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    «Jurisprudence Kaboul» : le cas d’Elyaas Ehsas ou comment les journalistes afghans exilés sont mis en danger

    Elyaas Ehsas a 27 ans. Grand reporter en Afghanistan, il a couvert les exactions des Talibans pour une chaîne de télévision Hazara, une minorité chiite. Actuellement demandeur d’asile sur le territoire français, il a été placé sous procédure Dublin par la Préfecture de Police de Paris. Le 25 novembre dernier, le Préfet de Police a […]

    Elyaas Ehsas a 27 ans. Grand reporter en Afghanistan, il a couvert les exactions des Talibans pour une chaîne de télévision Hazara, une minorité chiite. Actuellement demandeur d’asile sur le territoire français, il a été placé sous procédure Dublin par la Préfecture de Police de Paris. Le 25 novembre dernier, le Préfet de Police a pris la décision de le renvoyer en Suède où il avait précédemment demandé l’asile. Ayant épuisé les voies de recours juridictionnel qui s’offraient à lui à Stockholm, et la Cour Nationale du droit d’Asile ayant récemment changé de jurisprudence sur Kaboul – malgré l’assassinat de trois journalistes début novembre-, le reporter risque un renvoi imminent en Afghanistan.

    Texte : Laure Playoust / Photos : 1/ et 2/ DR – archives personnelles d’Elyaas Ehsas; 3/Firas Abdullah ; 4/Laure Playoust ; 5/Esmatullah Habibian


    Dès 2013, Elyaas Ehsas couvre l’actualité politique afghane pour le média Rahe Farda Radon. C’est dans le cadre de cet emploi qu’il est amené à documenter les attaques menées par les talibans sur le territoire. Bientôt, les menaces de mort l’assaillent.

    Un début de carrière à Kaboul…

    C’est en octobre 2015 qu’Elyaas Ehsas reçoit un appel de la part du groupe armé l’accusant de collaborer avec des puissances étrangères et de trahir sa nation.

    Arrivés au pouvoir en 1996, les Talibans se disputent toujours le pouvoir avec le gouvernement. En décembre 2020, les deux parties ont annoncé observer une pause dans les négociations de paix, qui tentaient de mettre un terme à un conflit qui dure désormais depuis dix-neuf ans. Les attaques à la bombe, à la roquette et affrontements extrêmement violents restent fréquents dans le pays, particulièrement dans la capitale, Kaboul.

    Quelques jours plus tard, il est à nouveau contacté : les talibans exigent qu’il fournisse des informations à propos de personnes ciblées par le mouvement fondamentaliste islamiste. Le journaliste refuse, pour se voir signifier qu’il devient de ce fait lui-même une cible.

    Malgré un signalement auprès de sa hiérarchie et une plainte déposée à la police, sa sécurité est impossible à assurer. Après s’être caché quelques jours, il prend la décision de fuir.

    Elyaas Ehsas dans un studio d’enregistrement (au premier plan) © Elyaas Ehsas

    … Avant l’exil à Stockholm

    Le voyage d’Elyaas Ehsas se fait en plusieurs étapes. Il traverse d’abord les frontières pakistanaises, iraniennes et turques à pied. Une fois arrivé en Turquie, il trouve une embarcation qui lui permet d’atteindre la Grèce.

    « C’était très dur, le bateau était prévu pour dix à quinze personnes. Nous étions 45. Deux des trois moteurs ne fonctionnaient pas. Tous les gens priaient. Les moteurs se sont arrêtés plusieurs fois en pleine mer. On avait perdu espoir quand on a aperçu les lumières et réalisé qu’on était très proches de la frontière grecque. Cette nuit, c’était un cauchemar », se souvient-il.

    Certains de ses proches vivant en Suède, le journaliste décide de s’y rendre pour demander l’asile.

    Le règlement Dublin en question

    En décembre 2015, Elyaas Ehsas se trouve en terres suédoises. Là, il est confronté à un problème récurrent. Ayant présenté ses empreintes lors d’un contrôle policier en Allemagne, la Suède considère que le journaliste y a déposé une demande d’asile.

