[ Cinéma ]« Je suis allé au Cambodge ouvrir une porte restée longtemps fermée »
Guiti a rencontré Davy Chou, révélation du nouveau cinéma cambodgien. Issu d’une famille ayant fui le génocide perpétré par les Khmers Rouges, le réalisateur de « Diamond Island » et de « Sommeil d'or » visibilise les minorités et la réappropriation culturelle des exilés. Un cinéaste de son temps, sans tabou.
Vos parents cambodgiens sont venus en France en 1973, avant l’arrivée au pouvoir des Khmers Rouges. Vous êtes né en région parisienne, et aujourd’hui vous vivez au Cambodge. Serait-ce un exil à l’envers, c’est à dire que vous retournez dans le pays que vos parents ont fui, en tous cas qu’ils ont décidé de quitter?
Oui bien sûr, on peut dire que mes parents sont exilés. Ils ont eu le statut de réfugiés politiques à partir du moment où les Khmers Rouges ont pris le pouvoir en 1975. C’est intéressant pour moi effectivement, c’est la figure du retour. Si on parle de mon histoire et de celle Freddy dans « Retour à Séoul », d’un retour d’exil on pourrait dire. Et en fait l’histoire de ce retour, c’est de se rendre compte qu’on est encore une fois exilé même quand on revient sur la terre qu’on a quittée. Et comme c’est un récit contemporain assez fréquent, et qui nous entoure, je l’ai souvent trouvé moi quand je l’ai reçu, en tant que films, articles, reportages ou documentaires, assez cliché dans la façon dont ça se passe et dans ce que je pourrais appeler l‘idéologie sous-jacente que je trouve toujours un peu présente. Ce serait quelque chose soit de l’ordre d’une nécessité de réconciliation et de la promesse de réconciliation soit que ces histoires de retour, pas toutes mais souvent, finissent bien. Dans le sens où on va rencontrer des problèmes, se remettre en question, ça ne va pas être facile mais à la fin du récit il y aura quelque chose de l’ordre d’une paix qui va permettre à ces différentes entités, cultures et histoires de se réconcilier. Et je me suis toujours senti un peu en porte-à-faux par rapport à ça, comme si je me disais soit « je n’y crois pas soit que mon expérience à moi et celle des gens autour de moi est un peu à côté de ce truc là » Comme si ce récit était raconté comme on aimerait que nous le racontions.
Ce n’est pas réaliste
Pas réaliste dans ce que l’expérience réelle a de complexité, de brutalité et parfois de non réconciliation, vous savez ce truc de « closure » des américains, et bien vous savez on a plutôt cette chose d’irrésolue à la fin.
C’est à dire qu’il y a quelque chose de l’ordre de la déception quand ont retourne sur les traces des parents?
Plus que la déception surtout c’est un état de confusion: on croyait aller vers quelque chose qui était nous et en réalité on se rend compte qu’on est un étranger dans le pays des origines. Même si on est allé dans ce pays quand on avait 10 ans voire 15 ans. Quand on a passé une dizaine d’années dans un autre pays, lorsqu’on revient les gens nous voient comme un étranger. Et cela fissure complètement la conscience qu’on se dit de soit, ça nous met dans un état de confusion, de perte de repères, de frustration. Cela rabat les cartes sur notre désir d’être vu, de la perception qu’on a de soi-même. Pour le dire plus concrètement, quelqu’un qui était en France et qui se disait qu’on l’y verrait toujours comme un étranger et qui arrive dans le pays des origines où on lui dit « en fait tu es français », ça peut être très violent. Et que fait-on de ça en fait?
Comment tout à coup cet espèce d’état inattendu que ce retour peut provoquer. Qu’en fait-on après? Que fait-on de l’irrésolution de ces questions?
Avez-vous vécu cette irrésolution quand vous êtes retourné au Cambodge?
J’avoue que dans mon cas, je crois l’avoir vécue un peu différemment. Je n’avais pas fantasmé ce retour, je n’avais pas d’à priori, je n’avais pas lu de livre, j’avais vu quelques films de Rity Panh mais c’est tout. Avant d’aller au Cambodge à l’âge de 25 ans, je n’avais lu aucun livre sur l’histoire du Cambodge. J’étais absolument ignare sur l’histoire du génocide par exemple, ce qui est complètement honteux à 25 ans!
Vos parents vous l’avait caché?
Mes parents ne me l’avaient pas caché mais ne m’avaient pas parlé concrètement de ça et eux non plus d’ailleurs n‘avaient pas lu de livres sur ça. On a perdu une grande partie de notre famille au Cambodge pendant le génocide, de 1975 à 1979. Et je sais que mes parents jusqu’à tard, n’ont pas lu ni ne se sont renseignés dans le détail sur cette histoire du Cambodge car c’est trop douloureux. Donc moi, je ne l’ai jamais fait non plus comme résultante et conséquence peut-être de leur rapport à ça. Or il est sûr pour moi, tel que je me le raconte aujourd’hui, que cet espèce de silence a été la raison pour laquelle, – même si je m’en suis convaincu pour des raisons un peu naïves de type « je vais au Cambodge car il y a un sujet de film qui m’intéresse et je veux connaitre le pays de mes parents »… Je suis allé au Cambodge et j’ai décidé d’ouvrir une porte qui est longtemps restée fermée.
