Au nord-ouest de la Syrie, le désastre annoncé du Covid-19
Dans la province d’Idlib et ses environs, l’un des derniers bastions hors contrôle du régime, près de quatre millions de personnes tentent, tant bien que mal, de survivre. Aux bombes de Bachar al-Assad et ses alliés succède depuis mars, la menace d’un microscopique virus. Si aucun cas de Covid-19 n’a pour le moment été confirmé, […]
Dans la province d’Idlib et ses environs, l’un des derniers bastions hors contrôle du régime, près de quatre millions de personnes tentent, tant bien que mal, de survivre. Aux bombes de Bachar al-Assad et ses alliés succède depuis mars, la menace d’un microscopique virus. Si aucun cas de Covid-19 n’a pour le moment été confirmé, le nord-ouest syrien est une bombe à retardement. Jusqu’à 400.000 personnes pourraient en mourir.
Texte : Zein Salameh et Noémie Tissot. Photos : Hurras Network
L’épidémie annoncée aura au moins fait taire, pour un temps, le bruit des bombes. Dans la province d’Idlib, un cessez-le-feu a été décrété début mars. Des mois après le lancement de l’offensive meurtrière du régime et de son allié russe. Il n’empêche : plus d’1,5 million de personnes ont dû fuir, s’entassant dans des camps ou dans les centres urbains déjà surpeuplés, où les conditions de vie sont déplorables. Désormais, l’ombre de Covid-19 plane. Les écoles sont fermées, les conseils locaux ont interdit les rassemblements religieux et publics. Et partout, on désinfecte.
« Il y a un mois, les gens disaient : « c’est bon on a tout vu, on a la guerre, cette épidémie ce n’est qu’une grosse grippe. Et s’il y a quelque morts en plus, cela ne va pas impacter notre vie. » Mais maintenant, ils ont peur. Ils voient que le monde change, que partout autour les pays se verrouillent et qu’on s’inquiète pour eux », raconte Chamsy Sarkis, président de l’Association de soutien aux médias libres syriens (ASML) et cofondateur de l’agence de presse syrienne, Smart News Agency. Chamsy Sarkis a également été chercheur en biologie moléculaire, spécialisé en ingénierie de virus au CNRS.
La réponse « néfaste » de l’OMS dans la région
C’est le groupe djihadiste Hayat Tahrir al-Cham (HTS) qui domine aujourd’hui une grande partie de la province d’Idlib. Mais, « il n’y a pas vraiment d’autorité sanitaire à proprement parler. HTS est l’autorité armée la plus forte. Et même si elle va plutôt dans le bon sens en préconisant le confinement, il n’y a néanmoins pas du tout de coordination », indique Chamsy Sarkis.
Alors dans la région, c’est l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui a pris le lead sur la réponse à apporter face au Covid-19. Elle a créé une taskforce dont le rôle est de coordonner les différents acteurs en jeu, notamment les directorats de la santé d’Idilb et d’Alep et les grosses ONG de la société civile..
Cependant, « elle travaille exclusivement avec des clusters anonymes, des groupes, des organismes et des agences. Il est donc très difficile de savoir qui fait quoi, on ne sait pas ce qu’elle communique, ce n’est pas du tout transparent », explique le cofondateur de Smart News Agency. « Son rôle est d’apporter de l’aide externe. Mais elle ne le fait pas. Et la réponse qu’elle porte est tout simplement ridicule, assène-t-il. Elle est même néfaste. »
Le confinement et la distanciation sociale préconisés par l’agence onusienne, ne sont, par exemple, absolument pas applicables dans ces zones. « Les villages sont extrêmement denses, les familles sont nombreuses et tout le monde vit et dort dans la même pièce. Dans les camps, il est aussi très difficile de se laver les mains, ne serait-ce qu’une fois par jour. Et quand il n’y a ni eau ni nourriture, les gens s’en fichent d’avoir des savons ou des gels hydro-alcooliques. Il faut réfléchir différemment et arrêter d’essayer de calquer ce qui se fait en Corée du sud dans les bidonvilles indiens, les camps syriens, les favelas au Brésil. Mais c’est la seule réponse que l’OMS apporte », accuse l’ancien chercheur au CNRS.
201 lits et 95 respirateurs pour 4 millions de personnes
Il y a quelques jours, la campagne « Half of Syria » publiait un rapport très complet sur l’impact de la pandémie du Covid-19 sur les Syriens dans le monde entier. Cette initiative soutenue par We Exist, une alliance d’organisations de la société civile syrienne en Europe et dans des pays frontaliers de la Syrie, s’attache à redonner la parole aux millions de déplacés forcés qui représentent aujourd’hui plus de la moitié du peuple syrien.
L’ensemble des informations a été collecté sur le terrain, par des membres ou des partenaires des organismes. On y apprend, non sans surprise, que le système de santé syrien est en piteux état et qu’il sera bien incapable de gérer les malades. Ainsi, ce rapport rappelle que d’après l’OMS, près de 70% du personnel médical a quitté le pays et seulement 64% des hôpitaux et 52% des dispensaires étaient fonctionnels fin 2019.
