« La fortification de l’Europe », zoom sur une tendance préoccupante qui s’amplifie
Sur le vieux continent, les murs se multiplient avec comme dessein d'enrayer les déplacements de populations. Des constructions au coût faramineux, qui n'ont toujours pas démontré leur efficacité. Entretien avec Damien Simonneau, maître de conférences en science politique et spécialiste des politiques frontalières européennes.
La construction de murs est une tradition tristement séculaire. Le mur d’Hadrien, la grande muraille de Chine, le mur de Berlin ou plus récemment encore celui qui sépare la Grèce de la Turquie.
Sur le vieux continent, cette tradition s’actualise de nouveau dès la fin des années 1990 avec de colossaux chantiers des Etats pour protéger leurs frontières. L’arrivée des réfugiés Syriens en 2015 a notamment précipité cette tendance. « L’on assiste à une accélération de la fortification de l’Europe. Le continent se barricade et renforce ses frontières », confirme Damien Simonneau, maître de conférences en science politique et spécialiste des politiques frontalières européennes.
En 1989, l’on dénombrait onze murs de séparation. Désormais, l’on culmine à 65 à travers le monde dont une dizaine en Europe, selon un rapport de recherche européen. Mais alors, comment expliquer ce regain d’intérêt pour l’érection de murs aux frontières ? Les Etats invoquent plusieurs raisons, et notamment celle de la lutte contre l’immigration, considérée comme clandestine et altérant la sécurité intérieure. Cela a, par exemple, été le cas en 2016 avec la menace terroriste. L’érection de remparts est également justifiée pour la lutte contre la contrebande d’armes et de drogues.
« Mais derrière ces raisons se trouvent aussi des enjeux politiques et électoraux. L’exemple de l’Italie en est le plus prégnant. Le gouvernement transalpin explique que face à l’augmentation des déplacements, il faut agir rapidement. Cela lui permet de légitimer l’état d’urgence et de restreindre les sauvetages en mer », analyse Damien Simonneau.
Du rôle de Frontex
En 2004, pour la surveillance de ses frontières, Bruxelles créé Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes. Depuis, elle se fait la principale voix pour la construction de frontières physiques aux limites du continent. « Elle justifie la nécessité de ses murs au nom « d’un péril migratoire », selon ses propres termes, ou du risque « d’appel d’air » », appuie le chercheur. Une fallacieuse théorie conservatrice selon laquelle l’UE encouragerait les déplacements en améliorant ses conditions d’accueil.
L’agence de surveillance s’est également spécialisée dans l’anticipation de mouvements migratoires. Un exercice auquel peu de scientifiques se risquent, tant ils restent imprévisibles. « Ce n’est que de la prédiction. Il est très difficile d’anticiper ce qui va pousser les personnes à partir. Prenons l’exemple du réchauffement climatique : comment faire le lien entre la progression du désert au Niger et le fait que cela va amener plus de personnes à se déplacer ? », interroge Damien Simonneau.
Des Etats souverains de leurs frontières
Au-delà des politiques de Bruxelles, certains Etats membres décident d’ériger eux-mêmes des murs, des barbelés et des barrières, de déployer des technologies. Telle la Pologne qui, en 2021, a construit plus de 180 kilomètres de clôture en 180 jours.
La même année, douze pays – dont Varsovie – ont signé une lettre exhortant la Commission européenne à financer ces chantiers. L’épineuse question du budget provoque ainsi des affrontements entre les Etats membres et la commission européenne. « Les pays souhaitaient que les fonds pour la défense et la lutte contre l’immigration soient utilisés pour la construction de murs. Ce que Bruxelles a toujours refusé. D’un point de vue symbolique, ces murs rappelleraient trop celui de Berlin et la partition de l’Europe », appuie Damien Simonneau.
Toutefois, Bruxelles participe bien à la militarisation des frontières. « Cette passe d’armes est un peu hypocrite, car les budgets convergent pour renforcer les frontières et le contrôle migratoire. Non pas en construisant des murs, mais sous forme de caméras, d’équipements policiers et de technologies informatiques et biométriques », regrette Damien Simonneau.
Une autre zone d’ombre demeure : combien coûte la politique de surveillance de l’UE ? « Il est ardu d’avoir une idée précise des budgets alloués. On peut parler de milliards d’euros. Mais, ce n’est pas toujours transparent. Surtout, d’autres budgets peuvent servir à la surveillance des frontières. Si l’UE a décidé de renforcer ses confins, l’on pourrait estimer – compte-tenu de l’importance des sommes engagées – que cet argent pourrait être placé ailleurs. Il s’agit bien de choix politiques », déplore le maître de conférences.
« Les murs ne font que déplacer les problèmes »
Les moyens alloués à la surveillance des frontières sont ainsi colossaux et ils augmentent chaque année. En 2023, le budget de Frontex devrait être de 845 millions d’euros. Pourtant, la proposition de l’agence de construire des frontières physiques peine à faire ses preuves. « Si, à un endroit, l’on dénombre beaucoup de passage d’individus, et que l’on construit un mur, l’on peut affirmer que c’est efficace localement. En revanche, à l’échelle du continent, cela fait désormais 25 ans que l’on injecte beaucoup d’argent dans le blindage des frontières, et force est de constater que cela n’arrête pas les déplacements humains », analyse Damien Simonneau.
Pour le chercheur, cela est même contre-productif. « Les murs ne font que déplacer les problèmes. Cela oblige les personnes à prendre des routes beaucoup plus dangereuses et favorise les réseaux de passeurs. Bruxelles ne prend pas en compte les raisons qu’ont les individus de se déplacer. Ces politiques ne sont pas de bonnes politiques migratoires », déplore-t-il.
« On associe les situations migratoires de mobilités transfrontalières à des enjeux de guerre »
Autres conséquences de la construction de ces murs ? Cela vient légitimer l’idée qu’une bataille se joue aux frontières. « Avec un potentiel infiltré, un envahisseur derrière les exilés. C’est un amalgame dangereux », prévient Damien Simonneau.
Désormais, la construction de frontières physiques se concentre principalement à l’est de l’Europe. C’est le cas à la frontière entre la Finlande et la Russie, où le 28 février dernier les Finlandais ont débuté la construction d’une clôture de 3 mètres de haut, surmontée de barbelés. Coût de l’opération : quelque 380 millions d’euros.
À l’instar du pays nordique, la Lituanie a annoncé avoir terminé la construction d’un mur sur l’entièreté de sa frontière avec la Biélorussie fin décembre 2022, du fait de tensions entre les deux pays. Le premier accuse le second d’instrumentaliser les personnes exilées en les laissant traverser les frontières.
« La guerre en Ukraine a mis en lumière le souhait des pays de l’Est de se barricader. Les politiques de murs sont un moyen de rassurer. Et, ils amalgament toutes les situations de mobilité transfrontalière avec un potentiel moment de guerre. Il y a fort à penser que la situation à l’est de l’Europe va banaliser ces murs », analyse Damien Simonneau.
Cultiver l’idée que les déplacés sont des envahisseurs permet de « faire oublier que ces personnes relèvent des conventions de Genève, du droit international et du droit d’asile ». Des textes… dont tous les pays de l’UE sont pourtant signataires.
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