    Après six mois d’attente, premier refus.

    Bien intégré à la société suédoise, il apprend la langue et s’investit auprès d’une organisation fondée par les personnes réfugiées pour les personnes réfugiées. « J’ai travaillé avec eux, payé des impôts auprès du gouvernement… Je n’ai jamais rien fait d’illégal », martèle-t-il.

    Les années passent, trois procédures sont engagées au total. « En Suède, on passe d’abord devant l’office des migrations, si la demande d’asile est rejetée, le demandeur peut faire un recours devant un tribunal administratif statuant en commission spéciale migration. En cas de nouveau rejet, un appel devant la cour administrative d’appel de Stockholm est fait », nous explique Clément Pere, l’avocat du reporter.

    2020 marque la date du dernier rejet. « On ne remet pas en cause sa citoyenneté afghane, ni son statut de journaliste. Ils ont considéré que sa situation n’était pas suffisante pour le protéger, alors qu’il avait déjà un soutien de Reporters sans frontières », poursuit le conseil.

    Evacuation du campement de Saint-Denis (93) au 17 novembre 2020. © Firas Abdullah.

    Le campement de Saint-Denis, « le pire endroit que j’ai vu en Europe »

    Dans la lettre de refus qu’Elyaas Ehsas reçoit, le gouvernement insiste sur le caractère “sûr” de l’Afghanistan. Ce dernier se voit confisquer ses papiers d’identité et sa carte de presse, et décide alors de quitter la Suède en septembre 2020.

    Il transite par l’Allemagne, où il est placé en quarantaine en raison du Covid-19, avant de gagner la région parisienne. « Des amis m’ont envoyé de l’argent depuis la Suède. Grâce à ça, j’ai pu m’acheter un passe Navigo (abonnement pour le transport public à Paris, ndlr). J’ai essayé d’appeler l’Office français de l’immigration et de l’intégration, et j’ai mis deux semaines avant d’obtenir un rendez-vous pour déposer ma demande d’asile », explique le journaliste.

    Pendant ce temps-là, il vit au campement de Saint-Denis dans des conditions indignes. « Il n’y avait pas de toilettes, pas de douches. On devait aller chercher le petit-déjeuner à Porte de Saint-Ouen, puis le repas du midi à Porte de la Villette. On était épuisés. Sur le campement, on perd la notion du temps. Les gens étaient malades, toussaient, j’ai eu très peur d’attraper la Covid. Et encore, j’avais la chance d’avoir une tente achetée grâce à l’argent de mes amis », poursuit le jeune homme.

    Du manque d’harmonisation du droit d’asile à l’échelle européenne…

    Très vite la réponse tombe : dubliné par la Suède, il ne peut pas déposer une demande en France. « C’est symptomatique du fait que Dublin ne fonctionne pas, car il n’existe aucune harmonie du droit d’asile au niveau européen, dans la position à l’égard des pays d’origine. Tant qu’on a pas d’agence européenne pour harmoniser, ça ne fonctionnera pas », constate Clément Pere.

    Et, pour illustrer ce manque, les chiffres sont parlants. « Concernant les demandeurs afghans, en 2018, il y avait plus de 80% de chance d’avoir une protection en France contre 24% en Bulgarie ; 33% en Suède et 52,2% en Allemagne (sources EASO et AIDA) », poursuit l’avocat. Ce dernier a donc déposé une contestation auprès du tribunal administratif de Paris. L’audience est prévue le 28 décembre prochain.

    Au matin de l’évacuation du campement de Saint-Denis. © Laure Playoust

    … et du changement de la position sur Kaboul

    Le 20 novembre dernier, la Cour Nationale du droit d’asile (CNDA) a émis un changement, sur ce que l’on nomme communément “ la jurisprudence Kaboul”. Jusque-là était acté, par principe, que la violence générée par le conflit armé en Afghanistan attribuait, sauf cas particuliers, la « protection subsidiaire » aux afghans. A défaut du statut de réfugié qui est réservé aux cas de persécution individuelle.