Dans le nord-ouest, les centres médicaux ont ainsi été la cible des bombardements intensifs du régime et de ses alliés. Au moment où cet article est rédigé, il n’y a que « 201 lits en soins intensifs et ils sont déjà plein. Ils sont en train d’être augmentés, mais cela reste très symbolique. Pour les cas critiques, Alep et Idlib ne disposent que de 95 respirateurs pour adultes mais ils sont déjà utilisés par des patients », déplore Chamsy Sarkis.
L’OMS avait annoncé vouloir envoyer 25 respirateurs de plus. Un chiffre largement insuffisant. Selon l’ancien chercheur, il en faudrait 600 supplémentaires au minimum, 1.400 au mieux. « Mais ce n’est pas tout de faire venir ces respirateurs, il faut aussi les 2.000 médecins formés qui vont avec ! Il n’y a pas ces capacités de staff en Syrie. »
Quant aux masques, il y en a pour le moment suffisamment pour protéger le personnel médical. « Mais dès que l’épidémie sera bien installée, il n’y en aura plus », prévient Chamsy Sarkis. Là encore, la réponse de l’Organisation mondiale de la santé a été insignifiante.
« Pour l’ensemble de la Syrie, l’OMS a donné près de 20.000 masques, 500 flacons de gel hydro-alcoolique et 2.000 boîtes de gants. Ridicule. Et ils les ont donnés à Damas bien sûr, donc bon… » , rit jaune le cofondateur de SMART News Agency.
Impossible de « bien tester »…
« J’ai un message très simple pour tous les pays : tester, tester, tester, » plaidait mi-mars Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’OMS. Tester chaque cas suspect, chaque personne présentant des symptômes du Covid-19 : toux sèche, fièvre, fatigue, difficulté à respirer. Mais dans la province d’Idlib, tester n’est pas une option.
Pourtant, « on ne peut agir à l’aveugle, il faut savoir ce qui se passe, ne serait-ce que pour savoir si la maladie est présente ou pas et pour retracer les contacts des personnes atteintes », rappelle Chamsy Sarkis. L’OMS n’a pour le moment fourni « que 300 tests pour le nord-ouest, et zéro pour le nord-est. Il y a une promesse d’en donner 6.000 au total pour le nord-ouest, mais ils ne sont pas encore arrivés », ajoute-il.
Sur les 300 tests du nord-ouest, la moitié a déjà été utilisée. Et s’ils sont tous revenus négatif, « on ne sait pas, à notre niveau s’ils sont des vrais négatifs ou des faux négatifs », insiste l’ancien biologiste. En effet, il est très difficile d’obtenir des informations sur la manière dont les tests sont pratiqués. Les personnes qui les réalisent ont-elles été suffisamment formées ? Quelle est leur expertise ? Ont-elles les moyens de les faire dans de bonnes conditions pour éviter que les échantillons ne soient contaminés par l’environnement ? « Nous savons qu’ils n’ont qu’un seul appareil de PCR et qu’il est très très basique. Pour le moment, il n’y a aucun cas, mais je suis certain qu’ils ont eu des faux-négatifs », assure Chamsy Sarkis.
… Pour savoir si la maladie est absente du territoire
D’autres tests sont réalisés en parallèle dans le nord et envoyés en Turquie pour analyse. « Mais pareil : nous n’avons aucune information sur la manière dont les échantillons sont prélevés. Et surtout, nous ne savons pas comment ils sont transportés, explique le spécialiste. Sont-ils placés dans du liquide conservateur de l’ARN et à la bonne température ? Cela m’étonnerait qu’un transporteur agréé ou spécialisé soit dépêché sur place. La logistique a besoin d’être parfaite pour être sûr des résultats. »
Or, sans ces tests fiables, impossible d’affirmer que la maladie est réellement absente du territoire. Car si de nombreuses personnes présentent les symptômes les plus courants du Covid-19, « il faut savoir qu’avec les conditions de vie très difficiles, il y a déjà énormément de maladies respiratoires qui circulent en Syrie, notamment des pneumonies, » ajoute Chamsy Sarkis.
Comment faire la différence sans tests ?
Entre 50.000 et 400.000 morts
Il est très difficile d’estimer avec précision le nombre de victimes que fera le Covid-19 s’il s’installait dans le nord-ouest syrien. Nous le savons, les plus vulnérables face à l’épidémie sont les personnes âgées et celles souffrant d’hypertension, de maladies cardiovasculaires ou de diabète.
« Or, ces trois maladies sont extrêmement présentes chez les plus de 25 ans en Syrie, affirme Chamsy Sarkis. Selon des études menées dans des camps en Turquie et en Jordanie, on atteint des taux allant de 20 à 45%. Il n’existe pas d’étude dans les camps en Syrie, mais cela peut nous donner une idée des chiffres. »
Fortement présentes, ces maladies sont également mal traitées. De nombreux diabétiques ne sont ainsi pas stabilisés. « Quant à la malnutrition, rien n’indique pour le moment qu’elle serait un facteur de comorbidité, » ajoute l’ancien biologique.
