Femme reporter en Afghanistan: l’information clandestine
Alors que les arrestations de journalistes se multiplient en Afghanistan, Guiti News a recueilli le témoignage d'une femme journaliste qui écrit clandestinement pour plusieurs journaux, défiant l'obscurantisme du régime taliban.
Depuis la chute de Kaboul le 15 août 2021, l’Afghanistan est devenu l’un des pays les plus répressifs au monde vis à vis des femmes. Les violations de leurs droits sont allées crescendo vers un apartheid de genre dénoncé par la communauté internationale. Privées d’accès à l’éducation et au travail, certaines contournent ces restrictions au péril de leur vie comme Zahra*. Cette journaliste de 25 ans qui s’exprime sous pseudonyme pour garantir sa sécurité a choisi de résister aux talibans. Chaque semaine, elle publie des articles dénonçant l’obscurantisme et les privations de liberté qui emmurent et invisibilisent peu à peu les femmes afghanes.
« En tant que femme, je sentais qu’il était de ma responsabilité d’écrire sur le sort des femmes afghanes. »
Le bilan des atteintes à la liberté de la presse en Afghanistan est lourd. Le pays a chuté de 26 places au 178ème rang sur 180 au Classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporters sans Frontières en 2024. Le pays se classe désormais derrière la Corée du Nord. Le président de l’Association des journalistes indépendants afghans (AIJA), Hujatullah Mujaddadi estime que l’association compte environ 396 femmes journalistes et travailleuses des médias encore en activité à Kaboul, et 601 dans l’ensemble de l’Afghanistan. Elles étaient 2500 femmes avant l’arrivée des talibans.
Travailler clandestinement
Pour continuer à exercer le journalisme, Zahra doit prendre de multiples précautions. Elle utilise un numéro américain qui lui évite d’être localisée. Elle a dû aussi se résoudre à mener la plupart de ses interviews par téléphone car les talibans imposent aux femmes de sévères restrictions en matière de mobilité. Une à deux fois par semaine, elle s’aventure pourtant hors de chez elle pour recueillir la parole de femmes victimes de violences. A chaque fois, c’est le même rituel : elle indique à ses proches son heure de retour au domicile familial. En cas de retard, ils sauront que quelque chose a pu lui arriver.
Pour s’aventurer dehors, Zahra enfile une tenue noire couvrant son corps et son visage. Seuls ses yeux sont visibles dans ce code vestimentaire strict imposé à Kaboul par le ministre taliban de la Promotion de la vertu et de la Prévention du vice. Il a par ailleurs mis en garde des représentants des médias, sur la possibilité d’une interdiction totale du travail des femmes journalistes si elles ne se conformaient pas à un code vestimentaire stricte.
A la télévision, les femmes présentatrices doivent aussi se couvrir le visage, à l’exception des yeux. Dans certaines provinces, la publication d’images de femmes et la diffusion de leur voix dans les médias sont d’ores et déjà interdites. Pour les professionnels des médias, les conséquences d’une contrariété avec les talibans sont graves. Si des programmes contraires à l’idéologie des talibans sont diffusés, les rédactrices en chef sont arrêtées et interrogées.
Risquer sa vie pour la vérité
Au quotidien, Zahra vit dans la crainte d’être surveillée et harcelée. Elle écrit sous pseudonyme pour plusieurs médias qui « prennent le risque de m’embaucher » précise-t-elle « au nom de la liberté de la presse. » Elle sait que si les talibans découvrent sa véritable identité, elle risque « d’être harcelée, violée ou tuée. » ajoute-t-elle. Son principal employeur est Rukhshana Media. Ce média de résistance fut baptisée Rukhshana, en mémoire d’une femme de 19 ans lapidée à mort en 2015 dans le centre du pays, après avoir été accusée d’adultère. Elle tentait en réalité de fuir un mariage forcé et souhaitait rejoindre l’homme qu’elle aimait. Cette agence de presse est composée d’une équipe exclusivement féminine et couvre les difficultés rencontrées par les femmes afghanes. Sa fondatrice, la journaliste Zahra Joya vit aujourd’hui en exil à Londres. Elle a réuni autour d’elle, dans le conseil d’administration des femmes reporters britanniques et afghanes en exil qui apportent leur soutien à celles qui restent encore en Afghanistan pour exercer leur métier.
