« Anushan » : immersion dans l’adolescence franco-tamoule
Alors qu'il renie la culture tamoule de ses parents, un adolescent né en France doit soudain partager sa chambre avec son oncle arrivé du Sri Lanka. Guiti News s'est entretenu avec Vibirson Gnanatheepan, réalisateur de ce court métrage percutant.
Dans quelle mesure ce film s’inspire de votre histoire ?
J’ai grandi à Ivry-sur-Seine. Il y avait beaucoup d’enfants issus de l’immigration de différents pays au collège, mais seulement trois ou quatre étaient tamouls. J’étais un peu le seul tamoul de la bande. Alors, avec le rap, j’essayais d’être avec eux, de m’intégrer dans leur groupe. Au collège, j’avais honte de mes origines. Je faisais tout pour dissimuler cette identité. Comme le petit dans le film, je mettais du parfum avant d’aller à l’école pour ne pas sentir les odeurs de chez mes parents. J’avais 11 ou 12 ans. À la maison, on hébergeait des hommes tamouls qui pour moi étaient des étrangers en tant qu’adolescent. Je trouvais que ces oncles prenaient de la place : ils utilisaient l’ordi quand moi j’avais envie d’aller sur msn, etc. L’un d’eux appelait ses amis au pays et se plaignait constamment : « J’ai envie de rentrer, je n’aime pas la France. » Il empiétait sur mon espace vital et n’était pas heureux. Je me demandais quelle était donc l’utilité de son voyage ? À l’époque, je ne me rendais pas du tout compte du fait qu’ils n’avaient pas de « papiers » et qu’ils ne pouvaient pas travailler ici, en France.
Pourquoi avoir choisi ce titre ?
Anushan est un prénom qui est venu naturellement et, en tamoul, cela veut dire « quelqu’un de courageux, qui ne lâche jamais. » Je trouvais que c’était un titre qui fonctionnait très bien.
Avez-vous rencontré d’autres enfants issus de l’immigration tamoule pour écrire ce film ? Ou l’inspiration vient-elle uniquement de votre expérience personnelle ?
Un jour, j’ai eu une discussion avec un de ces hommes que mes parents hébergeaient. J’étais fâché contre mes parents, lui et moi sommes sortis dehors et cet homme m’a dit : « Tu sais moi, j’ai laissé mes parents, là je suis seul, je n’ai pas mes parents. C’est quand on est éloignés qu’on se rend compte de l’importance des parents. » Ça a résonné en moi. Après, je me suis habitué à la présence de cet homme sans jamais m’intéresser à lui. C’est seulement quand il est parti que j’ai commencé à réaliser que c’était un homme qui n’avait pas de papiers, qui était arrivé du Sri Lanka, qui était tamoul comme moi. Bien plus tard, à 20 ans, je me suis demandé comment cet homme, tamoul comme moi, faisait pour être aimé d’une femme, pour s’insérer dans cette société française sachant que moi, gamin, je pensais que je n’étais pas populaire au collège et au lycée parce que j’étais justement tamoul. J’ai pris conscience de sa condition d’apatride à ce moment là, j’ai réalisé qu’il repartait vraiment de zéro. Comme dans le film, en tant qu’enfant, je n’avais aucune discussion avec mes parents, aucune réponse à mes questions. C’était toujours le silence.
Encore aujourd’hui, même après le film, mes parents répondent à peine à mes questions. J’ai eu un : « c’est bien », en parlant du film. Il y a un problème de communication qui s’explique par leur vécu et leur éducation. Leurs parents leur disaient « c’est comme ça et pas autrement ». Et ils ont gardé ça. Par exemple, quand j’ai les jambes croisées devant des personnes plus âgées, à chaque fois ma mère me dit qu’il faut que je décroise mes jambes. Quand je lui demande pourquoi, elle me dit que c’est comme ça. Je lui réponds alors : « mais pourquoi tu n’as pas demandé, toi quand tu étais petite, à tes parents ? » Elle me répond que c’était comme ça.
Vous questionnez ainsi le savoir, les habitudes socio-culturelles transmises par vos parents pour mieux les comprendre et les déconstruire peut-être. Tandis que vos parents tiennent très fort à cet héritage culturel car là est leur identité pleine et entière.
Oui. Moi, je suis tamoul, mais je suis né en France. Donc, j’ai cette culture de demander, de questionner, cet esprit critique qui m’a été enseigné à l’école. C’est une culture que j’ai acquise malgré moi parce que je côtoie des gens différents qui me posent aussi des questions, ce qui fait que je pose aussi des questions à mes parents. Tous ces questionnements m’ont amené à écrire ce film. C’est pour cela que, au tout début de l’écriture de ce film, j’avais commencé par raconter l’histoire d’un oncle tamoul qui cherche l’amour, de la tendresse. Je me demandais : mais comment pourrait-il en trouver ?
