Les fausses absentes #3 : Femmes exilées, résistantes et en lutte
Si les femmes en migration ont été et sont toujours invisibilisées, qu’en est-il alors de leur quotidien et de leurs luttes ? Comment font-elles pour surmonter les discriminations sexistes et racistes auxquelles elles sont confrontées ? Le troisième volet de notre série consacrée aux femmes en migration se propose de mettre en lumière les résistances et les moyens d’action.
Vous voyez ces petits escaliers dits « de service » que l’on trouve, côté cour, dans les vieux immeubles haussmanniens parisiens ? Étroits, sombres et dérobés, ils sont à l’image de l’invisibilisation des femmes qui les ont empruntés.
Autre lieu, même dynamique. Toujours plus éclatants jour après jour, les bureaux de Montparnasse et de La Défense ne profitent pas des dons de fées noctambules. Les soins qui leur sont prodigués tiennent à la seule force travail d’une multitude de petites mains qui sont, en grande majorité, des femmes, qui plus est souvent en situation de migration.
Quid d’un temps de travail sous évalué
Ces femmes de l’ombre, employées pour effectuer les tâches quotidiennes des plus aisé.es, si elles ne sont plus majoritaires à loger sous les toits de zinc, habitent dans la périphérie, parfois lointaine, de la capitale.
Aussi passent-elles une grande partie de leur journée de travail dans les transports – sans être payées -, pour être souvent contraintes de cumuler les contrats. Secteur dominé par la sous-traitance, ces travailleuses précaires peuvent officier très tôt le matin dans une entreprise avant que les salarié.es ne se présentent. Pour revenir le soir sur le même lieu une fois vide.
Résultat ? Leur journée est entrecoupée de manière anarchique.
Il n’est ainsi pas rare qu’elles soient payées sur 20 heures, tandis qu’elles travaillent, en pratique, plus de 35 heures hebdomadaires, tant le temps qui leur est accordé pour accomplir leurs tâches est insuffisant. C’est ce que décrit Isabelle Puech, sociologue du travail dans son article « Femmes et immigrées : corvéables à merci » dans la revue Travail, genre et sociétés publié en 2006.
Des mobilisations des femmes exilées…
Le secteur du soin, soit du service à la personne et du nettoyage, est « le premier employeur des femmes dans le monde » selon la sociologue Hélène Yvonne-Meynaud. Dans son article « Réclamer sa juste part : des mouvements de migrantes aux sans-papières en grève » publié dans les Cahiers du genre en 2011, la chercheuse montre comment les femmes en migration s’organisent et luttent. Souvent ensemble.
Comme évoqué dans le second article de la série, elles sont très loin de la passivité qui leur est volontiers accolée.
A l’image des Espagnoles après la Seconde guerre mondiale, les femmes en exil ont mis un certain temps à s’organiser collectivement et à revendiquer leurs droits. De 1936 à 1939, la guerre civile provoque un fort exode des Espagnol.es vers la France. C’est la Retirada. Après 1945, les arrivées, notamment de réfugié.es politiques, se font nombreuses. L’immigration et la présence espagnole restent fortes au moins jusque dans les années 1970, marquées par la crise économique française de 1973 et la fin du régime franquiste en 1977.
La sociologue Hélène Yvonne-Meynaud, toujours, corrèle l’émergence de résistances visibles à la suspension de l’immigration de travail en 1974. Dans le même temps, les femmes qui rejoignent ou ont rejoint leur mari sont privées de leur liberté de travailler.
En effet, le droit au regroupement familial, pouvant être perçu comme une avancée, s’accompagne dans les faits d’une « mise en clandestinité de nombreuses femmes » qui, n’ayant plus de le droit de travailler, sont ainsi réduites à dépendre d’un homme pour survivre sur le territoire français. Emergent alors des organisations de femmes en migration revendiquant leurs droits au séjour et à l’autonomie.
Ce qui aboutit à la naissance du premier collectif pour les femmes sans-papières en 1982, marquant ainsi le début de la visibilisation, toute relative car très ponctuelle, des femmes travailleuses en migration.
Or, être sans-papières et pauvres implique de nombreux freins à la mobilisation, et notamment à la grève. Difficultés linguistiques, peur de l’expulsion et nécessité économique sont le pain quotidien de ces femmes. Certaines, tout de même, ont fait en sorte de pouvoir prendre la parole sur la place publique.
