La douleur et le chagrin étouffent la voix de Djibril Sylla depuis le 10 février dernier. Ce jour-là, cet intermittent du spectacle installé dans le sud de la France, apprend le suicide de son frère sur Instagram. « Je surfais sur des comptes de la communauté guinéenne en exil et je suis tombé sur sa photo et cet avis de recherche pour identifier sa famille. » Ousmane Sylla s’est suicidé le 4 février 2024, dans le centre de rétention pour rapatriement (CPR) de Ponte Galeria, dans le sud de Rome. « J’essaie de ne pas trop m’éparpiller. Avec la famille, on a décidé d’engager une procédure judiciaire pour connaitre la vérité sur le mort de mon petit frère » lance-t-il. En Italie, une enquête a été ouverte par le parquet de Rome pour comprendre les circonstances de ce drame. Un premier rapport d’information est parvenu au procureur Attilio Pisani lui permettant d’ouvrir une procédure pour incitation au suicide.
Conditions de détention jugées « inhumaines »
Situé à proximité de l’aéroport international de Fiumicino, le CPR de Ponte Galeria fait partie des 9 centres destinés à enfermer les étrangers en situation irrégulière, en vue de leur expulsion vers leur pays d’origine. Très peu de témoignages de détenus parviennent à en sortir depuis la mort d’Ousmane Sylla. Le député Italien Riccardo Magi (Plus d’Europe) décrit ces lieux de rétention comme « un trou noir du droit, un enfer à tous points de vue », dans une vidéo enregistrée devant l’enceinte du centre de Ponte Galeria où des incidents ont éclaté après la mort d’Ousmane. Selon l’homme politique, « les actes de mutilation se multiplient dans la structure. » La sénatrice Ilaria Cucchi (Verdi-Sinistra) qui s’est rendue à plusieurs reprises à Ponte Galeria en 2023 et 2024 dénonce des « lieux de torture » ajoutant que « ces personnes sont traitées pire que des bêtes. Ils sont bourrés de psychotropes et leurs vies sont suspendues, sans perspective. »
A l’annonce du décès d’Ousmane, des citoyens se sont réunis à Rome pour honorer sa mémoire. Parmi eux, un homme ayant été retenu dans ce centre le décrit comme « pire que toutes les prisons qui peuvent exister dans le monde. » Il ajoute « vous êtes derrière des barreaux et vous ne savez même pas ce que vous avez fait pour y être. Chaque jour, même lorsque vous vous douchez, chaque nuit lorsque vous dormez, vous êtes contrôlés. » L’ONG Action Aid a enquêté sur le système de détention au sein des CPR de 2014 à 2021. Son rapport conclut que « ces centres se sont révélés ingérables : à l’intérieur, les actes d’automutilation, les émeutes et les troubles causés par les conditions extrêmement inconfortables et la privation des droits fondamentaux des personnes détenues sans avoir commis de crimes, ont entraîné des dommages et des destructions continus. » Loin d’expulser davantage, ces centres sont devenus des lieux de rétentions longue durée. Selon l’ONG, les durées maximales de détention sont passées de 30 jours en 1998 à 18 mois en 2023. Les retours vers le pays d’origine continuent de diminuer, passant de 60 % en 2014 à 49 % en 2021.
Sédatés à des fins de contrôle
Selon une enquête du parquet de Potenza, des étrangers enfermés dans le centre de rétention de Palazzo San Gervasio en vue de leur expulsion, ont été forcés d’avaler des tranquillisants -pouvant les rendre dépendants, afin de contrôler illégalement l’ordre public. Les recherches ont montré des achats en masse de psychotropes et tranquillisants en vue de les infliger sans consentement aux détenus. La colère est montée en Italie depuis ces révélations de sédation. D’autant que l’administration de médicament a causé la mort de plusieurs détenus. Vakhtang Enukidze, âgé de 37 ans et détenu dans le CPR de Grandisca d’Isonzo fut la victime directe de ce mauvais usage de médicaments. En janvier 2023 s’est ouvert le procès pour la mort de cet exilé géorgien. D’après le quotidien italien Domani, l’autopsie a établi que la cause du décès fut un œdème pulmonaire et cérébral dû à un cocktail de drogues et de stupéfiants. Trois ans plus tôt, Orgest Turia, albanais de 28 ans est lui aussi décédé, d’une surdose de méthadone lors d’un enfermement dans ce même CPR.
