Entre ballon rond et migration : tranches de vie avec la « Squadra diaspora »
Reportage avec les membres de la squadra diaspora, un projet artistique regroupant des descendants d'exilés italiens dans le monde. Entre performance sportive et artistique, c’est surtout l’histoire de personnes qui revendiquent un attachement à leurs origines italiennes, et qui se réapproprient cette identité le temps d’un match de football.
Paris. Sur l’un des quais de la Gare de Lyon, un groupe enthousiaste d’une dizaine de personnes, arborant fièrement le même maillot de foot bleu, s’apprête à prendre le train pour Venise. Beaucoup sont français, d’autres sont belges, et certains sont sud-américains, dont un péruvien, un argentin et un brésilien. Tous ont un lien familial avec l’Italie : ce sont des enfants de la diaspora.
S’ils sont amateurs de football, les niveaux sont inégaux. Quand d’aucuns ont été joueurs professionnels, d’autres ont rarement tapé dans un ballon. Peu importe, ils n’envisagent pas franchement la Coupe du monde. En ce début d’hiver, ils se rendent en Italie pour disputer un match amical. La « squadra diaspora » a déjà exécuté trois matchs en France, mais c’est la première fois qu’elle va taper le ballon de l’autre côté des Alpes.
« Je suis très heureuse de faire ce voyage, c’est un rêve qui se réalise, ou plutôt le rêve de mon père »
Créé en 2015 par Paolo Del Vecchio, artiste franco-italien, la « squadra diaspora » est une initiative mêlant performances sportives et artistiques, où des descendants d’exilés italiens revendiquent leur attachement au pays de Dante, notamment en crampons sur les terrains de foot. Les grands-parents de Paolo ont quitté l’Italie pour la France dans les années 1950. C’est d’ailleurs son grand-père qui lui a transmis cette passion du ballon rond. « Il dévorait la gazzetta dello sport (le plus ancien quotidien sportif de l’autre côté des Alpes – NDLR). Le foot constitue pour moi un héritage culturel », explique-t-il ainsi sur les quais de la gare parisienne.
Le groupe monte à bord du train. Progressivement, l’on s’éloigne de la Gare de Lyon. Nous rencontrons Yara Furlan, jeune parisienne qui a rejoint la « squadra » en 2019. Elle peine à contenir sa joie et son excitation. « Je suis très heureuse de faire ce voyage : c’est un rêve qui se réalise, ou plutôt le rêve de mon père », s’épanche-t-elle, émue. D’origine italienne par son père et libanaise par sa mère, Yara revendique un attachement fort aux pays de ses deux parents.
Amatrice de foot et grande fan de l’Inter Milan, ce match représente aussi pour elle une belle occasion de revoir Venise. Ville qu’elle connaît bien « Mon père est originaire de Venise, un cousin viendra me voir, je vais donc jouer à domicile », lance-t-elle dans un grand sourire.
Un passé familial souvent tu
La « squadra » plus qu’une équipe de foot, la promesse de renouer – voire rencontrer – l’histoire et le patrimoine familial ? Dans certaines familles immigrées, parler italien était mal vu, nous confie plusieurs joueurs de la « squadra ». Par peur d’être stigmatisés, par volonté farouche de s’intégrer… Les raisons sont plurielles.
C’est ainsi le cas d’Aurélien Bambagioni, artiste et enseignant à l’école supérieure d’art de Poitiers (Nouvelle-Aquitaine). « Quand nous n’étions pas en Italie, nous ne parlions pas italien. Mon père n’a pas voulu nous apprendre la langue, pour s’intégrer probablement… Par contre, cette culture italienne était omniprésente », reconnaît-il.
A contrario, lui a tenu à transmettre cette culture à sa fille. « Elle a un prénom italien et elle se sent beaucoup plus italienne que moi ! Désormais, elle étudie l’art italien et elle a même déjà joué pour la « squadra » », ajoute Aurélien, qui a été conquis par la « squadra » tant le projet lie « art, sport et société ».
« C’est ma génération qui a repris contact avec cette origine »
L’une des figures du groupe c’est Gianni Rossi, le gardien de la sélection. Bon vivant, au tempérament fort et à la blague facile, celui qui a vécu toute sa vie entre Montreuil (Ile-de-France) et la Picardie, se définit comme « français de tête, mais italien de cœur ». Son père, né en France, lui a transmis le goût de l’Italie, qu’il tient lui-même de son père, qui à émigré de la région de Padoue pour s’installer dans l’Hexagone. Non sans fierté, Gianni Rossi pose : « mon père ne parlait pas italien, moi je l’ai appris ».