… restées lettre morte ou presque
Le 28 mai 2008, dans les lignes du Monde, l’on pouvait ainsi lire : « Prises au piège du travail clandestin, des femmes sans papiers occupent, jour et nuit, une entreprise de nettoyage du 11ème arrondissement de Paris pour demander leur régularisation ».
En effet, en 2008, une importante grève de travailleureuses salarié.es sans papier.ères ébranle l’Hexagone. Parmi elleux, les femmes étaient certes moins nombreuses que les hommes dans les cortèges. Avec des enfants à charge, parfois resté.es aux pays d’ailleurs, se mettre en grève est d’autant plus risqué économiquement.
Les conditions de vie et de travail de ces travailleuses n’évoluant pas, elles continuent à nourrir leur mobilisation et à contrer l’image de victime à laquelle elles sont assignées. Et pour preuve, en 2019, les femmes dites de chambre de l’hôtel Ibis des Batignolles dans le 17ème arrondissement de Paris, toutes immigrantes et noires, lancent un combat d’ampleur de 22 mois.
Dénonçant leur surexploitation et le harcèlement sexuel auxquels elles sont très souvent confrontées, elles sont venues à maintes reprises devant les grands hôtels de luxe de la capitale pour rendre visible leur cause et le milieu de la sous-traitance des services. Mais que reste-t-il de ce long combat ?
Beaucoup plus que de réelles avancées, c’est surtout au travers de la figure symbolique de Rachel Keke, une des principales protagonistes et désormais députée au sein du parti La France insoumise, que l’on se souvient du mouvement.
Malgré cela, les femmes en migration ont été très peu représentées dans les médias durant la pandémie de Covid-19 alors même qu’elles sont surreprésentées dans les professions les plus précaires donc féminisées. Professions qui sont celles qui sont également les plus exposées au risque de contamination : auxiliaires de vie, infirmières, agentes d’entretien, caissières …
De l’utilité pragmatique d’un corps sexualisé…
Mais, les assignations genrées ne sont pas une fatalité. Contraintes au pragmatisme pour la réalisation de leurs projets de vie, voire de leur survie, les femmes en migration se réapproprient les rôles et les normes qu’on leur impose. En d’autres termes, elles peuvent mettre, tant bien que mal, à leur profit les discriminations sexistes – et racistes – qu’elles subissent sans cesse.
C’est le cas d’une partie des femmes chinoises du Nord à Paris qui font de leur sexualité « une ressource migratoire » comme l’affirment les chercheuses Florence Lévy et Marylène Lieber dans un article publié dans la Revue française de sociologie en 2009.
Il ne s’agit pas seulement ici de travail du sexe, mais davantage d’échanges économico-sexuels. Les deux sociologues expliquent que ces femmes, âgées souvent d’une quarantaine d’années et mères seules, partent dans le but de pouvoir gagner de l’argent afin de compenser leur situation très précaire en Chine et ainsi assurer un avenir à leur enfant unique.
Dans son livre « Roses d’acier – Chronique d’un collectif de travailleuses du sexe chinoise » (2023), le journaliste Rémi Yang déconstruit les clichés répandus sur ces femmes, très nombreuses dans le quartier de Belleville. Travaillant « sans intermédiaire – c’est-à-dire en tant qu’indépendantes », elles « ne se considèrent pas comme exploitées. Le mythe du mac caché dans l’obscurité d’un croisement de rues en attendant d’aller taxer l’argent de sa pute en prend un coup », soulève ainsi le journaliste.
C’est une fois arrivées en France que la désillusion surgit. La plupart ne connait personne en arrivant. Ne parlant pas ou peu le français, elles font vite face à une grande hostilité. Elles n’ont ainsi souvent pas d’autres choix que de se tourner vers les communautés chinoises déjà établies.
Or, il s’agit surtout d’hommes de la Chine du Sud qui ont créé une forme de monopole sur les activités économiques de la communauté. Ils sont donc les seuls pourvoyeurs de travail pour les nouvelles venues. Ces « emplois » sont, une nouvelle fois, ceux de la domesticité effectués souvent au sein même des domiciles de leurs employeurs.
