Gilles Pison « Un débat sur les migrations à l’échelle européenne est nécessaire »
Directeur de recherches à l'Institut national d'études démographiques (INED) et professeur au Muséum national d’histoire naturelle, Gilles Pison appelle à une plus grande considération de la parole scientifique, qui permettrait selon lui de faire reculer de nombreuses idées reçues sur la migration.
Fin février, une tribune publiée dans le Monde pour une convention citoyenne sur la migration a récolté 400 signatures de chercheurs. A l’heure où des « experts » prédisent une submersion migratoire et un envahissement de l’Europe par des populations exilées, ces chercheurs souhaiteraient remettre la parole scientifique au cœur des débats. Le démographe Gilles Pison, rappelle ici l’importance des chiffres et des données pour lutter contre la désinformation et les idées reçues.
Pourquoi une convention citoyenne sur l’immigration est-elle nécessaire ?
Comme pour le climat ou la fin de vie, la question de la migration mérite sa convention. Jusqu’ici, la parole des chercheurs n’est pas audible. Avec d’autres chercheurs, historiens, géographes ou économistes on fait le constat que nos travaux n’alimentent pas ou trop peu, les débats. Pourtant nous publions régulièrement des ouvrages accessibles au grand public. Nos résultats ne correspondent peut être pas à ce que certains souhaiteraient entendre…
L’avantage principal d’une convention serait de faire plancher des citoyens à partir de donnés et de chiffres précis. Nous ne serions ni dans l’émotion ni dans la polémique. Selon moi, cela permettrait de faire mieux connaître les faits et de faire reculer de nombreuses idées reçues qui polluent actuellement les débats. J’irais même plus loin: cette convention devrait s’organiser à l’échelle européenne. Les décisions prises par Bruxelles sont totalement méconnues, et « le dialogue » s’ouvre uniquement lorsqu’un bateau de migrants s’apprête à accoster en Europe. Nous devons débattre avec des Allemands, des Espagnols ou des Grecs pour accorder nos violons.
Vous parlez d’idées reçues, quelles sont-elles ?
J’observe que beaucoup de commentateurs, experts ou politiques font une mauvaise lecture analytique. Ils ne mettent pas correctement en perspective les chiffres des migrants avec ceux de la population mondiale. Il est essentiel de prendre du recul. Sur huit milliards d’habitants, 4 % seulement sont des immigrés, c’est-à-dire qu’ils vivent dans un autre pays que celui où ils sont nés.
Cela représente environ 280 millions de personnes. Ce qui est surprenant, c’est de constater que les principaux déplacements s’effectuent entre pays développés. On compte en effet 136 millions de personnes nées dans un pays riche et vivant dans un autre pays riche. Le deuxième groupe en importance est celui des personnes nées dans un pays pauvre et qui habitent dans un pays riche, elles sont 96 millions. Puis on trouve un troisième groupe de personnes nées dans un pays pauvre et qui habitent dans un autre pays pauvre, elles sont à peu près 39 millions. Enfin, le dernier groupe ce sont les individus nés dans un pays riche et qui habitent dans un pays pauvre, ils ne sont que 10 millions. Les pays riches incluent ici les pays à revenu élevé ou à revenu intermédiaire supérieur selon les dénominations de la banque mondiale, les pays pauvres sont ceux à revenu faible ou intermédiaire inférieur.
Il y a un siècle, avec la colonisation, les migrants étaient des personnes nées dans des pays riches pour s’installer dans des pays pauvres. Il y a eu depuis un « renversement des flux migratoires » pour reprendre l’expression d’Alfred Sauvy. Si la situation a changé, on ne peut pas pour autant parler de colonisation de l’Europe par les populations africaines. Il y a cette crainte chez certains que les subsahariens viennent envahir l’Europe et se substituer aux occidentaux.
Vous évoquez la théorie du grand remplacement, de quoi s’agit-il ?
Premièrement, je n’emploie pas cette expression car elle ne correspond à aucune réalité. Les flux de l’Afrique subsaharienne vers l’Europe devraient certes augmenter du fait notamment de la croissance de la population de l’Afrique et aussi de son développement. Mais cela ne signifie en aucun cas que toute l’Afrique va se retrouver en Europe. Les immigrés subsahariens occuperont une place plus importante tout en restant minoritaires. D’après les modèles, ils pourraient peut-être représenter 4 % de la population européenne en 2050.
Une des raisons pour lesquelles les Africains ne vont pas envahir l’Europe, c’est qu’ils migrent peu au loin en réalité. En raison de leur pauvreté, on observe que les subsahariens immigrent moins au loin que les habitants des autres continents. On oublie que la migration au loin engendre des de coûts et suppose de disposer de ressources, soi-même ou sa famille. Elle suppose aussi d’avoir un minimum d’instruction. Les personnes qui n’ont pas été à l’école ne migrent pas au loin. Les Subsahariens migrent, mais souvent dans les pays voisins, ou à l’intérieur de leur propre pays, en raison des conflits et des guerres civiles. 70% des migrations subsahariennes ont lieu à l’intérieur de l’Afrique.
Je constate également une confusion entre les notions de stock et de flux. Le nombre de personnes qui entrent dans un pays au cours d’une période donnée est un flux. Le nombre de personnes vivant dans un pays à une date donnée et qui sont nés à l’étranger est une mesure du stock. Certaines peuvent y être arrivées il y a longtemps, d’autres plus récemment. Un pays peut avoir un stock important et un flux très faible. La France est dans ce cas. Le stock d’immigrés c’est 10% en France.
Il ne faut ni minorer ni majorer le nombre d’immigrés. Nous sommes 68 millions, il y a 7 millions d’immigrés en France. Quant aux flux, on sait que 41 % de ceux qui arrivent sont nés en Afrique – la moitié au Maghreb et l’autre moitié au sud du Sahara – 32 % sont nés en Europe, et le quart restant, dans d’autres régions du monde.
Ailleurs dans le monde, ces questions sont-elles aussi sensibles qu’en France ?
Oui, cette crainte, ce fantasme on les retrouve par exemple aux Etats Unis à propos des Mexicains. En France, on peine à avoir une politique migratoire claire et assumée. C’est illusoire de penser pouvoir stopper les migrations. Les murs, les frontières, n’ont jamais empêché les passages. Il serait préférable d’avoir une vision claire de ce que l’on souhaite.
A la différence de la France, la vision des Etats-Unis et du Canada sur l’immigration a l’avantage d’être plus claire, même si elle peut être discutée. En Europe nous n’avons pas de vision sur les migrations ni de politique assumée. Il faudrait des citoyens plus éclairés. Ce serait très utile d’avoir des échanges entre européens pour s’entendre sur ce que l’on souhaite dans ce domaine et discuter des moyens d’y arriver.
Cela ne veut pas dire que nous, Européens, devons calquer notre politique migratoire sur celles des Canadiens, des Américains ou des Néo-zélandais, mais au moins assumer que nous sommes comme eux une région d’immigration. En France, on a de la peine à reconnaître l’apport important de l’immigration dans la population du pays. Une immigration de longue date. Il faut l’assumer car c’est un fait historique.
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