Et d’ajouter : « Mon père était italien, moi je suis devenu over italien », plaisante-t-il. Son attachement au pays de Dante est aussi et surtout lié au ballon rond et aux moments qu’il partageait avec la figure paternelle. « Le lien s’est cristallisé autour de ça. On achetait la gazzetta dello sport et on attendait le dimanche soir pour avoir les résultats de la série A. C’était notre moment », nous raconte-t-il, un tantinet mélancolique.
Aujourd’hui père de deux filles nées dans l’Hexagone, comme Aurélien, il tient à ce que ses bambines héritent de la culture des ancêtres. « Elles sont assez jeunes, mais je leur apprends des mots. Et si un jour, j’ai un fils, je l’appellerai Alessandro en hommage à mon père. Je suis si heureux qu’elles aient cette triple culture : française, sénégalaise et italienne », sourit-il.
Plus loin dans le train, nous tombons sur Dorian Vicenzi. Son histoire fait écho à celles de Gianni et d’Aurélien. Lui, a grandi au Havre (Seine-Maritime) et travaille au club du Red Star en banlieue parisienne. C’est son arrière-grand-père qui a quitté Pannone (région du Trentino-Alto Adige), entre Milan et Venise, pour bosser dans les mines du nord de la France. Même s’il ne parle pas italien, il a voulu renouer avec son histoire familiale. « C’est ma génération qui a repris contact avec cette origine, mes frères et moi », pose-t-il. Ajoutant malicieux « Au foot, j’aime bien et je suis les Bleus (Equipe de France), mais je suis pour l’Italie en premier ». Il a choisi de porter le numéro 29, en référence à l’année de naissance de son grand-père.
Un maillot-oeuvre pour l’unité
Le train s’arrête à Modane, en Savoie, dernier stop français avant de gagner le sol italien. Entre les deux frontières, Paolo Del Vecchio lance solennel, en nous dévoilant le maillot blanc de la rencontre. « Cela fait sens. La sélection italienne joue en blanc lorsqu’elle se déplace à l’extérieur. Mais, pour la « squadra diaspora », jouer en Italie, c’est jouer à l’extérieur. Donc, on le fera en blanc. Cela fait partie de la narration du projet : chaque joueur décide du numéro et du nom qu’il veut mettre sur son maillot. Quand certains vont opter pour le nom de famille de leurs ancêtres italiens, d’autres vont choisir la date de naissance d’un grand-parent ».
Le jeune Lorrain « footballistiquement italien, mais artiste français » comme il aime se décrire, se souvient que toute cette aventure a commencé avec un maillot durant ses études d’art. « En école, j’ai beaucoup travaillé sur ces questions, sur le rapport aux origines, à l’intégration ou non… Et puis, je me suis demandé comment lier ces questionnements au foot». Il décide alors de concevoir un maillot de football bleu inspiré par ceux d’après-guerre, de l’époque des grandes migrations transalpines.
Sur le dessin figure une onde quittant la botte italienne pour retracer les frontières des pays où se sont installés la majorité des exilés italiens. Des années 1860 aux années 1960, plus de 26 millions d’entre eux auraient émigré, principalement en Europe et en Amérique.
« Je trouve que c’est intéressant […] de rappeler aux italiens qu’ils ont, eux aussi, eu leurs vagues de migration »
Dans un contexte historique actuel marqué par des vagues de migrations vers l’Europe et l’arrivée au pouvoir de Giorgia Meloni, cheffe du parti postfasciste Fratelli d’Italia, le déplacement en Italie d’une équipe composée de descendants d’exilés italiens prend tout son sens pour Paolo Del Vecchio.
D’après lui, les italiens qui vivent en Italie, n’ont pas assez conscience du nombre de compatriotes vivant à l’étranger et qui vibrent d’attachement pour cette identité italienne. « Je trouve que c’est intéressant de montrer cela en jouant en Italie. D’autant plus dans un moment où l’extrême-droite est arrivée au pouvoir, il est important de rappeler aux italiens qu’ils ont, eux aussi, eu leurs vagues de migration », plaide Paolo.
L’Italie a surtout été un pays d’émigration : ce n’est qu’au cours des années 1990 qu’il est devenu un pays d’immigration. La présence de populations exilées sur le territoire national s’est alors souvent retrouvé associé à la délinquance dans les champs médiatiques et politiques. De quoi faire penser à certaines périodes de l’histoire de France, où sur fond de nationalisme, l’immigration italienne était elle-même perçue comme une invasion, et associée à la criminalité.