« L’OMS a créé un outil assez basique qui permet de calculer, d’anticiper le nombre de morts, le besoin en équipements… Il a été fait avec des épidémiologistes. Quand on rentre les données du nord-ouest syrien, on arrive à une estimation entre 50.000 et 400.000 décès », appuie Chamsy Sarkis qui a lui-même réalisé ces modélisations.
Si l’épidémie venait à se répandre, ce serait donc catastrophique. C’est également l’analyse qu’en fait Half of Syria dans son rapport. « La réponse aurait dû être plus rapide. Nous parlons d’une zone où les gens sont piégés et complétement isolés. (…) Le seul espoir pour les syriens est qu’ils prennent leur responsabilité et qu’ils se sauvent par eux-mêmes » leur a confié un directeur d’une organisation membre.
L’espoir d’une réponse locale
Dans la province d’Idlib, une personnalité commence cependant à s’affirmer : il s’agit du docteur Munther al-Khalil, à la tête du directorat de la santé. « Il devient une sorte d’autorité sanitaire locale. Il est très respecté et très aimé », décrit Chamsy Sarkis. Ainsi, il a lancé il y a quelques jours un appel pour mobiliser des volontaires, notamment les étudiants en médecine.
Environ 400 personnes ont répondu présentes. Leur rôle sera de s’appliquer à mettre en place au niveau de leur quartier des sortes « de comités locaux de coordination. Un peu comme ceux qui se sont montés en 2011-2012 dans les villes et les villages lorsque la révolution a éclaté. L’idée est de leur dire : « voilà, à votre niveau, vous pouvez faire respecter un couvre-feu, ou faire ceci et cela. » Le but est d’avoir une réponse claire, adaptée et très locale », détaille Chamsy Sarkis.
Le 22 avril dernier, un groupe « national » de réponse au Covid-19 a également été créé sous l’impulsion du ministre de la Santé du gouvernement intérimaire, Maram al-Sheikh. On y retrouve des grosses organisations humanitaires, la défense civile, les directorats de la Santé d’Idilb et d’Alep, le syndicat des médecins, six organisations médicales…
« C’est une sorte de taskforce syrienne, indépendante de l’OMS, pour faire un contrepoids avec des gens du terrain. Même si elle arrive un peu tard, c’est une bonne chose », estime Chamsy Sarkis.
Et de leur côté, des ONG locales continuent d’apporter une aide adaptée aux besoins réels et à la situation. Ainsi, l’association Syrian Child Protection Network (Hurras Network) a lancé avec Poster for Tomorrow une campagne de financement participatif. L’idée ? Récolter des dons pour envoyer en Syrie des packs hygiéniques comportant des savons, des serviettes et des affiches de sensibilisation.
L’UOSSM (Union des Organisations de Secours et Soins Médicaux) organise également des formations, animées depuis la France et destinées au personnel soignant du nord-ouest syrien. Elle a également publié une tribune appelant à la mobilisation, pour garantir l’accès aux soins et à la santé dans les camps de déplacés.
Il y a encore Women Now For Development qui se penche sur l’impact de l’épidémie du coronavirus sur les femmes, recueillant des témoignages et préparant des d’articles.
Créer des sanctuaires pour protéger les plus vulnérables
Pour Chamsy Sarkis, une des pistes intéressantes à explorer pour le nord-ouest syrien serait la création de « sanctuaires. » Un papier de recherche de la London School of Hygiene and tropical medicine, publié fin mars donne, pour les populations de déplacés forcés vivant dans des camps de réfugiés, des préconisations plus adaptées que celles l’OMS.
« Comme le confinement et la distanciation sociale ne sont pas possibles, il nous faut réfléchir autrement, résume l’ancien chercheur au CNRS. Ce papier nous explique que, puisque le virus tue essentiellement les personnes de plus de 60 ans et celles qui présentent des maladies chroniques, ce sont elles qu’il faut protéger : en les sanctuarisant. En Syrie, il faudrait donc établir une stratégie de confinement inverse : laisser la population locale se faire infecter et s’en sortir, et protéger les plus fragiles. »
Ainsi, l’idée serait de réserver une « zone verte » dans son appartement, dans sa maison, voire dans un immeuble entier dans un quartier, où seraient placées les plus vulnérables, strictement confinés. « Dans un camp de 1.000 tentes par exemple, on en réserve 300 pour les aînés et les malades avec quelques personnes pour s’en occuper. Cette stratégie serait très efficace, mais elle n’est pas mise en œuvre. L’OMS ne la préconise pas, elle se contente de donner les mêmes consignes pour toutes les populations », décrit Chamsy Sarkis.
Pour l’ancien chercheur, c’est une évidence : « en Syrie la réponse au Covid-19 ne peut pas être uniquement médicale. Elle doit être sociétale. Il faut créer des sanctuaires ou des zones vertes pour protéger les plus vulnérables. Ça, c’est une vraie réponse adaptée ! Mais elle doit être accompagnée d’une réponse communautaire : protéger les gens fragiles oui, mais il faut aussi s’occuper de leur famille, gérer l’aide humanitaire, encadrer le secteur éducatif et celui de la santé. La réponse doit englober tous ces aspects et pas uniquement prendre en compte le côté sanitaire, » conclut-il.
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