Justement vous êtes le petit-fils d’un producteur qui a fait pas mal de choses au Cambodge à l’époque. Votre société de production est au Cambodge et vos auteurs sont Cambodgiens. Au final, même si vous êtes né en France, c’est là-bas que vous êtes entrain de construire votre carrière si on peut dire, même si vous êtes présent à Cannes et en France et que vos films sont co-produits par des sociétés françaises. Qu’est ce que qui fait que c’est au Cambodge que vous décidez de vous ancrer?
Je n’ai pas de réponse construite à cela autrement qu’un chemin personnel. Il n’y a rien d’original dans le fait d’être allé au Cambodge, nombre d’artistes nés en France d’origine cambodgienne y sont retournés, donc cette question-là travaille les gens. Il y a même presque un déterminisme dans le fait de faire ça.
Je vais faire une digression mais je me rappelle être allé au festival de Belfort où je présentais « Le Sommeil d’Or », mon premier documentaire en 2011. Je rencontrais des cinéastes français que j’admirais et que j’admire toujours avec lesquels on discutait. En sympathisant avec l‘un d’eux, il m’avait gentiment dit mais avec la franchise intellectuelle qui était la sienne: « Je respecte ce que vous faites mais il y a quelque chose de décevant dans ce déterminisme qui consiste à devoir aller dans le pays d’où on vient » comme si c’était une absence de liberté de ne pas pouvoir s’émanciper de ses origines, et il y avait quelque chose de triste de voir ces gens faire ce chemin vers l’arrière. Cela m’a beaucoup destabilisé quand il m’a dit ça. Je me suis dit qu’il avait raison et j’avais un peu honte de moi-même en me disant qu’effectivement ça n’était pas du tout libre. Alors que j’avais toujours été éduqué par mes parents avec l’idée que si je faisais un film il ne fallait pas forcément qu’il y ait des asiatiques.
Oui effectivement
Et bien non justement. Aujourd’hui j’ai changé par rapport à ça. Mais j’ai grandi dans l’idée que ce n’était pas obligé que ce soit des asiatiques comme si ça me diminuait de me représenter uniquement dans ma propre représentation. Non la beauté serait de faire un film avec des acteurs caucasiens, français et cela montrerait l’intégration et l’émancipation et bien aujourd’hui désolé mais non, c’était en 2011 aujourd’hui en 2024, c’est autre chose. Ce que m’a dit ce cinéaste là, je comprends d’où ça vient mais aujourd’hui ça me choque en fait qu’il ait pensé ça parce que je vois très bien de quelle idéologie ça part. Il y a une idéologie, de liberté, oui un éloge de la liberté, de réussir à sortir de son conditionnement. Mais il parlait de sa position de cinéaste blanc français et en fait c’est facile de dire ça à des cinéastes racisés. Donc bien que je comprenne d’où il dit ça et ce n’est pas choquant en soi, mais aujourd’hui en tous cas je me dis « tiens c’est marrant comme j’ai pu accepté d’entendre ça et même être complètement aligné par rapport à ça ». Et de me dire maintenant qu’il n’y a aucun regret, aucune diminution à se dire qu’on fait ça. Même si c’est un chemin naturel classique qui répond à un espèce d’appel universel, même si ce n’est pas le cas pour tous les cinéastes.
Au dernier festival de Cannes j’ai vu le film de Tran Anh Hung.
On dit des cinéastes qu’ils font toujours le même film. Tous les cinéastes ont effectivement un fil rouge. Chez vous, j’ai senti premièrement la convocation du passé qui est constante, que ce soit dans votre documentaire « Le Sommeil d’or » où on revient sur l’âge d’or du cinéma cambodgien ou dans « Diamond Island » où on parle de quelqu’un qui a voulu échapper à son passé. Cette recherche d’identité semble assez importante surtout quand on grandit « hors sol » de sa culture d’origine, en tous cas de celle de ses parents?
Oui, c’est marrant parce que j’ai pris conscience de ce vous venez dire uniquement récemment. Je pense que quand on est artiste on n’est pas là à réfléchir à ses propres thématiques en se disant “tiens ça s’inscrit dans ça”, en fait on répond à son instinct en pensant que le film est très différent! Moi j’ai adoré faire ça, j’ai écrit « Retour à Séoul » dans le mode de narration, la façon de filmer, de l’énergie, en opposition à « Diamond Island » et ce que je pouvais y voir de différent en me lançant le défi de faire justement autre chose, voire l’opposé. Puis en fait ce n’est que plus tard lorsque j’ai fini le film, au montage que je me suis rendu compte que cela tournait autour des mêmes obsessions. Bien que ce ne soit pas le même film. Et en fait quand vous dites que le passé est très présent, j’ajouterais que c’est un rapport impossible au passé souvent. Mes films parlent d’un rapport souvent difficile au passé parce qu’on ne connait pas ce passé et que l’on n’a pas de prise dessus. S’il y a un vrai point commun c’est ça.
