« Je suis mécanicien polyvalent » lance Mamadi en présentant son CV à la chargée de recrutement de l’entreprise Suez. Sa candidature intéresse Odile Bakolea. Elle recherche des profils techniques pour faire de la maintenance dans les usines de traitement de déchets ménagers du groupe en Ile de France. « Je vous propose de vous rappeler pour parler de vos connaissances, de votre expérience. Voici mon numéro, vous pouvez m’appeler. » ajoute-t-elle. Mamadi semble surpris qu’un entretien se profile. Réfugié en France, ce jeune guinéen cherche activement du travail depuis 2 ans, sans succès. Sur le stand voisin, occupé par l’un des leaders de l’intérim, Randstad, un accueil tout aussi bienveillant est offert à Iryna. Elle candidate dans le domaine du marketing digital. Elle apprend le français, parle anglais et ukrainien, sa langue maternelle. « Votre profil colle exactement avec ce que l’on recherche pour la période des Jeux Olympiques à Paris. Et ensuite, nous allons travailler à vous stabiliser avec d’autres missions » annonce Jennifer Frugier, l’une des recruteuses. « Ce salon, c’est une grande opportunité pour moi » confie la candidate, après un long soupir de soulagement. En France, le taux de chômage des personnes ayant le statut de réfugié est de 34 %, selon l’étude gouvernementale Elipa 2, contre 7 % pour le reste de la population.
Sur ce salon, le ton est donné : chaque CV présenté sera étudié avec attention par les entreprises présentes. Si un profil correspond à un emploi à pourvoir chez l’un des membres de Tent France, le candidat ayant obtenu le statut de réfugié ou bénéficiant de la protection internationale peut être accompagné vers l’emploi, par le biais de la formation et du mentorat.
« Placer les humains avant les profits » est la philosophie du fondateur de Tent, Hamdi Ulukaya. Arrivé aux Etats-Unis à 22 ans avec 3000 dollars en poche, cet immigré turc d’origine kurde est devenu milliardaire en fondant la marque de yaourts grecs Chobani. Tout au long du développement de son empire, l’entrepreneur a embauché et accompagné l’intégration d’employés réfugiés. Il affirme avoir constaté l’impact que ces salariés ont eu sur son usine du nord de l’État de New York, et sur la communauté environnante. En 2016, il fonde Tent Partnership for Refugees et convainc plusieurs chefs d’entreprises américains de le rejoindre pour favoriser l’embauche et l’intégration des réfugiés. Lorsqu’il décide d’implanter sa fondation sur le sol français, il fait appel à l’ancienne ministre en charge des Droits des Femmes et de l’Education, Najat Vallaud Belkacem. Elle entre au conseil stratégique de la fondation et mobilise plusieurs entreprises du secteur privé pour qu’elles accueillent en emploi des réfugiés établis en France. Ipsos, Sodexo, L’Oréal et le groupe Accor répondent à l’appel et constituent le premier noyau de Tent France. BNP, Suez, Sodexo suivront. « Les réfugiés se prennent des portes par les entreprises : nous sommes là pour les ouvrir ! » lance Yasmine Leroux, Directrice France de Tent.
Comment accueillir une personne réfugiée dans ses équipe ?
Une fois convaincues, les entreprises intégrées au collectif sont sensibilisées à une embauche inclusive des réfugiés. L’équipe de la fondation Tent commence par analyser les réticences qui peuvent émerger chez ses partenaires. « Le frein le plus courant, c’est de considérer qu’une personne réfugiée est une personne sans papier, et que l’entreprise serait dans l’illégalité si elle l’emploie. Nous leur expliquons qu’une personne réfugiée a donc un titre de séjour qui permet de travailler. » Puis Tent précise que ces embauches nécessitent des adaptations. Cela implique de connaitre les difficultés inhérentes au parcours d’exil et d’intégration. Pour que ces travailleurs soient mobilisables, ils doivent d’abord avoir un toit sur la tête. « Nous les mettons en relation avec nos partenaires associatifs comme France Terre d’asile, Kodiko qui vont pouvoir soutenir les candidats pour tous les aspects administratifs et sociaux » explique Yasmine Leroux. Une fois réglée la question de l’hébergement, les réfugiés rencontrent trois difficultés majeures : la barrière de la langue, le manque de repères et l’équivalence des diplômes. « Il faut que les équipes aient du temps pour intégrer. S’il y a un réel engagement et une motivation, ils font ce qu’il faut ! » ajoute Yasmine Leroux.
Barrière de la langue vite levée
A la table des recruteurs, les rendez-vous s’enchainent façon speed dating. Uddin, bangladais arrivé en France il y a un an, peine à prendre la parole face à la recruteuse de Randstad. Son frère l’accompagne et assure la traduction. « A partir du moment où ils sont capables de comprendre des consignes de sécurité, c’est ok pour nous » précise Jennifer Frugier qui propose à Uddin de le recevoir ultérieurement en rendez-vous. Ganna s’assoie timidement face à la recruteuse. Elle cherche un poste dans la vente mais se tourne rapidement vers Ilya, un compatriote ukrainien pour qu’il assure la traduction de son entretien. La trentenaire est fleuriste. Elle vient d’enchainer trois expériences professionnelles négatives. Plusieurs missions en chambre froide, en sous-sol et sous payées. Elle voudrait changer de domaine. Ici encore, la barrière de la langue sera rapidement levée pour se focaliser sur les compétences et l’expérience de la candidate.
