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  • À la loupe

    Enquête : Entre déni et inaction, le racisme s’ancre dans les écoles de journalisme

    Insultes, stéréotypes, humiliations… Là où les journalistes de demain se forment aux questions sociales, politiques et économiques, les clichés racistes persistent, et les promotions restent en majorité blanches. Dans les écoles de journalisme, les femmes racisées subissent la double peine.

    Le 21 mars dernier, des journalistes signent une tribune dans Libération pour déplorer le manque de diversité raciale dans les médias, créant ainsi la première association de journalistes non-blancs : l’AJAR, pour Association des journalistes antiracistes et racisé·e·s. 

    Quelques jours après sa création, l’association publie une suite de messages sur Twitter. Des journalistes et étudiants en journalisme issus de diverses formations racontent les insultes ou remarques racistes prononcées par des camarades ou des enseignant·e·s. Cas isolés ou répandus ?

    Pour Iris Ouedraogo, porte-parole de l’AJAR, ces témoignages concernent toutes les écoles de journalisme, reconnues ou non. « Il y a du racisme au sein des élèves et de l’équipe pédagogique. C’est un problème systémique dans ce milieu », soutient-elle.

    Le vendredi 5 mai 2023, l’Association des journalistes anti-racistes et racisé·e·s organisait son premier rendez-vous à la Flèche d’Or à Paris.

    Des écoles peu attentives, allant de l’apathie à la passivité

    A l’École de journalisme de Sciences Po (EDJ), le racisme se manifeste sous couvert de moqueries selon les étudiant·e·s rencontré·es. En 2022, l’EDJ intègre à la promotion Lise*, jeune journaliste camerounaise, pendant une semaine d’atelier intensif. Cinq jours difficiles pour l’étudiante, qui affirme subir des remarques et moqueries de la part de plusieurs étudiant·e·s.

    « Ce qui m’a le plus blessé, c’est quand pendant les enregistrements, ils éclataient de rire à haute voix. Et, ils sentaient que ça me dérangeait. A chaque fois que je lisais, ils riaient et je m’arrêtais. Je ne sais pas si c’était mon ton, mon accent, mon texte. Mais, ces éclats de rire, cela n’arrivait avec personne d’autre. Peut-être que c’était la première fois qu’ils recevaient une étudiante noire, d’Afrique subsaharienne, dans la classe », croit savoir Lise. Si la jeune journaliste évoque tout de même le soutien reçu par d’autres étudiant·e·s face à ces propos, elle envisage alors de quitter la formation.

    Le 3 juillet 2018, Libération publiait un article intitulé « La rédaction de Libé est-elle blanche ? », après un selfie publié sur Twitter.

    Le racisme ordinaire, à la limite de toute sanction

    « Le racisme anti-asiatique, c’est toujours sous forme de blague »

    Annabelle*, étudiant en journalisme à l’IUT de Lannion.

    « Le racisme anti-asiatique, c’est toujours sous forme de blague », raconte Annabelle*, ancienne étudiante de l’IUT de Lannion. « Pour moi, le racisme est beaucoup apparu pendant le Covid. En cours, j’ai reçu des remarques du genre “Ah, tu as le Covid vu que t’es asiatique !” ». 

    Seule femme racisée de la promotion, elle dit avoir subir du racisme ordinaire pendant sa première année d’étude. Parmi ses détracteurs, l’un de ses camarades de classe qu’elle dépeint comme ayant un comportement sexiste et raciste décomplexé. Dans une discussion entre deux étudiantes concernant un voyage, il aurait lancé : « Moi, je vais jamais dans des auberges de jeunesse, il n’y a que des migrants ». Ces saillies se doubleraient de racisme ordinaire et de stéréotypes basiques : « Les livreurs Uber, c’est que des noirs et des arabes », aurait-il dit, entre autres, lors d’une autre conversation. Toutes ces remarques n’ont pas été remontées à l’équipe pédagogique.

    Après qu’une de ses camarades aie prévenu l’équipe enseignante en joignant des captures d’écran d’autres messages d’insultes sexistes, l’équipe pédagogique organise une réunion de classe et prononce un avertissement oral.

    Malgré les alertes concernant des propos sexistes lancées par les jeunes femmes, l’étudiant en question n’a pas été écarté de l’établissement. « Il a eu trois ou quatre avertissements (oraux), et aujourd’hui il a les meilleurs stages de la promotion », soupire l’ancienne étudiante. 

