financier, pas plus qu’un système particulier pour soutenir le cinéma en Afghanistan. Il n’y a pas non plus de théâtres et très peu de cinémas », abonde Shahrbanoo Sadat.
Aujourd’hui, sur les vingt cinémas que compte Kaboul, seuls quatre sont en état de fonctionnement. Des années de guerre civile ainsi qu’un manque d’installations techniques et de ressources financières ont étouffé toute velléité cinématographique. Dans ce marasme, une poignée de femmes luttent devant et derrière la caméra.
Parmi les voix qui s’élèvent parmi cette nouvelle génération, celle de Shahrbanoo Sadat est en tête, désireuse de présenter un autre visage de l’Afghanistan, en donnant à voir un pays rural paisible, loin de l’opium et des Kalachnikov. Elle souhaite aujourd’hui faire des films pour parler de son pays autrement: « Beaucoup de films parlent de la guerre, je veux montrer autre chose. Je veux montrer la beauté de la culture afghane. »
Pari tenu : en 2016, son long métrage Wolf and Sheep, qui raconte la vie quotidienne des habitants d’un village situé dans les montagnes au sud de Bamiyan, projeté dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs du 69 ème Festival de Cannes rencontra un franc succès. L’Orphelinat, où Sadat retrouve les deux acteurs que l’on a connu enfants de Wolf And Sheep devrait sortir cette année.
« Le problème de sécurité est toujours présent en Afghanistan. J’ai donc choisi le Tadjikistan pour tourner mes deux films. Le Tadjikistan est un pays développé et très proche de l’Afghanistan culturellement. »
La situation semble néanmoins évoluer dans le bon sens en Afghanistan où depuis une semaine, une femme a été élue à la tête du centre national du cinéma afghan (Afghan films). C’est désormais Sahraa Karimi, réalisatrice afghane, qui dirigera le centre. C’est un événement historique pour les femmes en Afghanistan et surtout pour l’avenir du cinéma afghan.
« Avoir une directrice, elle-même issue du métier constitue une grande étape donc je croise les doigts pour qu’elle trouve sa place dans cette vieille institution historiquement dirigée par des hommes, et qu’elle puisse continuer de se battre pour défendre notre cinéma afghan » , s’enthousiasme Shahrbanoo Sadat.
Avant de nuancer et de relativiser : « L’institut du film afghan travaille sous la tutelle du ministère de la culture et de l’information. Quoi qu’ils décident, cela devrait être confirmé par le ministre de la Culture et bien sûr par le président. Avec ce système, je me demande comment Afghan films peut prendre des décisions qui peuvent changer les choses. Surtout qu’à ce jour, je n’ai encore vu aucune initiative de la part du gouvernement afghan. »
L’urgence du divertissement
A travers ses films, Shahrbanoo Sadat dépeint aussi, avec humour et délicatesse, la situation des déportés afghans ainsi que la réalité de leur vie, jusqu’alors ignorée du grand public. Interrogée sur ses futurs projets, Sadat annonce : « J’adorerais travailler sur deux projets en même temps. Deux autres parties de la pentalogie. Un volet où Qudrat serait réfugié en Iran et un deuxième quand il n’aurait que 4/5 ans au village et où son père serait encore en vie. »
A la croisée des genres entre le drame socio-politique et les comédies musicales hollywoodiennes, L’Orphelinat est un ovni cinématographique, aussi drôle que touchant.
« Je ne m’intéressais pas à ce genre de films avant de rencontrer Anwar, mais j’ai vraiment ouvert mon coeur et ma tête afin de comprendre pourquoi les Afghans étaient si friands de ce cinéma. J’ai réalisé qu’il était on ne peut plus naturel que des gens qui vivent dans un pays en guerre et où la vie est très dure souhaitent voir des choses très éloignées de leur vie. Ils souhaitent ressentir des émotions extrêmes, voir des histoires d’amour, des films d’action avec des scènes exagérées au possible de façon à se divertir. »
Si le cinéma afghan n’est arrivé à Cannes que récemment, nul doute que sa nouvelle génération de cinéastes foulera la Croisette pour de nombreuses années à venir.
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