Quel traitement médiatique de la migration en France depuis la covid-19 ?
A l’occasion de la journée mondiale des personnes migrantes ce vendredi 18 décembre, la rédaction de Guiti News a organisé une table-ronde en ligne sur le thème : « Quel traitement médiatique de la migration en France depuis la Covid-19 ? ». Depuis 2015 notamment, ce traitement a en effet laissé entrevoir de nombreux problèmes. Avec entre autres, une confiscation de la parole des personnes en situation de migration, et l’idée que leur arrivée représenterait une menace, dans le sillage de ce qu’il a été communément appelé la « crise migratoire ».
Un compte-rendu d’Alexandre Châtel / Une photo de Laure Playoust
Le spectre de la submersion migratoire est, de façon récurrente, agité par les responsables politiques, notamment de l’extrême-droite. Or, nous le savons, l’Europe en général, et la France en particulier, sont loin d’être “submergées”. En 2019, 130 000 demandes d’asiles ont été recensées en France, ce qui représente moins de 0,2% de la population. Pourtant, les poncifs se propagent au sein de la population.
Selon l’institut IPSOS, 63% des français pensent qu’il y a trop d’étrangers, 63% estiment que les personnes immigrées ne feraient pas assez d’efforts pour s’intégrer et 42% sont favorables à la fermeture des frontières.
De manière globale, subsiste une vision négative de la migration, alimentée par certains médias généralistes, et faisant apparaître avec la covid-19, les personnes migrantes comme des bouc-émissaires, qui seraient responsables de nombreux maux, parmi lesquels le séparatisme religieux et le terrorisme.
« Les personnes migrantes, comme menace pour la sécurité nationale »
« La migration et ses problématiques ne sont plus au cœur du traitement médiatique des journaux grand public en France et en Europe. Elles sont désormais passées à l’arrière-plan », dénonce ainsi Sara Farid, photo-reporter indépendante. Selon elle, les attaques terroristes qui ont frappé la France depuis 2015 ont transformé le discours sur la migration. « Le discours récurrent dans les médias consiste à dire que les personnes migrantes constituent, d’abord et seulement, une menace pour la sécurité nationale », insiste-t-elle.
Et de poursuivre : « la rupture s’est faite lors de l’attaque de Charlie Hebdo, et du Bataclan. La migration se retrouvant de fait assimilée à l’islamisme et au terrorisme ».La crise sanitaire est venue exacerber la situation vécue par les populations les plus vulnérables, dont les personnes exilées. Sara Farid estime ainsi que : « sans une attention médiatique suffisante, ces personnes se retrouvent désormais visées par la police et les autorités comme nous l’avons vu récemment lors du démantèlement du campement de Saint-Denis, aux portes de Paris ».
« Nous devons réintroduire la notion de solidarité avec les personnes réfugiées »
Le discours entourant la migration fait montre également d’un profond manque de connaissances sur le sujet. La reporter rappelle que « l’exil est un droit fondamental inscrit dans la Constitution française et dans les valeurs de l’UE » et que les médias ont un rôle essentiel à jouer pour défendre ces dites-valeurs. « Nous devons rappeler aux personnes que la “crise migratoire” n’est pas terminée, simplement parce qu’elle disparaît des unes des médias ».
Le changement du discours doit passer par l’humanisation des parcours. « Il est important de produire des narratifs sur les causes profondes de la migration. Que se passe-t-il dans ces pays qui poussent les personnes à prendre des bateaux de fortune en Méditerranée ? Que se passe-t-il dans les camps de transit dans des pays comme la Libye ? ». Et de conclure « Il faut faire plus ».
« C’est la première fois qu’on se sent comme tout le monde »
Si la crise sanitaire a bien relégué ce sujet au second plan, des éléments positifs sont à relever. C’est en tout cas ce qu’estime Céline Schmitt, responsable des relations extérieures et porte-parole pour le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).
« Face à cette pandémie, nous étions tous égaux. Elle ne fait pas de différences de race, de profession, de nationalité. Pour la combattre dès le début, il fallait que l’on soit tous impliqués, et de là une solidarité est née », appuie-t-elle.
Selon Céline Schmitt, cette solidarité s’est faite en deux étapes. « Tout d’abord et très vite, des récits ont émergé sur des médecins et des professionnels réfugiés qui travaillaient dans les hôpitaux. Ces récits ont permis de mettre en avant le talent des personnes, leur contribution à la société française et aussi de réfléchir à des solutions ».
Cette réflexion a abouti à la proposition de l’usage d’un passeport « professionnel », afin de faire reconnaître les diplômes et qualifications des personnes réfugiées.
La deuxième étape a été la mise en lumière d’initiatives dans l’agriculture. « Près de Bordeaux, les vendanges ont eu lieu grâce au travail de personnes réfugiées. De cet effort a abouti une mise en place de formations et de parcours de carrières dans le secteur agricole. ‘’C’est la première qu’on se sent comme tout le monde’’, nous ont dit certains», se souvient-elle.Alors que le Haut-Commissariat pour les réfugiés est présent dans plus de 140 pays dans le monde, « mon travail sur le terrain est de donner de la visibilité à ces situations et de donner la parole aux personnes qui les vivent », argumente la porte-parole.