    Sandy Montañola, maîtresse de conférences et responsable du BUT Journalisme de l’IUT de Lannion (une des 14 écoles reconnues par la profession, accessible en post-bac), explique avoir eu des retours sur des comportements sexistes et homophobes, mais jamais racistes. « Pourquoi les gens ne sont pas exclus ? C’est très simple. Moi, je ne peux pas virer quelqu’un de moi-même. Si quelqu’un subit une remarque sexiste ou raciste, il y a la cellule harcèlement [NDLR : mise en place dans chaque établissement public, et déléguée à l’université de Rennes dans le cas de l’IUT de Lannion], pour ne pas que ce soit géré en interne. Ces gens vont mettre en place une enquête pour vérifier. Cette enquête doit être demandée par quelqu’un. Pour ce cas-là, aucune étudiante n’a souhaité porter ce dossier, ni transmettre des éléments concrets qui permettraient de saisir une cellule. Donc on a transmis tous les éléments, mais si personne ne porte la demande, il ne va rien se passer ».

    Une absence de poursuite, souvent par peur des représailles et de l’impact dans les vies étudiantes et professionnelles des jeunes journalistes.

    «  Tout le monde voit, mais personne ne dit rien »

    Cette « impunité », comme décrite par Annabelle, se retrouve dans d’autres écoles. En 2019, alors que Manon* étudie en Erasmus dans le cadre de l’Académie ESJ (cursus de préparation aux écoles, mis en place par l’école de journalisme de Lille), elle suit de loin une conversation de classe sur Messenger dans laquelle un étudiant envoie des messages racistes envers une étudiante noire de la promotion. En revenant de son Erasmus, avec trois autres personnes racisées, elle prévient la direction, qui l’assure, « prendra des mesures ». 

    « Ce mec-là, dans cinq ans, c’est mon rédacteur en chef »

    Manon*, étudiante en journalisme

    « Tout le monde connaissait ses comportements à l’école, et depuis bien longtemps », assure Manon. Quelques mois plus tard, et ce, malgré ces quatre signalements, l’étudiant est admis en master à l’ESJ Lille, sans qu’aucune sanction ne voit le jour. « Ce qui me choque au-delà des faits racistes, c’est que tout le monde voit, mais personne ne dit rien », s’agace Manon. « Je leur ai dit : vous ne vous en rendez pas compte, mais ce mec-là, dans cinq ans, c’est mon rédacteur en chef ». 

    Selon d’autres témoignages, le racisme semble établi à l’Académie ESJ. « C’était un système de racisme global, lié à l’école » assure Jalia, ancienne étudiante. Dans une conversation de promotion, un élève écrira sur un rappeur noir : « Il a tout simplement une tête d’esclave », entre autres propos racistes.

    D’après les élèves, la direction était au courant. « Je sais qu’il y a eu des suivis et des convocations. Il y a eu une prise de parole dans l’amphithéâtre, et un an et demi après, la direction a maintenu que c’était faux. Pour moi, c’est une responsabilité de l’Académie presque directe », explique Jalia. Contacté, le responsable de l’Académie ESJ décrit avoir eu connaissance d’un « mode de communication inapproprié », niant tout fait « de nature raciste » et racontant avoir eu vent de « blagues de mauvais goût ».

    Captures d’écran d’un groupe de promotion de l’Académie ESJ, en décembre 2018.

    Ce racisme ordinaire n’exclut pas les intervenant·e·s. En 2019, un journaliste donnant des cours à l’Académie ESJ, aurait fait une remarque sur la transition démographique sur le continent africain, exprimant devant la promotion que « les femmes ne font que pondre là-bas ».**

    Lire aussi : Racisme aux Beaux-arts : les témoignages accablants des élèves

    L’essentialisation comme « quotidien » pour les femmes racisées

    Lorsque Manon passe les épreuves orales de l’Ecole de Journalisme de Toulouse (EJT), un membre du jury et de la direction « passe les vingt minutes de l’oral à [lui] demander de parler de la banlieue », où elle ne vit plus depuis trois ans. 

