En 2019, 149 femmes ont été tuées dans le cadre de violences domestiques en France. Sara Farid, photojournaliste pakistanaise, propose une exposition photographique sur la question des féminicides dans l’Hexagone. Reporter depuis 15 ans, travaillant sur les questions de genre et de violences contre les femmes au Pakistan. elle se dit très surprise à son arrivée en France en 2018, tant le nombre de féminicides lui apparaît élevé pour un pays occidental. Elle décide alors de dresser le portrait des victimes de violence en France. Son exposition, « Piégée, je coupe, je confine », est présentée dans le cadre du « Festival vision d’exil ». Celui-ci aurait dû se dérouler dans le pavillon carré de Baudouin (20ème arrondissement de Paris), mais est, pour cause de confinement, accessible en ligne. Rencontre.
Un article d’Alexandre Châtel, traduit de l’anglais par Laure Playoust. Photos : Sara Farid
Les débuts de Sara Farid en journalisme sont corrélés à la défense des droits des femmes. Au Pakistan, elle s’initie au journalisme radio pendant trois ans, avant de diriger une maison de production avec six autres femmes. « Nous produisions des contenus radiophoniques sur les questions relatives aux femmes et aux enfants au Pakistan. C’était une époque plutôt révolutionnaire, car le pays venait tout juste de s’ouvrir aux médias privés. Avant cela, il n’y avait que des médias d’Etat », se souvient-elle.
Du besoin d’impact
L’occasion pour ses consœurs et elle d’aborder des thématiques structurantes et sensibles. « Dans un pays islamique qui est conservateur, beaucoup de sujets sur les femmes ne sont pas abordés. Comme le viol, les femmes vivant avec le VIH ou le sida, le harcèlement et la violence domestique. Je me souviens que nous avions notamment dédié une émission à des femmes victimes de viols qui avaient accepté de témoigner. Nous avions subi beaucoup de pression : « Que faites-vous ? Ne parlons pas de cela, c’est la radio nationale ». Le directeur de l’antenne s’est finalement montré très compréhensif et nous a laissé l’opportunité d’aborder ces questions ».
Le journalisme n’était pas son premier choix. Sara Farid a d’abord commencé sa carrière dans la recherche et a étudié la politique, Si elle a fini par embrasser le métier de reporter, c’est parce qu’elle y voyait un moyen de catalyser son énergie. « Le journalisme vous donne cela. Vous êtes témoin de problèmes, de manquements et vous en parlez. Vous partagez les histoires des personnes au plus grand nombre. Vous êtes ce porte-voix, ce canal entre la misère des personnes et le courant dominant ».
La France, le pays avec le plus grand nombre de féminicides en Europe
Quand en 2018, Sara Farid gagne la France avec son compagnon, elle s’inquiète. L’obtention de son statut de réfugiée lui permet de travailler dans l’Hexagone, mais elle est persuadée que son projet est caduque. La démocratie française ne peut pas être heurtée par le même patriarcat que le Pakistan, se dit-elle.
Cet apriori est bientôt rattrapé par la réalité, quand elle apprend l’assassinat de Vanesa Campos, une travailleuse du sexe transgenre de 36 ans. « J’ai couvert la manifestation qui a eu lieu après cela Place de la République, à Paris. A partir de ce moment-là, j’ai commencé à explorer les dessous de la misogynie en France, à rencontrer de nombreuses femmes, pour me rendre compte du problème systémique qu’il représentait aussi, dans le pays des Lumières ».
La journaliste prend alors connaissance des actions du collectif Nous toutes. Et c’est un nouveau choc de constater que « la France a le plus grand nombre de victimes de féminicides en Europe. Et 2019 a été l’année la plus meurtrière pour les femmes. Ensuite, j’ai couvert la marche de novembre 2019. C’était le plus grand rassemblement de l’histoire du pays contre les féminicides. C’était énorme ».
«J’ai toujours pensé qu’il y avait un monde meilleur pour les femmes en dehors de la religion et des pays conservateurs »
Au Pakistan, Sara a dû se battre constamment pour l’égalité. Pour faire des études, avoir un travail ou un permis de conduire. Il fallait se battre pour tout.
« Quand une femme commence à parler de ces sujets, les gens lui répondent : « Oh, vous essayez de suivre l’Occident » ou « C’est une culture très occidentale ». Les valeurs occidentales ne riment pas nécessairement avec liberté des femmes. Même si j’ai toujours pensé qu’il y avait un monde meilleur pour les femmes en dehors de la religion et des pays conservateurs ».
Et la journaliste de rappeler combien la France est encore pour certain.e.s synonyme d‘eldorado. «Pour les femmes pakistanaises, la France est un idéal. Le Pakistan depuis la France, c’est une machine à remonter le temps, c’est avoir des années de retard. Au Pakistan, une femme a été tuée simplement parce qu’elle avait choisi d’épouser quelqu’un de son choix. En venant en France, je pensais que les choses iraient beaucoup mieux. Et c’est le cas, les lois sont là, les femmes sont beaucoup plus libres. Mais, c’est quand même très choquant, quand vous entendez ou que vous lisez : « une femme est massacrée par amour« ».
« Pourquoi cela se produit-il encore en 2020 en France ? »
Pour son projet photographique, elle s’est penchée sur des cas très violents. « Il y a eu un cas, où une femme a été brûlée vive par son petit-ami, dans son appartement, devant sa fille de sept ans. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser à cette petite fille spectatrice. Elle a vu sa mère mourir, tuée par son père, comment se débrouiller avec ça ? »
Et de continuer : « Une autre femme était scientifique. Son petit-ami l’a tuée, a découpé son corps en morceaux, pour être retrouvé, flottant, dans une valise sur une rivière en dehors de Paris ». En 2019, 149 femmes ont été tuées dans l’Hexagone, dans des conditions de violences inouïes. « Pour moi, cela n’a pas de sens. Au moment où nous parlons, certaines femmes doivent se battre. Le 11 novembre, c’était la 87e femme tuée. Une femme de 26 ans a été étranglée devant ses deux enfants ».
