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    [Cinéma] « Ici s’achève le monde connu » ou les débuts de l’histoire coloniale aux Antilles

    Premier court-métrage de fiction d’Anne-Sophie Nanki, « Ici s’achève le monde connu » explore les débuts de l’histoire coloniale, trop peu racontée, de la Guadeloupe et plus largement des Antilles. Un film multi-primé – et notamment avec le Prix de la révélation Canal+ au Festival Nouveaux Regards 2023 en Guadeloupe -, qui permet à Anne-Sophie Nanki d’opérer sa mue en tant que réalisatrice à pas de géant.

    Portrait de la réalisatrice Anne-Sophie Nanki. © : Joseph Paris

    Nous sommes en 1645, au début de la colonisation européenne sur l’île de Kaloukaera – aujourd’hui appelée Guadeloupe. Dans cet huis clos à ciel ouvert, deux protagonistes, Ibátali – une Kalinago (population indigène de l’île) – et Olaudah – un Neg Mawon (homme déporté d’Afrique puis esclavagisé, fugitif) – se rencontrent et tentent de fuir les colons français sur l’île voisine non dominée par les Européens.

    Entre incompréhensions mutuelles, nécessité de lutter pour leur survie et reconquête de leur dignité, ils feront chacun l’apprentissage de la culture de l’autre. Voie fondamentale vers la restauration de leur humanité.

    Des conséquences de la prédation coloniale sur les corps non-blancs

    Le film est une tentative réussie d’incarner la douleur physique et mentale de l’acculturation et de la soumission forcées des êtres humains noirs et indigènes par les colonisateurs européens. Anne-Sophie Nanki imagine ainsi les sentiments contradictoires et les actes déshumanisants douloureux que les Kalinagos et les personnes marchandées ont été acculées à endosser. Contre leur volonté.

    La cinéaste nous invite aussi à imaginer l’île du XVIIe siècle, avec ses forêts, ses mangroves, ses saisons, ses êtres vivants non-humains qui l’habitent. Ce troisième personnage à part entière – la forêt – est filmé comme une entité insécable, non réduite à des plantations ou à des ressources utiles aux êtres humains.

    Quid de la photographie ? Signée Jo Jo Lam, elle est époustouflante. Elle souligne les nuances de vert, pour rendre compte de cet espace de vie dense, riche, irréductible, entre ciel et mer. Quand les langues des personnages humains sont, elles, comme tressées aux voix de la forêt et des vagues.

    Enfin, la bande originale du film semble restituer des sons non parasités par des artefacts destructeurs comme les coups de fusils ou les chiens affamés qui aboient.

    De la loyauté à soi-même

    Revenons à notre couple de protagonistes. Olaudah, lui, n’est pas filmé comme un simple fugitif, mais aussi comme un homme en deuil qui a perdu sa sœur, une personne qui possède assez de connaissances pour se soigner, honorer les esprits gardiens des mortels et accompagner les femmes à accoucher.

    Ibátali est une femme en proie à de terribles dilemmes en raison de son passé, des lois de son peuple et de son statut actuel de captive. Ces deux êtres auront des choix ardus à faire. Vis-à-vis d’eux-mêmes, ils accepteront de faire des concessions pour se sauver d’abord, mais aussi sauver l’autre.

    C’est parce qu’ils sont guidés par une morale impondérable à leur culture ou à leur couleur de peau qu’ils sauront assumer leurs erreurs et leurs choix au moment venu, avec dignité et humilité.

    Plongée dans les brèches sombres de l’Histoire

    En pleine tournée des festivals avec ce premier court-métrage – raflant au passage le prix de la meilleure réalisatrice au Flickers’ Rhode Island International Film Festival, le Prix Révélation Canal Plus ou encore le prix du meilleur court-métrage de fiction au Festival International du Film Panafricain de Cannes 2022 – Anne-Sophie Nanki poursuit le développement de son premier long-métrage « Ici commence le monde nouveau ».

    « Ici s’achève le monde connu » connaîtra bien une version longue, tant le court-métrage a réussi le pari de nous plonger dans l’antre d’un territoire meurtri, théâtre des violentes mutations sociales, culturelles et politiques décisives dans l’histoire locale des Antilles comme dans l’histoire mondiale.

    L’univers chromatique, l’espace sonore et les enjeux poignants du récit nous propulsent instantanément dans un autre espace-temps, fondateur des traumatismes hérités par les personnes descendantes d’hommes et femmes anciennement colonisés et marchandés.

    Un brillant objet cinématographique

    La réalisatrice se place au plus proche de la réalité des bouleversements de cette époque, en faisant parler ses protagonistes en langues créoles. Soit le Sranan Tongo et l’Aluku Tongo, nommées langues nengé, façonnées dans les plantations par le contact entre les variétés d’anglais et de portugais parlées par les colons, ainsi que les langues africaines des esclaves (majoritairement des langues de la famille kwa – groupe gbe – et de la famille bantu – kikongo -).

    Ces langues nengé ont continué à évoluer dans le cadre du marronnage, qui a débuté dès les premiers temps de l’esclavage et a donné lieu à des révoltes d’esclaves au milieu du XVIIe jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Soulignons ici le travail remarquable de Marvin Yamb, conseiller linguistique, qui a réalisé le casting et coaché les comédien.nes Lorianne Alamijawari et Christian Tafanier.

    Cet objet de cinéma brillant catalyse ainsi une partie des réponses sensibles et palpables aux questions laissées sans réponse par le silence des archives orales et écrites de l’Histoire dominante dans cette ère géographique que nous appelons aujourd’hui « Antilles ».

    Un geste cinématographique nécessaire et digne d’être élevé au rang de premier chef-d’œuvre.

    « Ici s’achève le monde connu » est diffusé sur France 2 lors de la semaine du 10 mai 2023 à l’occasion de la semaine des commémorations des abolitions de l’esclavage et sera projeté le 21 mai 2023, au Musée du Quai Branly dans le cadre du cycle, « Cinéma et esclavage : Femmes marronnes et rebelles ».

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