    « Comme c’est un aspect qui diffère des autres, le mec insiste et tu ne peux pas sortir de sa case banlieusarde. Ça a été violent. Tu es sans cesse ramené à ça, à ton identité de classe, à d’où tu viens. Alors que même quand tu veux t’en défaire, tu n’y arrives pas ». Depuis, Manon a intégré l’École de journalisme et de communication d’Aix-Marseille (EJCAM). Même expérience pour Jalia. « J’étais assignée à ma condition de personne racisée », raconte-t-elle.Les étudiantes racisées racontent se retrouver face à des étiquettes, collées par leurs camarades ou professeurs. En 2017, Christelle Murhula est la seule étudiante noire de toute l’école de l’Institut Pratique de Journalisme (IPJ). « J’avais cette présomption de militantisme à chaque fois que je choisissais des sujets ». Lors d’un entretien, un membre de l’équipe pédagogique de l’IPJ dira même à une autre étudiante racisée que si elle choisit une thématique en lien avec le genre ou la race, elle aura des points en moins.

    « Les pistolets ont plus de droits que les femmes noires », Washington DC, 2018. © Mobilis in mobili / Flickr

    Des comportements sous-estimés, omniprésents dans le monde journalistique

    Ramenées à leurs identités de genre et de race, les jeunes journalistes non-blanches font face à ce racisme ordinaire, qui se répercute dans les écoles, mais aussi dans les rédactions, et qui perpétue les préjugés racistes et sexistes.

    « Je ne dis pas que l’EJCAM est une école plus raciste que les autres. Mais de manière générale, j’en attendais plus d’une école qui est à Marseille. Et elle n’arrive pas à se défaire des éléments sociologiques antérieurs à elle. Elle ne fait pas mieux que n’importe quel outil de représentation sociale. Sauf que c’est un peu plus grave, car on parle de journalisme, et il est nécessaire que les journalistes viennent d’horizons différents », explique Manon.

    Un constat également partagé par Pascale Colisson, responsable pédagogique à l’Institut Pratique du Journalisme-Dauphine (IPJ), chargée de la Mission Egalité et lutte contre les discriminations. « On peut parler de racisme ordinaire, qui passe sous couvert d’humour. Et il y a sans doute une essentialisation, une fétichisation des jeunes femmes noires », affirme la chargée de mission Égalité au sein de l’école.

    Pourtant, même si des référentes « diversité » ou « discriminations » comme Pascale Colisson sont mises en place dans les établissements, ces derniers n’échappent pas aux comportements et propos racistes, souvent impunis ou sous estimés.

    Une charge mentale pour les étudiant·e·s racisé·e·s

    Dans plusieurs témoignages, l’inversion de la culpabilité revient. Lorsque les étudiantes racisées se plaignent de comportements ou remarques racistes, on convoque l’humour ou bien l’erreur, et on culpabilise les personnes qui osent faire remarquer le problème. « Le sentiment global que j’avais, c’est une impression parfois d’être un extraterrestre qui s’énervait pour rien, d’être trop militante alors que je ne suis dans aucune association », raconte Jalia.

    Pour chaque cas de racisme, ce sont les étudiant·e·s non-blancs qui tentent de dénoncer les insultes et de faire de la pédagogie, expliquant tant bien que mal en quoi ces propos sont bel et bien des micro-agressions quotidiennes.

    Amel, étudiante en deuxième année de master à l’École publique de journalisme de Tours (EPJT) a elle assisté à des propos racistes en plein cours. Par exemple, lorsqu’une étudiante étrangère demande à ses camarades de surveiller son sac, une étudiante lance « Eh mais ça va, on est pas au Mali, calme toi ! ».

    Une réplique qui ne suscita aucune indignation dans la classe ni de l’enseignante, et même accompagnée par un rire de la part « de plusieurs élèves », selon Amel. « On est dans un environnement où à chaque fois qu’il se passe ce genre de choses, ça nous heurte. Nos amis qui ne sont pas racisés réagissent à moitié, et nous, on passe notre temps à faire des débriefs, alors que ça ne change rien. C’est insupportable, parce que c’est une charge mentale qui est trop difficile à supporter. On en a parlé plusieurs fois avec d’autres potes racisés dans ma classe, et je crois que le plus dur c’est pas de recevoir ce genre de chose, c’est de voir que personne ne réagit et que c’est toujours à nous d’avoir ce rôle d’éducateur », regrette la jeune journaliste.

    Dans la presse quotidienne locale et nationale, les unes et articles racistes s’accumulent depuis plusieurs années.

    Recruter ceux qui leur ressemblent

    Alors que le système éducatif français creuse de plus en plus les inégalités socio-économiques, les écoles de journalisme ne sont pas épargnées. Si les jeunes journalistes racisé·e·s sont aussi peu dans les écoles, c’est aussi car les concours et l’accès à la profession restent complexes. « Les écoles et les rédactions se cachent beaucoup dans La Chance au concours », affirme Christelle Murhula, journaliste indépendante et ancienne étudiante de l’IPJ.