Puis de fulminer : « Pourquoi cela se produit-il encore en 2020 en France ? C’est un réel problème. Toute ma vie, j’ai lutté contre le patriarcat et je me retrouve en France, et je vois que à bien des égards, le patriarcat reste bien vivant. Beaucoup d’hommes font ces choses, parce qu’au fond d’eux, ils savent qu’ils peuvent s’en sortir, comme si leur sexe le leur permettait. Pourquoi ? »
Quand le foyer devient l’enfer
Sara Farid exhume des coupures de presse et commence à documenter les histoires de ces femmes victimes de féminicides. «Je voulais travailler sur une photographie documentaire, partager leurs histoires, les visualiser ».
Avec ces instantanés, c’est la représentation de ce que les femmes subissent dans leur relation qui est représenté. « Ces photos aspirent à recréer les scènes. Sur l’une d’elles, une femme a un trou dans le front. Cela renvoie à un épisode de violence d’un petit-ami qui lui a jeté un cendrier au visage. Au poste de police, les agents ne l’ont pas prise au sérieux. Ils lui ont dit : « tu dois avoir des problèmes de colère, tu dois avoir fait quelque chose pour le provoquer » ».
Le manque d’empathie, d’écoute et de réactivité des forces de l’ordre face à ces violences a constitué pour la journaliste un autre choc encore. D’où son choix stylistique d’assumer des photographies que le regard a du mal à soutenir. « C’est beaucoup pour certains spectateurs. Mais, j’ai profondément ressenti le besoin de le faire. Quand nous avons pensé à un nom pour l’exposition, nous avons beaucoup pensé à « home », comme dans « home sweet home ». Un foyer amer pour certaines femmes, un enfer. D’où le « home bitter home » ».
Avant de poursuivre, inquiète. « Toute l’exposition parle d’enfermement. Le nombre de victimes de violence domestique a augmenté pendant le confinement, avec des femmes coincées à la maison avec leur agresseur. Le foyer est censé être cet endroit où vous vous sentez à l’aise et en sécurité. Il est difficile d’imaginer que ces femmes sont en danger au sein de leur propre foyer ».
« C’est mon but dans la vie maintenant »
Sara Farid a également rencontré les familles pleurant leurs disparues. Une expérience à la fois difficile et enrichissante. « Écouter ces histoires donne des frissons, mais aussi beaucoup de force. J’ai notamment rencontré Sandrine et Hélène, toutes deux font parties de l’Union nationale des familles de victimes de féminicides. Elles sont respectivement présidente et vice-présidente de cette association. Leur force m’a donné encore plus de détermination à croire en ce projet. Personne ne sait comment faire face à ce genre de perte violente. L’objectif de l’union est de venir en aide aux familles pour affronter la tragédie, avec un soutien juridique et psychologique. C’était merveilleux d’écouter leurs expériences d’entraide. Très inspirant aussi ».
La journaliste se remémore ce qu’Hélène lui a partagé : « C’est mon but dans la vie maintenant : parler des féminicides et y mettre fin. De faire tout ce qu’il faut ».
« Encourager un combat socio-politique »
Pour Sara Farid, il est indispensable de continuer à parler des féminicides. « Cette exposition a pour but de maintenir la conversation en vie. Pour ne pas laisser tomber ces femmes. Pour ne pas oublier celles qui ont perdu la vie au nom de la violence domestique ».
En parler aussi, bien sûr, pour faire avancer le combat. « Comment faire le prochain pas ? L’État doit prendre cette question au sérieux pour en faire une priorité. Vous ne pouvez pas simplement dire que les chiffres de cette année sont moins importants que ceux de l’année précédente. Ce n’est pas juste. Nous devons encourager un vrai combat socio-politique ».
Et d’ajouter : « Aujourd’hui, il s’agit d’être plus réactif et plus vigilant. Vous devez être plus vigilant si vous reconnaissez des signes de détresse chez une femme et prévenir quelqu’un. C’est compliqué, parce que subsiste une culture du silence, avec cette idée que les questions domestiques relèvent du privé, de l’intime. Il faut donc déconstruire cela ».
L’œuvre de la journaliste constitue en tout cas un médium pour garder la mémoire de ces femmes en vie. C’est également un moyen d’alerter et de sensibiliser. Un travail indispensable, comme celui de nombreuses associations assistant les femmes et les familles. Elles ne seront pas oubliées.
Sara Farid est par ailleurs contributrice occasionnelle chez Guiti News. Retrouvez ici deux de ses collaborations.
Mon premier maillot de bain (podcast) : “Homme libre, toujours tu chériras la mer”, écrivait Charles Baudelaire. Pouvons-nous, au nom de le la laïcité, restreindre cette liberté en imposant aux femmes (et aux femmes seules) de s’y baigner en se déshabillant ? Nous avons demandé à deux femmes afghanes exilées en France de nous raconter la première fois où elles se sont dévoilées sur nos plages et dans nos piscines municipales.
Mon art ou rien! : portrait de trois femmes en exil : Elles s’appellent Ahlam, Aida et Afia. Elles peignent, elles chantent. Elles vivent. Chacune à sa façon témoigne dans son oeuvre d’exil et de résilience. En cette journée internationale du droit de la femme, nous avons eu envie de les interroger sur leur rapport à l’art et à l’identité.