Dans le cadre d’une résidence, qui s’appelle la Ruche, j’ai été encadré par des professionnels qui m’ont conseillé de raconter cette histoire du point de vue de l’adolescent. Tout à coup, je me suis rendu compte que j’étais en train de raconter ma propre histoire. Ma relation avec mon père a toujours été distante. Et c’est cela que je dépeins dans le film, en y ajoutant une dimension fictionnelle où l’oncle a une aura paternelle. Dans ce film, je me suis vraiment livré, c’est ce qui rend cette histoire universelle. Beaucoup de personnes issues de l’immigration, pas uniquement tamoule, m’ont dit qu’elles s’étaient identifiées à mon histoire. Ça m’a vraiment touché. C’est ce qui me fascine avec le cinéma, c’est qu’il a ce
pouvoir de toucher tout le monde, au-delà de la compréhension.
Comment a commencé votre rencontre avec le cinéma ?
À la base, j’ai fait un BAC S, puis des études en informatique. Mais à côté, j’écrivais des histoires, je les faisais lire à mes potes et mes parents. Mes parents voulaient que j’ai un bon travail, que je me marie et que j’ai des enfants. Étant donné qu’ils ont sacrifié leur vie pour la mienne entre guillemets, ils voulaient imposer leurs règles. Je me suis obstiné et j’ai eu cette envie de raconter leur histoire surtout. Celle de
parents tamouls immigrés qui ont tout sacrifié pour leur enfant. Face à ma détermination, ils m’ont laissé faire. Au début, j’ai eu la chance du débutant car au moment où je débutais, en 2014, commençait le casting de Dheepan réalisé par Jacques Audiard. J’ai tout de suite contacté l’équipe casting. C’était un premier film sur la communauté tamoule, ça ne s’était jamais fait en France à ma connaissance. Donc je leur ai dit : je suis tamoul, j’écris tamoul, je connais des tamouls et j’ai fini par intégrer l’équipe casting. J’ai aussi travaillé en tant que traducteur sur ce film, pendant le tournage et la post-production. J’ai sous-titré tout le film au montage. Ça m’a beaucoup appris. Par la suite, j’ai été contacté pour des castings qui ciblaient des communautés bengali, sri-lankaise, tamoul, indiennes. J’ai travaillé sur le Sens de la fête d’Olivier Nakache, Le Grand bain de Gilles Lellouche. Là, je me suis dit qu’il fallait que je me diversifie, parce que des castings sur des communautés très ciblées, il n’y en aura pas régulièrement. Fort de mon réseau, je suis passé directeur de casting et chargé de figuration sur des films qui ne ciblaient pas forcément la communauté tamoule. Je me suis bien inséré dans cette branche du casting, ça roulait bien et ce sont mes amis, mes proches qui m’ont rappelé que, si j’avais commencé à travailler dans le cinéma, c’était surtout pour raconter des histoires. Donc, ils m’ont poussé à écrire. Pendant ce moment où tu patientes, il faut vraiment des personnes qui te soutiennent et j’ai cette chance d’être vraiment bien entouré.
Quels sont vos futurs projets ?
J’ai envie de continuer de raconter l’histoire d’Anushan dans un long-métrage parce que je me suis rendu compte que le court-métrage a été très bien reçu et s’est révélé être nécessaire. Des associations culturelles tamoules le projettent et des débats naissent après les projections. Des psychologues m’ont même dit que ce film pourrait être utile pour les personnes qui ont vécues la guerre. J’ai envie de poursuivre une carrière cinématographique, bien sûr. Parler de ma communauté tamoule me tient à cœur, mais il y a aussi d’autres sujets tabou que j’aimerais aborder dans mes prochains films. J’ai envie d’en parler à travers le regard d’une personne tamoule née en France, qui porte en elle une double culture.
Je me rends compte que le cinéma peut faire bouger les choses. J’aimerais qu’on parle du patriarcat qui nuit et qui est présent dans ma communauté. Parce que si on ne fait rien pour que ça bouge, les enfants vont reproduire ce patriarcat de générations en générations et il faut briser cette chaîne. Si le cinéma peut toucher une personne qui va se questionner, alors c’est le début d’un processus de changement.
Actualités d’ « Anushan »
* 26 avril 204 : projection en présence du réalisateur au studio des ursulines à Paris 5, dans le cadre d’une carte blanche sur le thème du lien familial pendant le Festival Format Court.
* Sélectionné au Prix Européen des médias pour l’intégration, CIVIS Media Prize 2024.
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