    Depuis peu donc, deux nouveaux éléments sont à prendre en compte. D’abord, la seule invocation de la nationalité afghane d’un demandeur d’asile ne peut suffire à établir le bien-fondé de sa demande de protection internationale. Ensuite, les expulsions se retrouvent facilitées, même si elles doivent obligatoirement passer par la capitale afghane.

    « La violence aveugle prévalant actuellement dans la ville de Kaboul n’est pas telle qu’il existe des motifs sérieux et avérés de croire que chaque civil qui y retourne court, du seul fait de sa présence dans cette ville, un risque réel de menace grave contre sa vie ou sa personne », avance ainsi la CNDA.

    Un timing qui prête à confusion, tant pèsent notamment à l’endroit des journalistes de sévères menaces. Depuis le début du mois de novembre, trois journalistes ont été assassinés. Le 7 novembre dernier, Yama Siawash, ancien présentateur télé, est tué par une bombe cachée sous sa voiture. Le 12 novembre, c’est Aliyas Dayee, 33 ans, travaillant pour Radio Liberty, qui est assassiné dans les mêmes circonstances. Le 10 décembre, la journaliste et militante Malalai Maiwand est tuée à l’arme à feu. Daesh a revendiqué l’attaque.

    D’autres confrères ont également perdu la vie dans des circonstances laissant peu de place au doute. Comme le pointe TV5 Monde : « Rafi Sidiqi, journaliste et ancien dirigeant de Khurshid TV, a succombé à une « inhalation de gaz » fin novembre, et Fardin Amini à une « mystérieuse attaque, le 11 décembre».

    Pour rappel, dans le classement 2020 de Reporters sans frontières, où l’Afghanistan figure en 122e position (sur 180 pays ndlr), la lumière est mise sur la condition particulière des femmes journalistes, qui restent des cibles privilégiées « dans un pays où la propagande fondamentaliste, (est) très active».

    Prouver le passé : le rôle de Reporters sans frontières

    Victoria Lavenue, responsable assistance chez Reporters sans frontières, suit le cas d’Elyaas Ehsas depuis octobre 2019, date à laquelle il est entré en contact avec l’antenne suédoise de RSF. « Quand on reçoit une demande, on explique aux journalistes les possibilités pour ne pas susciter de faux espoirs. On fait remplir un formulaire et, basé sur ce témoignage, on contacte les organisations et correspondants sur place pour vérifier. On a été en capacité de tout confirmer dans le cas d’Elyaas. C’était assez facile, car le dossier était bien documenté et appuyé par de nombreuses vidéos. On a envoyé un document aux autorités suédoises, mais ça n’a pas du tout fonctionné. Elles ont estimé que les menaces dont il avait fait l’objet dataient de 2015, et donc qu’elles n’étaient plus d’actualité », explique Victoria Lavenue.

    Vue de Kaboul. En Afghanistan, les attaques contre les reporters se poursuivent, conférant au pays la 122e position dans le classement de RSF pour la liberté de la presse dans le monde. © Esmatullah Habibian.

    Le hic ? Le danger ne fait que croître.

    « On a réécrit à la Suède pour dire que les menaces étaient encore plus importantes, spécifiquement parce qu’il était parti à l’étranger. Ce qui le désignerait encore plus comme un traître ». Pas de réaction de la part des autorités. « C’est une décision absurde et dangereuse », renchérit-elle.

    Contrairement à la France, la Suède tout comme l’Allemagne, considèrent la possibilité d’asile interne pour l’Afghanistan (possibilité pour un demandeur de trouver une protection sur une partie du territoire de son pays d’origine. Cette possibilité peut justifier le rejet de la demande d’asile, ndlr).

    Actuellement, les afghans représentent 2,7 millions de personnes réfugiées dans le monde. Malgré le fait que la majorité s’est exilée vers le Pakistan frontalier, ils sont les deuxièmes demandeurs d’asile en Europe, derrière les syriens. En 2019, ce sont les premiers demandeurs d’asile en France avec 61.000 demandes déposées.

    Malgré l’accord de paix historique signé en février 2020 entre les talibans et Washington, la concorde reste chimérique, et les journalistes en exil, demeurent plus que jamais en danger.

    
    
    
    
    

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