I. Maalouf : « Il faut savoir entendre pour pouvoir dialoguer »
Président du jury du prix de la Création Sonore à Cannes 2024, le trompettiste et compositeur Ibrahim Maalouf nous livre un entretien inspirant autour de son rapport philosophique au son et à la musique. Il évoque aussi le sort du Liban, son pays natal et sa double culture avec la France ou il a grandi et poursuit son parcours artistique exceptionnel.
Entretien réalisé par Leila Amar lors du Festival de Cannes 2024.
Racontez-nous ce que vous faites au Festival de Cannes?
Maalouf : Je suis ici parce qu’on m’a proposé d’être président du jury de la création sonore dans le cadre de la sélection Un certain regard.
Mais pour le moment, pas dans l’autre compétition, la grande compétition qui décerne la palme…
IM: Je pense que le Festival de Cannes aurait tout à gagner, ne serait-ce que par rapport à sa crédibilité. On est à une époque où on parle d’écologie, on parle d’environnement, d’environnement sonore, de santé. Comme dit très souvent Christian Hugonnet, les oreilles n’ont pas de paupières, on ne peut pas fermer les oreilles, on ne peut pas décider de les fermer comme ça.
C’est ce qu’avait dit Aya Nakamura pendant les JO. Elle a dit : ça vous embête, parce que vous pouvez ne pas me voir, mais vous ne pouvez pas être sourds.
IM: Voilà exactement, elle a raison. Ce que dit Christian Hugonnet, c’est qu’on ne peut pas décider de ce qu’on entend, de ce qu’on entend ou de ce qu’on entend pas. Et donc c’est une prise de conscience générale de l’environnement sonore dans lequel on est, qui va protéger nos oreilles? Les oreilles de nos enfants et l’idée n’est pas uniquement liée à la santé, c’est la santé aussi. Il y a une valeur philosophique, sociétale et sociale. Moins on sait entendre et moins on sait échanger et donc moins on sait dialoguer.
Ça passe par quoi?
IM: Savoir entendre et apprendre à entendre, apprendre à écouter. C’est hyper important. Une grande mission que je me suis lancée, il y a quelques années en tant que musicien dans le domaine de la pédagogie de l’enseignement, c’est d’apprendre aux musiciens à improviser. Et l’improvisation, c’est vraiment un autre domaine de la musique qu’on connaît de moins en moins.
Ça ne se fait plus.
IM: Ça se fait de moins en moins. Alors il y en a qui sont dans une démarche de le réintégrer. Mais en réalité, dans l’échelle du temps, on sait que cela s’est beaucoup perdu. Et pour l’improvisation, on est obligé d’apprendre à entendre, d’apprendre, à écouter ce qu’il y a autour de nous. Tout à l’heure, j’étais en train de faire une autre interview et à côté de nous, les gens n’ont même pas fait attention parce qu’ils nous écoutaient pas et parlaient très, très fort alors que j’étais en train d’enregistrer une interview. Donc les gens maintenant ont de moins en moins conscience de ce qui les entoure. Il y a beaucoup plus de débats, de dialogues de sourds. Les gens se coupent la parole sans s’être véritablement écoutés. On s’entend, mais on ne s’écoute plus.
Vous pensez que c’est propre à notre ère, à notre époque, le fait de ne plus écouter et que le fait d’améliorer les conditions sonores, ça pourrait nous ramener vers quelque chose d’un peu plus collectif?
IM: Je ne sais pas si c’est propre à notre époque. Je n’ai pas vécu les autres époques, mais j’ai comme l’impression que vraiment, ça va de plus en plus mal à ce niveau-là Je crois vraiment que c’est un problème d’avenir extrêmement important. On parle de l’air, par exemple, il y a encore 40 ans, très peu de gens vous parlaient de la qualité de l’air. Aujourd’hui, la qualité de l’air, c’est fondamental. On ne parlait pas des écrans par exemple. Maintenant, on parle d’attention. Du fait que les écrans s’abîment les yeux, l’attention, ça devient vraiment infernal. Vous pouvez plus entrer dans un restaurant sans qu’il y ait de la musique. On est obligé de crier pour s’entendre dans un resto. C’est devenu un truc d’entertainment. C’est devenu cool de mettre de la musique fort. Et je pense qu’en effet, dans pas très très longtemps, on va se rendre compte qu’il y a de vraies conséquences sur nos oreilles, sur les oreilles de nos enfants et qu’il y a un moment où on n’arrive plus à échanger les uns avec les autres.
Vous avez déjà composé de la musique pour plusieurs films français, internationaux aussi. Vous êtes en train d’arrêter doucement la trompette?
