[Cinéma] « Argu » : la dignité des rêves au cœur des montagnes libres de Kabylie
Avec « Argu », Omar Belkacemi nous propose l’un des longs-métrages les plus poétiques et éblouissants de l’année 2023. On y suit les pérégrinations de deux frères, Koukou et Mahmoud, résistant aux autorités morales et religieuses dans les montagnes kabyles. Une sublime ode à la liberté et à la nécessité des rêves, récompensée aux Journées cinématographiques de Carthage.
« N’y eût-il dans le désert qu’une seule goutte d’eau qui rêve tout bas, dans le désert n’y eût-il qu’une graine volante qui rêve tout haut, c’est assez, rouillure des armes, fissure des pierres, vrac des ténèbres désert, désert, j’endure ton défi blanc à remplir sur la carte voyageuse du pollen ».
Aimé Césaire
Village kabyle de haute montagne. La caméra d’Omar Belkacemi suit Koukou, jeune homme de 20 ans, rejeté par son entourage et sa communauté. Jugé excentrique et inapproprié par les sages du village, ces derniers décident de l’interner dans un hôpital psychiatrique.
Son frère Mahmoud, enseignant de philosophie dans un lycée de Béjaïa (au nord de l’Algérie), est révolté par cette décision. Il décide alors de revenir dans son village pour s’y opposer. Afin d’échapper à la chape de plomb qui fige ces habitants dans le conservatisme, les préjugés et les traditions éculées, Koukou et Mahmoud se réfugient dans la nature.
L’un des films les plus éblouissants de 2023…
Sublimé par les magnifiques paysages kabyles et des dialogues en langue Tamazight, le film dénonce l’hypocrisie de la société patriarcale, où chaque plan est traversé par l’élan d’une liberté sans concession.
Cette épopée esthétique est une célébration de la nature en même temps qu’une expérience de pensée radicale sur l’innocence, l’inconnu et les arts vivants.
Ode à la liberté, à la nécessité des rêves et à l’amour fraternel « Argu » est ainsi l’un des films les plus personnels, poétiques et formellement éblouissants de l’année 2023, parce qu’il traite de sujets peu mis en lumière, notamment dans le cinéma algérien : la santé mentale, l’oppression des femmes par des autorités morales et religieuses, et l’art comme pilier de la dignité humaine.
… qui rappelle la poésie de Mririda N’aït Attik
Mais « Argu » est aussi un récit à portée universelle où les personnages touchent à une rare sincérité. Oeuvre très personnelle et presque totale, intégrant des éléments picturaux dignes des tableaux de Goya et de la poésie de Mririda N’aït Attik – considérée comme la Sapho berbère -, le film met en lumière la beauté des femmes amazighes et de leur culture.
Les bijoux, les tenues traditionnelles, les chants collectifs tranchent avec l’aigreur des scènes où Koukou est réduit à une autre catégorie d’homme par les commérages, où Mahmoud tend les bras dans le vide pour s’envoler debout sur un rocher, où l’ennui – la mort ? – s’immisce dans les bouches et dans les silences.
L’aube de la consolation
Tantôt, la caméra nous offre des plans fixes invitant à la contemplation des montagnes habillées de brouillard et du quotidien difficile, tantôt, elle suit le mouvement des personnages, peau à peau, elle bouge en même temps et comme eux, plongeant dans leur caractère qui affleure dans chacun de leur geste, de leur regard et de leur cheveu à la poursuite du vent.
Les cadres traduisent l’urgence du cinéaste à saisir l’aube de la réconciliation et de la consolation dans un monde amer et injustement hostile aux idées neuves et différentes.
Le désordre pour renverser les peurs
La vie sans poésie est une mort lente nous dit « Argu », qui signifie « discuter » en langue arabe. Soit le fait de manifester une opinion différente, sans violence, de parler avec d’autres en échangeant des idées. Telle est la grande qualité du film : nous proposer un univers singulier, où le désordre joyeux renverse les préjugés, les peurs, les coutumes pétrifiées les plus anciennes comme le deuil.
« Argu » constitue ainsi une franche prise de parole sur les valeurs morales, esthétiques et politiques de nos existences. Le réalisateur y explore son vécu intime par la fiction tout en saisissant dans un seul geste, le réel effrayant et son miroir poétique, sublime.
Koukou, les sages du village, les femmes délaissées par les hommes partis en exil pour fuir la misère des montagnes, toutes et tous semblent cernés par l’ombre de la déraison ou ligotés par un système archaïque et mortifère.
« Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil »
Le combat de Mahmoud contre l’enfermement de son frère se situe sur le plan éthique, mais aussi esthétique. C’est l’intégrité physique de son frère qu’il défend en même temps que sa sensibilité, son regard sur le monde et tout ce qu’il peut lui apporter de nouveau et de beau. Ce combat rejoint la lutte des femmes pour plus d’émancipation et d’indépendance.
Un récit qui nous rappelle combien nous sommes toutes et tous des êtres de besoins et de désirs. Nous nous fabriquons nous-mêmes avec la matière des rêves. « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil », nous murmure Shakespeare dans « La tempête » (Acte IV, scène 1).
Alors enfin, ce film nous autorise à penser de nouvelles formes d’émancipation à travers la solidarité et la re-création permanente de soi par le chant poétique.
« Argu » sort le 3 mai en salles.
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