En 2016, vous remportez le prix Goncourt pour votre deuxième roman, « Chanson Douce ». Qu’est-ce que cela a changé pour votre carrière ?
Leïla Slimani : Ça a tout changé, vraiment tout ! Le prix Goncourt change la vie d’un écrivain et je ne m’en rendais pas compte avant de le remporter. C’est l’un des prix les plus prescripteurs dans le monde de la littérature. Vous êtes immédiatement traduit dans de nombreuses langues. Vous êtes invités partout dans le monde. Et j’ai eu de la chance car j’ai continué à être inspirée et à avoir envie d’écrire. J’ai publié trois ou quatre romans depuis, alors bien sûr, cela a changé ma vie.
Ce livre a eu un tel succès qu’il a été adapté sur grand écran où le personnage principal est brillamment interprété par Karine Viard. Cela vous a-t-il donné l’envie d’écrire pour le cinéma ?
Leïla Slimani : Non pas du tout ! Plusieurs de mes livres seront adaptés prochainement : « Le pays des autres » en série, « Chanson Douce » en série aussi avec Nicole Kidman. « Dans le jardin de l’ogre » au Brésil, donc ces projets existent et je trouve ça passionnant , mais j’ai un instrument merveilleux c’est le roman ! Cette forme d’expression est pour moi la meilleure car je suis à la fois scénographe, cheffe opérateur, réalisatrice, comédienne et maquilleuse, et je peux faire absolument ce que je veux. Je peux créer une immense scène de combat avec 500 figurants si je le veux. Et je n’échangerais cette liberté pour rien au monde. Pour moi mon métier, ma vie et ma passion c’est le roman.
Qu’est ce que cela fait de voir ses personnages incarnés par de célèbres acteurs ?
Leïla Slimani: Ça me fait marrer! Je trouve ça hyper bizarre quoi, oui très étrange mais c’est comme si j’étais très à distance de ça. C’est à dire que je regarde, ça m’a beaucoup plu par exemple de le voir au théâtre, le spectacle vivant c’est encore différent, vous avez des gens face à vous, vous entendez vos mots d’une autre manière. Et puis ça peut être un exercice d’autocritique très fort puisque d’un coup, on entend ses mots qui sont dits et on se dit “tiens j’aurais peut-être pas dû l’écrire comme ça »… Donc c’est bien, ça vous remet un peu à votre place.
Vous parliez du « Pays des autres » et je me souviens d’une émission de télévision dans laquelle vous parliez de colonisation et pointiez du doigt la notion de « vol d’histoire ». Quel était ce message que vous essayiez de faire passer ici et à travers votre livre aussi?
Leïla Slimani : Eh bien, j’ai eu 20 ans un mois après le 11 septembre 2001. A partir de ce moment-là, j’ai eu un fort sentiment d’être réifiée. J’avais l’impression d’être devenue une sorte de cliché ambulant simplement parce que j’étais musulmane aux yeux du monde occidental, qui avait l’impression de me connaître, de connaître mon histoire, ce que je pensais. Quand on est écrivain/intellectuel du Sud, on a tendance à grandir en lisant des romans français, américains ou même russes et on nous dit très tôt que ces histoires sont universelles. Cependant, on ne m’a jamais dit que ma propre histoire était également universelle, ni que l’histoire de mon pays pouvait trouver un écho auprès d’un Britannique ou d’un Allemand. Toute ma vie je me suis identifiée à Catherine, Anna ou Emma. A mon avis, il est temps désormais pour une Catherine de s’identifier à Aïcha ou Mohammed. C’est ce que je veux dire lorsque je dis que notre histoire nous a été en quelque sorte volée. A la fois par les régimes autoritaires mis en place après la colonisation mais aussi par le regard quelque peu condescendant de l’Occident à notre égard, qui nous a en quelque sorte enfermés dans « les peuples colonisés ». Puis dans une religion et une identité spécifiques. La littérature a cette force là de ramener de la complexité, de l’humanité et de l’incarnation presque indépendamment de la culture de chacun. Quand j’avais 12 ans et que je lisais Dostoïevski ou Tolstoï chez moi à Rabat, c’était écrit par des hommes, dans un pays où je n’étais jamais allée, 100 ans avant ma naissance, et pourtant, j’avais l’impression que c’était mon histoire, ça me parlait! C’est avec cette ambition là que j’écris.
Votre premier roman a été refusé par toutes les maisons d’édition. Y a-t-il quelque chose de sclérosé dans le milieu de l’édition en France aujourd’hui, ou est-ce qu’on attend des choses qui rentrent dans des cases?
Leïla Slimani: Pour être tout à fait honnête, il était vraiment nul! Je dois dire que je suis très contente qu’il n’ait pas été publié parce que ça m’aurait mise dans une sacrée mauvaise situation! Donc non je crois que c’est surtout dû au fait que j’étais vraiment nulle!