C’est notamment ce qui bouleverse Aurélien. Et l’enseignant de se remémorer la saga familiale. L’arrière-grand-père quittant l’Italie pour la France, bientôt rejoint par son fils, venu se battre avec l’armée française pour participer à défaire le régime de Mussolini. « Pour moi, c’est un geste incroyable de la part de mon grand-père… Et quand je vois les dernières élections en Italie, je ne comprends pas. Je suis né pour ces raisons-là en France et je trouve ça hallucinant que Melloni arrive au pouvoir », appuie-t-il, effaré.
« Rentrer à la maison »
Le train entre en gare de Milan. Toute l’équipe de la « squadra » est alors accueillie par celle de l’AS Velasca, club milanais en neuvième division, et adversaire de l’imminent match à Venise. Mais, point de rivalité ici : l’atmosphère est bon enfant. Les deux groupes prennent ensemble le bus pour la Sérénissime. A bord, l’on s’échange gaiement des « antipasti » sur fond de musique italienne. Là, nous rencontrons le président du club milanais, l’artiste franco-italien Wolfgang Natlacen. Ce dernier fait appel à des artistes pour penser et travailler les maillots, tickets de match, dossards et drapeaux de corners du club, faisant par là de l’AS Velasca, une œuvre artistique à part entière.
Tandis que nous sommes désormais en terres transalpines, certains joueurs de la « squadra » nous expliquent avoir fait le choix de retourner vivre en Italie. Un demi-siècle après leurs arrières-grands-parents, ils font le voyage inverse. C’est le cas de Nikolai Abramovich, dont le maillot affiche le numéro 16 en clin d’oeil au code postal de Gênes (Ligurie), ville d’origine de son arrière-grand-mère. « J’ai commencé jeune à m’intéresser à ces origines. Avec la Coupe du monde 1994, j’ai soutenu l’équipe d’Italie. C’était une révélation… Adolescent, j’ai pris des cours d’italien à Lima (capitale du Pérou – NDLR) », se souvient-il. Avec sa mère, ils retournent un temps vivre à Gênes. « Nous avons pu réclamer la nationalité italienne. Ce fut un tel soulagement pour ma mère ! Comme le sentiment d’une promesse tenue ».
Même son de cloche du côté de Cédric Canale. Journaliste indépendant, originaire de Bordeaux, il vit aujourd’hui à Milan. « C’est une façon de me réapproprier cette origine », partage-t-il. Et Stéphane Oddi de corroborer. Voilà trois ans, il fait le choix avec sa compagne et ses enfants de s’installer à Rome, sans lier ce changement de vie à l’histoire familiale. « Mon grand-père a quitté Rome pour la France dans les années 1940. 70 ans après, nous, on y revient ! ». Pour Stéphane, s’installer dans la capitale italienne était aisé. « J’ai eu l’impression de rentrer à la maison ».
Une défaite sur le terrain, une victoire dans les coeurs
Après de longues heures de trajet, les deux clubs atteignent enfin Venise. Ils sont prêts à s’affronter. Pour l’occasion, le stade du club de la ville de Venise (Venezia FC), équipe de série B (seconde division), a prêté son stade.
L’heure du match sonne. Si l’Italie ne joue pas, l’hymne national retentit tout de même dans le stade. S’il s’agit d’un match amateur, tous les codes sont bel et bien là : arbitres, speakers… Rien n’est laissé au hasard. Les joueurs, visages fermés et concentrés, sont déjà dans leur match. La partie peut alors commencer.
Hélas! Au coup de sifflet final, l’AS Velasca sort victorieuse de la plus petite des victoires : un but à zéro. L’agacement peut se lire quelques secondes sur les visages des membres de la « squadra ». Mais les sourires, accolades et poignées de mains prennent vite le dessus. Et, après un passage par les douches, c’est un groupe bon enfant constitué des deux équipes, qui se dirige vers le centre-ville de Venise, pour profiter d’une troisième mi-temps bien méritée.
Retour à Paris pour une partie des joueurs de la « squadra diaspora », Paolo Del Vecchio pense déjà aux prochains matchs. « Il y a de grandes chances que l’on joue en Belgique l’année prochaine, et d’ici quelques années le projet serait d’aller en Amérique pour un match », projette-t-il. En attendant, lui et les membres de son équipe profitent du trajet retour pour visionner un match de… l’Italie bien sûr !
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