Pour échapper à cette forte domination et acquérir davantage d’autonomie, les femmes du Nord de la Chine se tournent ainsi beaucoup vers des formes de travail du sexe aux frontières mouvantes, comme le montre le travail de Marylène Lieber et Florence Lévy. Elles sont nombreuses à confier que le plus stable pour elles serait d’épouser un homme français afin d’être régularisée. Or, souvent les promesses de leur partenaire ne sont pas tenues. Celui-ci préfère donner un peu d’argent ou louer un petit studio sans s’engager.
N’appartenant à aucun réseau de proxénétisme, elles sont ainsi nombreuses à parcourir les rues de Belleville pour subvenir à leurs besoins. Une des femmes rencontrées par les chercheuses Marylène Lieber et Florence Lévy expose ainsi : c’est « un choix, quand on n’a plus de choix ».
…aux stratégies de contournement
A la frontière maroco-espagnole, le corps des femmes, toujours objectifié, peut être tout autant une entrave qu’un moyen de dépasser les barrières genrées du parcours migratoire. Et pour cause, elles sont contraintes à prendre la voie maritime, quand les hommes grimpent et sautent les barrières menant aux enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla.
Les femmes d’Afrique subsaharienne se voient contraintes de trouver des stratégies surfant sur les normes de genre comme l’explique Elsa Tyszler dans son article « « Nous sommes des battantes. » Expériences de femmes d’Afrique centrale et de l’Ouest à la frontière maroco-espagnole », publié dans la revue Genre, sexualité et société en 2021.
La sociologue explique que ces femmes exilées doivent, souvent, au cours du trajet se trouver des « agresseurs choisis » justement pour se protéger des autres agresseurs. Enceintes, elles représentent une forme de garde-fou et sont plus facilement admises sur les embarcations.
La grossesse permet en effet « d’activer la logique [humanitariste] genrée « les femmes et les enfants d’abord », tacitement mise en œuvre lors des opérations de sauvetage », appuie Elsa Tyszler.
Au contraire, quand elles ont leurs menstruations, les traversées en mer leur sont catégoriquement refusées. A l’approche d’un potentiel départ, pour prévenir cette forte déconvenue, elles vont donc prendre plus de contraceptifs que de rigueur. Ce qui ne va pas sans impact sur leur santé… Les effets secondaires sont similaires à ceux d’une pilule classique ou du lendemain, mais en beaucoup plus forts : nausées, vomissements, migraines, prise de poids, rétention d’eau, risques de thrombose veineuse élevé, dérèglements hormonaux…
Devant redoubler d’efforts, simplement en raison de leur genre, ces femmes de la frontière s’organisent entre elles, se soutiennent et essayent de trouver un peu de réconfort, comme l’explique Elsa Tyszler.
S’échapper de l’exil par le web
Aux frontières comme lors du reste du parcours migratoire, les femmes font ainsi preuve d’une forte capacité à s’organiser entre elles, selon le chercheur Oscar Motta Ramirez dans son article « L’immigration au féminin : un nouveau regard au travers du web social » publié en 2019 dans la Revue française des sciences de l’information et de la communication.
Forcées de faire avec leur genre et avec toutes les épreuves induites – violence sexistes et sexuelles, invisibilisation, privation de parole –, elles trouvent des moyens de se réapproprier leur trajectoire tout en se créant des espaces de réconfort. Pour ne pas dire de survie.
Oscar Motta Ramirez explique ainsi que ces femmes en migration développent de nombreux usages détournés des technologies de l’information et de la communication (TIC). Elles inventent de nouveaux moyens de créer du lien avec leurs proches resté.es dans leur pays d’origine, mais également avec les personnes croisées en chemin.
A défaut d’avoir « une chambre à soi » pour reprendre les mots de l’autrice Virginia Woolf, les femmes en migration s’arrangent alors un espace virtuel rien qu’à elles. Entre partage de contenus culturels et appels via des applications telles que WhatsApp, leur forte connexion permet paradoxalement une forme de déconnexion avec les dures réalités de leur quotidien.
Les outils numériques leur permettent également de se constituer de véritables ressources migratoires comme le souligne Oscar Motta Ramirez. Les dites pionnières jouent ainsi un rôle fondamental en partageant les informations à connaître pour traverser telle ou telle frontière ou encore surmonter les affres administratives.
Invisibilisées et privées de parole – comme nous l’avons vu dans les deux précédents articles de la série – les femmes s’offrent elles-mêmes un espace d’expression grâce au web. C’est le cas d’une des enquêtées du chercheur Oscar Motta-Ramirez, qui déconstruit les clichés véhiculés sur son pays d’origine sur Youtube.