Il est resté dans un tiroir?
Leila Slimani: Oui! Mais moi je trouve ça très important de dire aux gens qu’une vie d’artiste est faite de beaucoup d’échecs. J’en ai eu beaucoup. J’ai eu du mal, je n’ai pas écrit un roman qui est sorti comme ça, j’ai dû énormément travailler. Il y a surement des gens qui sont nés avec le génie intérieur, moi ce n’est pas mon cas, je suis une laborieuse. J’ai besoin de beaucoup travailler, donc je le dis à tous les gens qui ont envie d’écrire ou de faire des films « ce n’est pas grave, il ne faut pas s’arrêter à un échec, ni même à deux ni même à trois” parce qu’on finit par trouver sa voix – avec un e et un x!- ça peut prendre 10 ans, pour certains ça prendra même plus, mais je pense que l’échec fait partie intégrante d’une vie d’artiste, c’est pas grave.
Donc on ne saura jamais ce qu’était ce premier roman ?
Leïla Slimani: Non! J’espère qu’on ne saura jamais parce qu’il est vraiment nul! J’ai dit à mon mari « si je meurs avant toi je t’en supplie tu le brûles, je ne veux jamais qu’on en entende parler. »
Issue d’une famille bourgeoise alsacienne, votre grand-mère est venue s’installer au Maroc. Les démarches dans ce sens sont plus rares que dans l’autre. Est-ce que cela a eu un impact d’avoir une grand-mère française qui vivait au Maroc ?
Leïla Slimani : Oui bien sûr et ma grand-mère était un vrai personnage. Elle était alsacienne. Elle a rencontré mon grand-père pendant la guerre alors qu’il faisait partie de l’armée coloniale qui a libéré son village. Elle a déménagé au Maroc avec beaucoup de passion et une forte envie d’aventure. Mais aussi une réelle envie de connaître le pays dans lequel elle allait s’installer. Elle parlait parfaitement l’arabe ainsi que le berbère, elle savait aussi lire et écrire l’arabe et elle était une vraie femme marocaine. Dans les 10 dernières années de sa vie, elle refusait par exemple d’utiliser des couverts : elle n’utilisait que ses mains et marchait pieds nus, vivait au bled (village) etc. Cette femme aimait tellement ce pays tout en restant profondément alsacienne.
Elle m’a donc appris quelque chose de primordial : nous sommes faits de contradictions et nous n’avons pas à choisir. Nous pouvons être à la fois européens et africains, tout comme musulmans et français, issus d’une république et d’une monarchie et tout cela constitue notre identité. La vie n’est pas faite pour choisir un camp ou trouver des ennemis à tout prix. Je lui dois beaucoup de m’avoir appris cela.
C’est un message que l’on n’entend pas beaucoup en ce moment.
Leïla Slimani: On ne l’entend pas en effet. Je trouve qu’il y a beaucoup de haine, des gens qui sont montrés du doigt : « pourquoi tu n’as pas dit ci ? Pourquoi tu n’as pas dit ça? » Je trouve ça assez terrible qu’on oublie tout ce qui nous lie tous, c’est à dire le fait qu’on est tous humains, comme des animaux, qui naissons qui mangeons qui mourrons, enfin on n’est pas grand chose quoi, une vie humaine c’est pas grand chose et je trouve qu’on n’a plus beaucoup de respect pour ça, plus beaucoup de tendresse pour ça, et c’est bien dommage.
En 2017, vous refusiez le poste de ministre de la Culture proposé par Emmanuel Macron, préférant le rôle de représentante de la langue française. Pourquoi ce choix?
Leïla Slimani : Je trouvais que c’était logique par rapport à mon mon travail. Je venais de recevoir le prix Goncourt et je parcourais le monde entier avec. Et mon matériau, c’est la langue, en particulier la langue française. C’est comme un peintre qui deviendrait un Représentant de peinture. C’est ma base de travail, mon outil, et cela fait écho à ce que je vous disais plus tôt sur la diversité et la variété. Je pense qu’une des plus grandes forces du Maroc par exemple, c’est qu’il est multilingue. C’est un pays où les gens ont un don extraordinaire pour les langues, et où l’on peut dans une seule conversation passer du berbère, à l’arabe puis au français ou à l’anglais, et je pense que cette richesse ne doit pas être perdue ! Donc les conservateurs qui disent que ce n’est pas bien de parler français ou anglais parce que cela trahit notre culture, ce ne sont pas des gens qui feront avancer les générations futures en travaillant pour leur avenir. C’est donc pour moi aussi une prise de position politique de dire que je ne me considère pas comme un traître à mon pays simplement parce que je parle et j’écris en français.
Entretien réalisé en novembre 2023, par Leïla Amar lors du Festival du film de Marrakech