    Cet alibi, c’est l’association « La Chance, pour la diversité dans les médias », un dispositif de préparation des concours d’écoles de journalisme entièrement gratuit et réservé aux boursiers. Lorsque l’on contacte les établissements, ces derniers affirment une diversité des profils grâce à ce dispositif. L’ancienne étudiante de l’Institut pratique de Journalisme Paris – Dauphine s’explique : « Quand on voit les promos, y a une écrasante majorité de personnes blanches. Et puis, les boursiers échelon 0 bis [NDLR : l’échelon 0 bis est le plus bas] peuvent bénéficier de la Chance. C’est assez ridicule ».

    « On arrive en école, un milieu très élitiste, où le milieu social est élevé, et il n’y a pas de personne référente sur le racisme »

    Avant même de se présenter aux concours, les étudiant·e·s font face à diverses barrières socio-économiques. Les coûts élevés des frais de scolarité et les dépenses liées aux stages et aux voyages peuvent être prohibitifs pour de nombreux·ses étudiant·e·s racisé·e·s. A cela s’ajoute la question de la perspective d’embauche, car certain·e·s ne peuvent envisager d’être pigiste ou sans emploi pérenne à la sortie des écoles. 

    Lorsque les rares personnes racisées issues de milieux plus précaires, arrivent à accéder aux écoles, « Il n’y a pas de suivi sur l’intégration et sur les problèmes de racisme que l’on peut rencontrer », explique Iris Ouedraogo, membre de l’AJAR.

    « On arrive en école, un milieu très élitiste, où le milieu social est élevé, et il n’y a pas de personne référente sur le racisme », déplore-t-elle.

    Photo de la promotion 2023-2025 de l’école de journalisme de Sciences Po Paris.

    Peu d’évolution dans les écoles

    En 2017, Christelle Murhula était la seule femme racisée de sa promotion à l’Institut Paris Dauphine. Aujourd’hui, ils et elles sont une dizaine par an. Une évolution qui ne concerne que certaines écoles qui tentent de changer leurs modèles de recrutement, comme l’IPJ ou l’IUT de Lannion.

    Dans son témoignage concernant ses années d’études à l’ESJ Lille où elle a subi du racisme de la part de camarades de classe, la journaliste Nassira El Moaddem écrit : « Des initiatives comme La Chance Media ou la classe prépa Égalité des chances de l’ESJ Lille et du Bondy Blog existent depuis dix ans et c’est heureux, mais force est de constater qu’il faut aller plus loin ». Opinion partagée par beaucoup d’étudiantes racisées, qui après avoir subi les discriminations en école, sont ramenées à leur couleurs de peau et à leur genre dans les rédactions.

    C’est un état des lieux partagés par toutes et tous : le manque de diversité dans le milieu du journalisme ne date pas d’hier. En 2014 déjà, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA, aujourd’hui devenu l’ARCOM) alertait dans son rapport annuel que les personnes perçues comme « non-blanches » représentaient seulement 14% des personnes sur les écrans télévisés. En 2021 et après de très faibles variations, ce chiffre reste inchangé.

    Pour l’Association des journalistes anti-racistes et racisé·e·s, le maître étalon reste la formation, qu’elle soit dans les médias ou bien les écoles de journalisme, afin de mettre en lumière l’attitude coupable ou l’aveuglement de la profession.

    * Les noms et prénoms ont été modifiés à la demande des personnes.

    ** Suite à la publication de l’article, le directeur de l’Académie ESJ a souhaité s’exprimer. Olivier Aballain affirme que « Si ces propos nous avaient été communiqués à l’époque, évidemment qu’une enquête et une procédure aurait été déclenchée ». Il explique à nouveau avoir eu connaissance uniquement d’une « ambiance générale, sans d’éléments précis et jamais aussi scandaleux ». Le responsable pédagogique assure également que « les élèves auraient une idée des écoles qui souhaiteraient masquer des faits gênants, ce qui n’est pas vrai ». Il pointe également du doigt un problème : à l’Académie ESJ, les rendez-vous particuliers se font avec des membres de l’équipe pédagogique. Ces personnes sont également en charge de l’insertion professionnelle des étudiant·e·s, ce qui peux également décourager les personnes victimes de discrimination à témoigner par risque d’influence sur l’insertion professionnelle. Concernant cet aspect, le directeur assure qu’il est « absolument nécessaire de regagner la confiance des élèves ».

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