A qui profitent les sans-papiers ? 4 questions à la journaliste Nejma Brahim
Tout le monde sait et semble fermer les yeux sur le travail des sans-papiers en France. Une main-d'oeuvre qui n'est pas concernée par le droit du travail et qui soutient pourtant de nombreux pans de notre économie. Entretien avec Nejma Brahim spécialiste des questions migratoires chez Mediapart à l'occasion de la sortie de son livre : 2Euros, la face cachée de l'« intégration » à la française.
Vous évoquez « ces esclaves modernes parmi nous » dans votre ouvrage. Quelle est l’ampleur de cette exploitation en France ?
En traitant des migrations chez Mediapart et lors de cette enquête étalée sur près de deux ans, j’ai rencontré des centaines de travailleurs sans-papiers. Je me suis rendue compte que ce phénomène est complètement globalisé. Il s’agit d’un système profondément établi. On entend souvent parler des sans-papiers dans les secteurs dits « classiques » comme le BTP par exemple. Et j’ai réalisé qu’ils travaillent quasiment partout : dans la vente, dans l’aide à domicile, à l’hôpital public… C’est une forme d’esclavage moderne car ces personnes sont forcément exploitées. Une partie des entreprises qui les utilisent le font parce qu’elles connaissent leur vulnérabilité et savent qu’elles ne pourront pas se plaindre. Bien souvent, elles sont payées en dessous du Smic. Elles échappent à la réglementation du travail en France. Parfois, ces personnes ne sont pas payées du tout.
Le travail des sans-papiers peut se faire sous une fausse identité, avec une fausse carte d’identité ou un faux titre de séjour. Les employeurs ou les agences d’interim orientent même les sans-papiers vers des boutiques qui en fournissent. Gérald Darmanin en a connaissance, il en a parlé lors d’une rencontre avec la députée Elsa Faucillon. Mais on laisse ses boutiques prospérer sciemment. Les sans-papiers travaillent aussi sous alias. (avec le vrai titre de séjour d’un autre qui le leur loue contre rétribution ou le leur prête). Et ils ne sont pas correctement rémunérés puisqu’ils versent une commission. Ou parfois, ces personnes ne sont pas rémunérées du tout. Tout cela participe à l’idée de cet esclavage moderne. Ce phénomène globalisé est gravissime. On exploite parfois jusqu’à la mort. Les sans-papiers sont surexposés aux risques professionnels. Je pense à Roland, qui travaillait pour Uber Eat. Lorsqu’il a eu son compte coupé, on lui a proposé l’opportunité de travailler sur un chantier parisien. Il a fait une chute de 30 mètres. Une mort restée dans l’indifférence générale. J’ai tenu à interroger Sabine dans mon livre. Elle l’avait hébergé et elle raconte qui il était. Dans ce livre, je veux leur redonner une identité, un visage.
Vous dites que « La SNCF sait que des sans-papiers nettoient ses rames ». Comment expliquez que de telles entreprises ferment les yeux ?
Depuis des années, j’ai remarqué la présence de sans-papiers dans les trains. Ce sont des personnes qui ramassent nos déchets, qui récurent les WC. Je les ai interrogé pour confirmer mes doutes. La SNCF sait très bien que des sans-papiers nettoient ses rames. Souvent, les entreprises se dérobent en disant « on a externalisé » l’embauche. Pour contextualiser, le travail des sans-papiers passe souvent par de la sous-traitance en terme de recrutement, et les agences d’intérim emploient massivement des sans-papiers. La SNCF laisse faire notamment parce qu’elle peine à recruter.
Dans mon livre, Moussa raconte qu’il enchaine les horaires difficiles, il fait des «découchés », c’est à dire qu’il dort dans la ville ou il travaille. A cela s’ajoute des mauvais traitements. Alors se pose la question de savoir à qui profite les sans-papiers ? Et bien à ceux qui les embauchent y compris ces grandes entreprises comme Leroy Merlin, Super U, ONET, Bouygues Immobilier La Poste … L’emploi des sans-papiers permet aussi des économies en terme de coût. Moussa voit des heures de travail non rémunérées. Et quand il ose poser la question, il sait que cela risque de lui poser des problèmes. Le jour où ces personnes ont le malheur de se plaindre, on s’en débarrasse. Il est question de précarisation, d’exploitation et de cynisme.
Vous visibilisez ces personnes tour à tour appelées « clandestins, illégaux. » Parmi elles, il y a Hajer, femme médecin qui découvre qu’elle fait l’objet d’une OQTF.
Hajer est médecin, et peu importe votre métier, vous pourrez être confrontés à cette réalité, à cette violence institutionnelle. Soudain, elle prend conscience qu’elle est une étrangère en France. Elle le conscientise au fur et à mesure qu’elle rencontre des entraves. Elle était persuadée qu’elle obtiendrait son titre de séjour et découvre qu’elle fait l’objet d’un avis de reconduite à la frontière (OQTF). On voit bien que l’Etat français cible n’importe quel étranger, même pleinement installé depuis longtemps en France. Ces personnes travaillent, consomment en France, emmènent leurs enfants à l’école le matin. Elles mènent une vie tranquille.
Malgré leurs statuts divers, Hajer, Moussa, Sabine, Yao, Sara sont perçus comme des étrangers. Et quand on fait l’objet d’une OQTF, on vit dans le crainte. Il faut faire attention au quotidien. Et pourtant, j’ai constaté que malgré les obstacles, ces personnes arrachent leur intégration, celle-là même que l’État français attend pour pouvoir les considérer.
Comment expliquer que la figure des sans-papiers soit autant connotée négativement ?
La figure de l’étranger est criminalisée par le Président actuel et par le ministre Gérald Darmanin qui en fait un clandestin. Il associe l’étranger à la notion de délinquance, à la dangerosité. Les personnes rencontrées lors de cette enquête sont conscientes de ce statut et se sentent obligées de se comporter différemment des autres. Elles font preuve d’une grande rigueur au quotidien. Elles respectent la loi à la lettre. Elles savent qu’elles seront attendues au tournant au moindre dérapage. J’ai voulu décrire ces personnes dans mon livre pour les incarner physiquement, que l’on puisse les entendre parce qu’on ne les entend jamais. Les sans-papiers ont été à maintes reprises mentionnés dans le cadre des échanges autour de la loi immigration. Mais les médias ne les ont pas invités. Nous l’avons fait à Mediapart où elles ont pu raconter comme dans mon livre, leurs parcours loin des fantasmes sur ces étrangers qui bénéficieraient des aides sociales sans rien faire. Au contraire, ces figures de l’ombre travaillent, souvent beaucoup et la plupart sans contrat, pour, parfois, pas plus de 2 euros de l’heure.
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