Changer de métier et tout recommencer à zéro
Ilya s’installe à son tour sur le stand de Suez. Juriste de métier en Ukraine, il préfère mettre en avant ses nouvelles casquettes de Data analyst et de technicien informatique auprès de l’équipe de recrutement. Peu importe s’il n’exerce plus son métier. Pragmatique, il souhaite juste trouver du travail rapidement. Même s’il n’a pas encore d’expérience professionnelle dans ces domaines, il estime que sa reconversion lui facilitera un accès plus rapide au marché du travail. « Vous êtes polyvalent, j’ai des collègues qui vont chercher dans ce domaine-là. Et si ce n’est pas chez Suez, je peux vous aiguiller vers l’un de nos partenaires au sein du collectif Tent » précise la recruteuse. Selon une étude de l’IFRI* sur l’emploi des réfugiés, deux personnes réfugiées sur cinq en poste ont le sentiment d’être surqualifiées. Cette étude publiée en 2022 est l’une des rares documentant le phénomène du déclassement des réfugiés. En comparant l’emploi des personnes réfugiées dans leur pays d’origine et celui en France, le nombre d’ouvriers passe de 22 à 46 %, celui d’employés de 18 % à 42 %. Le nombre des cadres et des professions intellectuelles supérieurs passe, quant à lui, de 10 % à 2 %. Pourtant, on estime que 40 % des réfugiés ont une formation supérieure ou égale au baccalauréat. Autre entrave majeure, selon une étude de l’Observatoire des inégalités, on estime que 5,4 millions d’emplois sont fermés aux étrangers non-européens. S’ajoute à cela un très fastidieux processus de reconnaissance du diplôme étranger pour des professionnels de la médecine ou du droit. Sur le salon Tent, les entreprises s’engagent contre ce déclassement professionnel. Elles en viennent également à lutter contre la prolifération d’idées fausses sur la migration.
« J’aime qu’ils se sentent les bienvenus »
Ana de Boa Esperança, directrice de l’innovation sociale chez Randstad
Sur le stand Randstad, le sourire accueillant d’Ana de Boa Esperança rassure les candidats qui avancent timidement vers les opportunités professionnelles. Elle est directrice de l’innovation sociale au sein de l’entreprise : « J’aime qu’ils se sentent les bienvenus. Parfois ces personnes peuvent se sentir stigmatisées. Il est important de déconstruire les stéréotypes en démontrant que l’emploi des réfugiés fonctionne, que ces personnes sont des leviers de développement économique pour nos entreprises. Partenaire des jeux olympiques, l’entreprise est en pleine montée en puissance dans ses recrutements, à 100 jours de l’événement. Une centaine d’offres d’emploi sont proposées dans les secteurs d’activité du BTP, de l’hôtellerie/restauration, de l’événementiel, du marketing ou de la vente. « Dans une période de pénurie de main d’œuvre, l’immigration est un vivier. Les entreprises ont un rôle essentiel à jouer pour les aider dans leur insertion professionnelle en France » ajoute Ana de Boa Esperança.
Des formations pour déconstruire les préjugés sur la migration
Pour une société inclusive et un monde durable, le collectif Tent estime qu’il est temps de déconstruire les stéréotypes relatifs aux personnes réfugiées. Au sein des entreprises partenaires du collectif, les choses évoluent, concrètement. Chez Randstad, des formations anti-stéréotypes sont proposées aux salariés pour déconstruire les idées reçues sur la migration. Il y est question « des apports des personnes réfugiées en entreprise ». Randstad forme ses propres équipes mais compte prochainement proposer ce type de formation aux entreprises recruteuses qui s’adressent à ce géant des ressources humaines. « On leur montre des rôles modèles. » ajoute la directrice de l’innovation sociale du groupe d’interim.
Chez Humando, entreprise de travail temporaire inclusive, Damien Filluzeau constate que « cela rassure les entreprises d’être accompagnées par des personnes qui connaissent la réalité des réfugiés. Ça fait la différence. » Lui-même confie avoir eu « des biais », des appréhensions par méconnaissance avant de travailler auprès du public réfugié. « J’ai vraiment hésité » ajoute-t ’il. Ses doutes ont rapidement fait place à un engagement total en faveur de « ces personnes qui ont traversé la moitié du monde pour s’en sortir. Nous sommes là pour ouvrir des portes alors que les représentations négatives sont encore fortes. »
En juin 2023, Tent a organisé un sommet européen au cours duquel plus de 40 entreprises se sont engagées à proposer un emploi ou une formation à plus de 250 000 réfugiés en Europe. L’homme d’affaire et philanthrope Hamdi Ulukaya compte changer la donne mondialement en offrant aux entreprises une solution pour agir au nom de leurs besoins économiques en alignement avec leur responsabilité sociale.
- IFRI : Institut français des relations internationales