IM: Oui, mais la musique du tout! Pas tout de suite. Je me demande si je regrette pas de l’avoir dit, mais en réalité, c’est simplement que j’avais besoin de mettre des mots sur cette idée là, qu’à un moment je vais m’arrêter et je sais que je vais m’arrêter. Je me suis posé ces questions-là en 2017. J’avais besoin de me poser ces questions là. C’est une période un peu compliquée de ma vie et au moment où je me suis posé la question, ma réponse était oui. Je vais m’arrêter et la deuxième question, c’était oui, mais quand ? Et je savais que c’était dans un disque, dans dix, quinze ou 20 ans. À partir de cette date de 2017, j’ai commencé à imaginer et à savoir. Et donc je savais qu’il me fallait à peu près sept ans pour préparer le projet qui allait démarrer ce processus. Et c’est d’ailleurs le projet qui va sortir bientôt. C’est un projet de passage de relais et donc c’est le début du processus d’éloignement progressif de l’instrument trompette. Même si je jouerai toute ma vie de la trompette. Je ne vais pas continuer à faire des concerts toute ma vie.
Puis-je vous demander pourquoi est née cette envie d’arrêter? Parce qu’il y en a qui continuent leur instrument jusqu’à leur mort.
IM: Déjà, moi, je ne vais pas mourir! (Rires) Moi, j’adore la trompette. J’ai fini par apprendre à aimer cet instrument. Mais en réalité, quand j’étais petit, je jouais avec mon père parce que ça me liait à lui. Mais la trompette en elle-même, je n’étais pas particulièrement passionné par ça. Bon, ça fait maintenant 35 ans que je joue. Quand j’étais jeune, je voulais faire de la musique de films et je n’ai pas eu d’opportunité et surtout avec la troupe. Et c’est venu via la trompette. Et bien le fait que j’ai commencé à faire des concerts et quand on a commencé à me connaître, donc tout est lié. Et maintenant, par exemple, si vous me demandez comment je vois l’avenir, déjà beaucoup plus dans le cinéma. C’est d’ailleurs pour ça que je suis là aussi parce que j’ai travaillé avec beaucoup de Français et internationaux. J’ai monté les marches il y a sept ans, en 2017 aussi avec Naomi Kawase qui est une super réalisatrice japonaise. J’ai fait la musique de son film et on était ensemble ici à Cannes. Et je pense que ce passage de relais va se faire en douceur en quelques années et que l’avenir pour moi est plus dans la création musicale et la création.
Est ce que vous envisageriez le style des comédies musicales?
IM: J’adore ça. Je rêve du jour où je composais une musique dans un film musical. La musique que j’ai composée pour le film de Claude Lelouch, c’est presque ça. Cela n’est pas une comédie musicale, mais c’est un film musical qui sort à l’automne 2024.
Je voulais revenir sur un morceau qui vous a fait connaître, en tous cas un de vos morceaux phares, c’est Beirut. Je voulais parler du Liban, un pays qui va mal depuis l’explosion du port de Beyrouth.
IM : Il allait mal. Mais c’est vrai que depuis l’explosion, ça a été exponentiel.
Aujourd’hui, dans votre musique, quel est votre rapport au Liban? Est ce que ça continue d’imprégner votre musique ou est ce que finalement, vous en éloignez un peu plus?
IM: Le Liban est de plus en plus présent dans ma vie. Je pense que le fait que moi, je suis né à Beyrouth et j’ai vécu par intermittence quand on était jeune. Et puis en grandissant, de plus en plus. Donc je passe énormément de temps au Liban et plus mon pays va mal et plus j’y suis attaché, plus il y a des problèmes et plus j’y vais, plus ma famille galère et souffre et plus j’ai envie de les aider et plus j’y vais. Et je pense que c’est un sentiment qui est vraiment énormément partagé par tous les Libanais que je connais, qui sont expatriés ou qui vivent à l’extérieur. Et il y a quatre fois plus de Libanais ou cinq fois plus de Libanais qui vivent en dehors du Liban qu’au Liban. C’est vrai que c’est un pays et je le dis souvent ça, j’espère que le Libanais m’entendront, parce que je pense que parfois les Libanais qui vivent au Liban oublient ce détail là. Et c’est loin d’être un détail. Le Liban est un pays beaucoup plus fort qu’il n’en a l’air et beaucoup plus stable qu’il en a l’air, parce que la stabilité du Liban, c’est tous les Libanais du monde qui sont extrêmement attachés à leur pays. Alors même des Libanais qui parlent peu l’arabe ou qui n’y vont pas ont un attachement. On envoie de l’argent, on aide la famille, répare les maisons, et cetera. C’est un socle assez solide. L’histoire du Liban et l’attachement des Libanais, même parfois de troisième ou quatrième génération, qui sont au Brésil, en Argentine, je l’ai rencontré pendant mes tournées. Il est tellement puissant que vraiment, c’est ce qui permet au Liban d’ailleurs de pouvoir considérer que même s’il est très souvent à genoux depuis ces quatre dernières années, il n’est jamais tombé. Moi, je suis Français à 100 %, oui, mais je suis aussi libanais à 100 %. Et donc, ce sentiment est très fort. C’est ce qui permet à ce pays de résister. Et les Libanais qui vivent au Liban et qui vivent les drames du Liban ne doivent pas oublier que le Liban, c’est aussi tout ce monde-là.
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