Des fake news qui se construisent sur des motifs récurrents…
En plus de la nécessaire humanisation des parcours, le changement de récit passe inévitablement par la lutte contre la désinformation, contre les infox. Et Barbara Joannon, de l’association Désinfox-migrations, de rappeler que la prolifération de fake news s’accroît en période de campagnes électorales, au sein de débats parlementaires ou dans des moments de crises comme les attentats. Le travail de Désinfox a permis de cerner trois grands axes, trois grands motifs récurrents d’infox dans l’Hexagone.
«Tout d’abord, un axe sécuritaire qui rejoint la frontière entre souveraineté et sécurité intérieure. Cet axe crée aussi un lien de causalité entre immigration et délinquance, comme nous l’avons observé aux mois de septembre et octobre sur les mineurs non accompagnés. Cet axe est aussi celui du lien établi entre terrorisme et migration et celui qui génère des discours d’une Europe incapable de contrôler la migration », commence-t-elle.
En second lieu, l’axe socio-économique prévaut. « D’une part, parce que la migration créerait une concurrence entre les plus vulnérables au sein du marché du travail et dans l’accès aux dispositifs d’aides d’urgence, au détriment des chômeurs et sans domicile fixe nationaux ».
Enfin, le dernier axe est identitaire et culturel : « Il recoupe le mythe de la submersion migratoire, du grand remplacement. Discours selon lequel la France ne serait plus en capacité d’accueillir les personnes migrantes ».
… et qui sont dangereuses pour la cohésion sociale
Barbara Joannon nous met en garde : la diffusion de fausses informations n’est pas nouvelle, mais elle se propage encore plus vite avec internet et les réseaux sociaux. Sujet technique s’il en est, l’on doit constamment, collectivement veiller à ce que ces infox ne s’installent pas durablement dans le débat public.
Et d’insister sur la répercussion de ces infox dans la société. Elles représentent bien un danger pour la cohésion sociale, car les personnes migrantes deviennent bouc-émissaires des maux économiques et sociaux de la société en question.
Du manque d’informations sur les camps de réfugiés
Aujourd’hui, près de 79,5 millions de personnes sont déracinées dans le monde. Un niveau jamais atteint auparavant. Un réfugié sur quatre et un déplacé interne sur deux vivent dans un camp – environ 30 millions de personnes sont ainsi dépendantes de ces camps comme modes d’accueil.
Rima Hassan a fondé l’Observatoire des camps de réfugiés (O-CR) après avoir établi plusieurs constats.
« D’abord, le manque d’informations alarmantes sur les camps de réfugiés. Il existe une opacité sur la réalité des personnes qui dépendent de ces structures d’accueil, sur le nombre de camps dans le monde et leur typologie. Ensuite, demeure un manque de transparence sur les informations disponibles et la gestion de ces lieux d’accueil. La communication provient souvent des gestionnaires des camps, ce qui apparaît comme une auto-évaluation de leur travail », explique Rima Hassan.
D’où, la « nécessité d’avoir un acteur indépendant pour révéler les violations des droits humains et les dysfonctionnements des lieux, surtout quand ces violations peuvent également venir des ONG ». Rima Hassan alerte aussi sur la durée de vie des camps « Il n’y a aucun consensus légal sur la durée de vie et les modalités d’encampement. C’est pourquoi, on doit observer tous les camps dans le monde. Le camp est désormais devenu, de facto, une solution durable dans le temps de la prise en charge des personnes migrantes, sans pourtant s’appuyer sur aucune base légale », insiste-t-elle.
« Donner une existence géographique »
Le travail de l’OCR consiste à visibiliser les camps, selon trois grands grands axes. « Il faut leur donner une existence géographique. Le camp est devenu un lieu de vie à part entière. Ce sont des villes, mais des villes frustrées car elles n’ont pas de reconnaissance matérielle », commence-t-elle.
« Il faut replacer les témoignages et la voix des personnes encampées au cœur de l’analyse. Il faut parler aux réfugiés directement et pas uniquement à leurs représentants », poursuit-elle.
Ce travail d’analyse se heurte aussi aux directives gouvernementales. Le 30 novembre dernier, un communiqué grec a imposé une clause de confidentialité aux humanitaires qui travaillent dans les camps. C’est pourquoi, Rima Hassan insiste sur la méthodologie de l’OCR : « Il faut étudier chaque camp individuellement. Pour chaque camp recensé, on va produire une documentation qui traitera de tous les aspects administratifs et qui fera remonter les besoins des populations ».
C’est bien la somme de ces différents récits et initiatives qui permettront d’aboutir à un discours médiatique plus humain et plus complexe sur la migration, en s’appuyant non seulement sur les acteurs de terrain, les universitaires et spécialistes, mais surtout les premiers concernés. Au-delà du spectre médiatique, la déconstruction commence aussi sur les bancs de l’école, comme le rappelait Barbara Joannon, pour ainsi permettre à tous et toutes d’avoir des clefs pour se distancier de l’information.
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