« Partout où je vais on me parle à chaque fois de Pablo Escobar et du cartel de Medellin… Mais, les gens ignorent que la Colombie, c’est aussi le berceau du “Realismo magico” de Marquez, la source d’inspiration des sculptures de Botero ou encore l’influence déterminante des rythmes de la salsa de Cali! ».
Des inégalités transmises…
Loin de l’image de victime passive que de nombreux médias diffusent, les femmes immigrantes, ou assimilées à l’immigration bien que françaises, sont nombreuses à habiter les quartiers dits populaires. Les personnes immigrantes et descendantes de migration antérieures représentent ainsi plus de la moitié de la population vivant dans les zones urbaines qualifiées de sensibles. Et cela alors même qu’elles représentent 20% de l’ensemble de la population de l’Hexagone selon un rapport de l’Observatoire des zones urbaines sensibles en 2011.
Les habitant.es de ces quartiers sont confronté.es à de fortes discriminations, stigmatisations et violences au quotidien. L’assassinat du jeune Nahel par un policier à Nanterre le 27 juin 2023 a fait réémerger dans le débat public l’urgence d’une réelle politique de lutte contre les inégalités que vivent les populations de ces lieux depuis plusieurs générations.
Ce que plusieurs médias nous montrent beaucoup moins, voire jamais, ce sont les engagements des femmes dans ces territoires d’exclusion. De manière toute relative, les révoltes urbaines de 2005 ont fait entrer ces habitantes dans l’espace public comme l’explique la politiste Fatima Ouassak et les militantes Samira Daouad et Goundo Diawara dans leur article « Jeunes femmes engagées dans les quartiers populaires » publié en 2020 dans les Cahiers de l’action.
Mais, comme le sont les questions migratoires, c’est la spectacularisation et le sensationnalisme qui dictent la couverture médiatique des mobilisations de ces quartiers.
…aux luttes héritées
Or, les femmes sont à l’initiative de nombreuses actions, informelles au quotidien, mais aussi politisées et organisées comme le montre la création de Front de mères. Ce syndicat de parent.es est né en 2016 du constat d’un système scolaire de plus en plus inégalitaire et discriminatoire. L’enquête PISA 2018 de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) le confirmera.
Le Front de mères revendique sa parole politique et sa capacité d’auto-organisation pour la défense des droits des plus jeunes qui, sans être immigrant.es pour la plupart, subissent tout autant les inégalités héritées de leurs parent.es ou grands-parent.es ayant immigré en France.
Explicitement, ce syndicat organisé en réseau s’inscrit dans l’histoire de l’immigration et de l’anticolonialisme dans une perspective claire de lutte.
Ces organisations, au croisement de combats contre le racisme et les violences policières ainsi que pour les droits des personnes en migration, établissent ainsi le lien indéfectible entre l’histoire de l’immigration en France et celle « du colonial et du postcolonial », comme le dit très bien la géographe Camille Schmoll dans son article « Migrantes et engagées » publié en 2020 dans la revue Hommes et Migrations.
Le Comité La Vérité pour Adama, mort en 2026 lors d’une interpellation, fait partie de ces organisations. Moins de deux semaines après la mort de Nahel, une procédure judiciaire a été ouverte contre Assa Traoré. Sœur d’Adama et fondatrice du comité en sa mémoire, elle est accusée d’avoir organisé une marche contre les violences policières et en hommage à son frère. Cette manifestation avait été préalablement interdite par la préfecture de police.
Ni héroïnes, ni victimes mais engagées
Ni émancipatrice, ni déterministe, la migration est en soi contestataire. Parce qu’elle vient porter atteinte à l’idée même du féminin en même temps qu’elle expose les femmes à de grandes vulnérabilités en raison de leur sexe, les femmes exilées ne sont ni des héroïnes ni des victimes.
C’est ce que tient à souligner la géographe Camille Schmoll pour qualifier la migration de véritable engagement pour les femmes l’entreprenant.
Les femmes perçues comme « autre » par leur lien avec le passé colonial de la France, si elles veulent vivre comme n’importe quelle autre citoyenne perçue, quant à elle, comme Française, sont contraintes également de lutter quotidiennement. Discriminées doublement, exercer leurs droits relèvent de l’engagement constant.
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