Le rapport de l’ONG italienne Action Aid pointe l’isolement maximal des détenus qui n’ont pas accès aux visites de proches. « Il n’y a rien à faire, aucun contact avec l’extérieur » analyse Carlos Caprioglio, chercheur à l’université de Roma Tre. « Les journées très très longues, frustrantes et éprouvantes psychologiquement. C’est notamment pour ça que les opérateurs leur donnent des médicaments pour qu’ils restent calme et silencieux » ajoute-t-il. L’enquête d’Action Aid dévoile aussi des manquements dans l’accès aux services sanitaires, linguistiques et juridiques. « Chaque semaine, chaque personne enfermée ne bénéficie que de 9 minutes d’assistance juridique et 9 minutes d’assistance sociale et 28 minutes de médiation linguistique. »
« Ousmane était un garçon joyeux, pas suicidaire »
Comment Ousmane Sylla, ce garçon « si joyeux, amateur de football, de chant et la tête pleine de rêves » a-t-il pu se donner la mort ? La question tourne en boucle dans la tête de son frère Djibril, arrivé en France en 2016. « Je connais mon petit frère. Après avoir traversé le pire des enfers pour rejoindre l’Europe, ce n’est pas en Italie qu’il se serait suicidé. » Depuis l’annonce du drame, il tente de remonter le fil des événement. Comme des milliers de jeunes chaque année, Ousmane a choisi de fuir la situation économique en Guinée et le chômage massif qui touche les jeunes pour vivre en Europe. Il transite par la Tunisie où il est enfermé plusieurs semaines. « Ils ne leurs donnaient qu’une pomme par jour à manger » raconte Djibril. Ousmane embarque ensuite pour l’Italie. Il y dépose une demande d’asile qui est rejetée. Puis il reçoit un avis d’expulsion. Il est alors enfermé dans le centre pour mineurs de Sant’ Angelo de Theodice, entre Rome et Naples. Le 6 octobre 2023, Ousmane Sylla interrompt un conseil municipal à Cassino pour dénoncer les conditions d’accueil dans ce centre. Ouvert 6 mois plus tôt, il fermera peu après ses portes en raison d’irrégularités et de nombreuses protestations. Sur un cliché pris lors de ce conseil municipal, Ousmane semble tenter d’échapper aux policiers qui le maintiennent. Le quotidien italien Il Manifesto rapporte que les personnes présentent se souviennent d’un garçon « apeuré ».
Le dernier contact téléphonique entre Djibril et Ousmane date de cette période. Au bout du fil, Ousmane était alors très inquiet. « Il a dit qu’il avait été arrêté et que les personnes qui l’avait mis en prison le tueraient » se souvient Djibril qui tente alors de le rassurer en lui jurant ainsi que : « jamais ils te ne feront du mal. » Ce sont les dernier mots qu’ils échangent. Ousmane est placé une semaine plus tard derrière les barreaux du CPR sicilien de Trapani. Il est dépossédé de son téléphone. Toujours selon le quotidien I Manifesto, un mois seulement après le début de sa détention, « le psychologue avait demandé son transfert dans un lieu plus adapté aux besoins du jeune guinéen, manifestant un fort malaise psychologique et relationnel. Mais la préfecture s’y est opposé. » Le 22 janvier 2024, Ousmane est transféré dans le CPR de Ponte Galeria, dans le sud de Rome après de violentes émeutes qui ont rendu le centre de Trapani en grande partie inutilisable. Ce qui s’est passé ensuite est au coeur de la procédure lancée par Attilio Pisani pour incitation au suicide. D’après le rapport psychosocial du médecin du centre de séjour de Trapani, Ousmane avait dénoncé « les violences dont il se disait victime. » Djibril Sylla espère qu’une enquête pourra faire toute la lumière si les circonstances du drame et permettra de pointer des responsabilités.
« Si je meurs, j’aimerais qu’on envoie mon corps en Afrique. Ma mère sera contente. »
Le suicide d’Ousmane Sylla a mis un terme à des mois de privation de liberté dans les méandres opaques du système de rétention pour rapatriement italien. Dans un long soupir, son frère ainé Djibril lâche : « Tout ce que mon frère demandait c’était : Puisque j’ai été débouté, pourquoi vous ne me renvoyez pas chez moi ? ». Avant de mettre fin à ses jours, Ousmane a dessiné son autoportrait dans sa cellule. Et sous le dessin à la cendre de cigarette, il a inscrit un message, porteur de ses dernières volontés : « Si je meurs, j’aimerais qu’on envoie mon corps en Afrique. Ma mère sa contente. Les militaires italiens ne comprennent rien d’autre que l’argent. L’Afrique me manque beaucoup et ma mère aussi. Elle ne doit pas pleurer pour moi. Que la paix soit sur mon âme et que je repose en paix. »
Malgré les critiques nombreuses appelant à la fermeture des centres de rétention pour rapatriement en Italie, Rome a prévu d’en construire 10 nouveaux afin que chaque région d’Italie puisse en posséder un. Une politique dictée par la première Ministre d’extrême droite Giorgia Melloni qui a fait du sujet du contrôle de l’immigration sa priorité.