« Chez Rukhshana Media, notre mission consiste à amplifier la voix des femmes et à mettre en lumière leurs histoires. À une époque où les médias sont sévèrement réprimés et où la désinformation circule rapidement sur les médias sociaux, le rôle des femmes journalistes dans la diffusion d’informations exactes est primordial. »
Manifeste de Rukhshana Media
Informer sur les mariages forcés et sur les écoles clandestines
Pour écrire son prochain article pour Rukhshana Media, Zahra recherche actuellement des témoignages de femmes ayant refusé des mariages forcés dans un petit village à l’est du pays. Certaines ont été victimes de violences sexuelles et sont menacées de mort si elles tentent de quitter la région. « Je peine à obtenir leurs témoignages sur ce phénomène en pleine recrudescence. » précise-t-elle.
La journaliste a récemment enquêté sur des écoles clandestines et s’est rendue dans une école cachée ouverte par le dispositif « Door to Door » lancé par l’organisation Gahwara, dans la province occidentale d’Herat. Parmi les étudiantes qu’elles a pu interroger, Afsana raconte être sous anti dépresseur depuis deux ans pour supporter le poids des restrictions. « Je n’ai pas vu mon professeur et mes camarades de classe depuis deux ans », dit-elle en retenant ses larmes à Zahra. 265 filles de 7 à 18 ans reçoivent une éducation grâce à ce projet clandestin. Quatre matières principales, dont les mathématiques, la physique, la biologie et la chimie, sont enseignées. Les cours en présentiel durent environ quatre heures par semaine. Ils ont lieu dans le salon des enseignants, comme Amina, 22 ans. Elle était elle-même étudiante à l’université d’Herat avant que les talibans n’interdisent l’enseignement universitaire aux filles et aux femmes en 2022. Zahra relate dans son article que les forces talibanes ont attaqué un certain nombre de centres éducatifs dans la ville d’Herat en novembre 2023, forçant les étudiantes à quitter leurs classes et fermant les portes des centres éducatifs. Malgré les entraves, Amina poursuit l’enseignement pour donner espoir aux filles « qu’un jour les portes des écoles leur seront ouvertes et qu’elles pourront utiliser les compétences qu’elles ont acquises dans ces cours pour briller à l’examen d’entrée à l’université. »
A chaque publication d’article, Zahra subit des pressions sur les réseaux sociaux, et les tentatives d’identification de son identité sont nombreuses. Elle vient d’ailleurs de rédiger un article sur des campagnes de désinformation menées par les talibans pour piéger des femmes afghanes. Elle nous indique « qu’ils ont des comptes actifs sur X, anciennement Twitter avec des prénoms de femmes pour les encourager à communiquer et à livrer des informations personnelles. « En les piégeant ainsi, ils dénichent leurs adresses et peuvent les condamner pour avoir voulu défendre leur liberté. » explique Zahra. D’après une enquête récente du média Rukhshana, plus de 70 % des femmes journalistes ont abandonné la profession dans l’ouest, le nord et le centre de l’Afghanistan.
Sa famille craint pour sa vie
Chaque jour, l’étau se ressert un peu plus autour de la jeune reporter et de ses confrères. Selon Reporters sans frontières, le 22 avril dernier, trois journalistes radio ont été arrêtés dans la province de Khost, accusés d’avoir diffusé de la musique et d’avoir reçu des appels téléphoniques de femmes dans leurs émissions. En parallèle, le 16 avril, la fermeture de deux chaînes de télévision privées, Noor TV et Barya TV, a été ordonnée au motif qu’elles ne respectaient pas les valeurs nationales et islamiques.
Combien de temps encore Zahra échappera-t-elle à la surveillance du pouvoir talibans ? Son engagement pour La Défense de la liberté de la presse inquiète sa famille. « Ma mère me dit d’arrêter de travailler parce qu’elle ne veux pas me perdre ». Au contraire, son frère lui-même journaliste lui « donne du courage. Il m’encourage et me dit que je dois travailler. » précise la jeune femme. Cependant la jeune femme confie le stress que cela représente au quotidien car il n’y a pas une semaine sans une annonce d’arrestation de reporters ou de fermeture de médias. Elle évoque notamment l’un de ses collègues journaliste qui n’a plus donné de nouvelles depuis qu’il a été identifié par la police il y a plusieurs semaines. Il y a peu, Zahra a du se résoudre à envisager de quitter son pays et les siens. Elle nous confie avoir effectué les démarches administratives de demande de visa auprès de la France, de l’Allemagne et des Etats-Unis. En attendant de recevoir ce laissez-passer, elle continue de défier les talibans, pour informer les femmes et alerter le monde sur le drame en cours pour 28 millions de femmes et de filles afghanes.
- Son prénom a été modifié pour garantir sa sécurité.
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