Finalement, il y a toujours, même dans « Diamond Island », cette thématique de famille cassée, disloquée, et on ne sait pas trop comment la remettre. Est-ce que c’est une thématique en lien direct avec cette situation d’exil ou est-ce complètement séparé et cela à trait à votre histoire personnelle.
C’est lié à l’exil, je crois. C’est à dire que c’est lié aux thématiques en fait. Ma tante et mon oncle ont survécu aux Khmers rouges, ils sont parmi les rares à y avoir survécu. Et que mon père est allé chercher dans des camps de réfugiés en Thaïlande et qu’il a ramené avec lui en France, pour vivre dans le même studio que mes parents en banlieue parisienne. Donc oui, je pense que c’est irrigué par ça plutôt. C’est à dire que même si on n’a pas eu ces histoires contrariées dans ma famille stricte, ma famille au sens plus large a complètement été dedans. J’en ai toujours entendu parler mais je n’ai jamais connu mes grands parents par exemple. Donc oui quand j’y pense, de savoir qu’en fait j’ai trois oncles et tantes qui ont grandi à Hong Kong, que mon père et ses deux frères qui étaient partis du Cambodge avant les Khmers rouges, ses sept autres frères et soeurs sont morts là-bas avec ses parents sans qu’on sache vraiment comment… Je pense que cela a nourrit ça aussi en vérité même si je n’ai jamais pensé en ces termes mais je pense qu’effectivement oui. Cette histoire qui est la nôtre, y compris cette histoire d’exil a eu beaucoup d’impact sur nos familles, sur les relations entre les uns et les autres…
Je voulais aborder le sujets de vos personnages. Que ce soit Bora (dans Diamond Island) qui est très calme quand son grand frère est cet espèce de James Dean cambodgien sur sa moto épris de liberté, mais surtout Freddie dans « Retour à Séoul » qui est intenable. J’y vois donc des personnages épris de liberté, presque sauvages d’une extrême sensibilité. Les personnages aussi ne racontent-ils pas beaucoup de choses sur les cinéastes?
C’est marrant on ne m’a jamais posé cette question mais effectivement oui. Je pense que Bora… Il y a toujours des périodes pendant lesquelles on traverse des moments de doutes, mais aussi des moments de crise, des vrais moments de crises. Et moi ça m’arrive tout le temps! L’époque pendant laquelle j’écrivais le scénario de « Diamond Island » en 2014, au bout de plusieurs semaines d’écriture chez moi à Phnom Penh, ça m’a frappé! Je me suis dit « mais attends qu’est ce que je fais?! c’est un film sur un jeune de 20 ans, ouvrier, cambodgien, en quoi ça me parle en fait, en quoi suis-je légitime à raconter ça, en quoi ça me concerne et pourquoi je veux raconter cette histoire? » Est-ce que c’est pour les bonnes raisons ? Est-ce qu’il n’y a pas d’opportunisme derrière. Je me suis posé tout un tas de questions, et à un moment ça m’a juste tapé dans la tête; Et je me suis dit « C’est mon histoire! ». Mais on ne s’en rend pas compte sur le coup car on écrit par intuition. Quand j’étais dans un lycée bourgeois à Lyon et qu’un ami m’a poussé à aller dans un club vidéo dans lequel j’ai appris ce qu’était l’analyse de films, je n’étais qu’un jeune amateur de films qui ne s’était jamais posé la question de devenir artiste parce que ce n’est pas une question qui se posait même si mon grand père était producteur. Mais avec l’éducation de mes parents en France, la question ne s’était jamais posée car ce n’était pas du tout une voie imaginable, donc j’ai vécu ce qu’a vécu Bora quelque part. Et je me suis rendu compte qu’il n’était pas si éloigné de moi, c’était un moi mort mais que je connaissais bien parce que je l’ai été.
Finalement ce n’est pas parce que tu es d’origine cambodgienne que tu dois faire des films sur le Cambodge, comme disait ce cinéaste blanc!
Rien n’est calculé, mais la prise de conscience de son propre geste permet de construire des choses et des conditions. Cette question de la représentation et de l’identification à des personnages qui nous ressemblent, je ne me suis pas posé cette question quand j’étais jeune. Mais je me le suis pris dans la tête la première fois que je suis allé à Los Angeles en 2012 et que tout le monde parlait de ça déjà à l’époque. Je me demandais de quoi ils parlaient avec ces « asian americans ». Ils faisaient pleins de blagues. Ils se plaignaient etc… Alors que moi je ne m’étais jamais posé la question de mon invisibilité au cinéma, c’était complètement intégré chez moi.
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