Par notre correspondante en Israël, Leïla Amar
« Attends-moi Leila, je finis ce meeting et je suis à toi ». Bien installé au café de la cinémathèque de Haïfa, en Israël, Gitai finalise les détails d’un de ses futurs projets avec son équipe. Et si l’on souhaite à son tour avoir un créneau dans son agenda, il faut faire la queue ! Les projets artistiques simultanés et protéiformes, c’est sa marque de fabrique : le réalisateur qui s’est découvert une passion pour le cinéma après avoir fait des études d’architecture, a réalisé plus de 90 œuvres depuis 1980.
En 2019, tout juste après avoir bouclé son année en tant que onzième titulaire de la chaire de création artistique au Collège de France, il a ouvert la saison du théâtre de la Ville à Paris avec l’adaptation sur scène de son documentaire « Letter to a friend in Gaza» du 4 au 7 septembre. Le tout en préparant son prochain tournage « Laila in Haifa ».
Haïfa, la bien-aimée. Haïfa comme symbole accompli du vivre-ensemble, comme contre-exemple à la montée des populismes à travers le monde. Ainsi, si le cinéaste fustige cette « schizophrénie et ce réel éclatement à l’échelle planétaire dus aux guerres, au changement climatique et aux richesses excessives », il conserve sa théorie de l’espoir, qu’il égrène dans ses réalisations.
« Les déplacés amènent une vision plus riche que les autres »
L’une des trilogies les plus marquantes du réalisateur restera sans aucun doute son triptyque sur l’exil, sujet qui lui tient à cœur et que l’on peut retrouver à travers sa filmographie. « Esther », « Berlin Jérusalem » et « Golem l’esprit de l’exil » traitent du sujet à travers différentes figures. Tantôt retraçant l’histoire de deux femmes ayant vraiment existé comme l’Allemande Else Lasker-Schüler et la Russe Mania Shohat dans Berlin Jérusalem, tantôt illustrant un récit biblique, le cinéaste n’hésite pas à mettre le spectateur dans la peau de ses personnages, déplacés de gré ou de force.
« J’aime les déplacés parce que je trouve que souvent, ils amènent une vision un peu plus riche que les autres. Il me semble qu’il est possible d’améliorer les conditions des migrants où qu’ils soient. En Israël, nous avons reçu 1 million de personnes en 1990 sur une population de 5 millions de personnes. Alors bien évidemment, l’identité du pays change, elle évolue, et je trouve que ce melting-pot est un chantier très intéressant. En tant que cinéaste, c’est pour moi une matière brute à laquelle je dois sans cesse m’adapter ».
Ostracisé dès le début de sa carrière avec son documentaire HOUSE, abordant l’attachement des israéliens tout comme des palestiniens à une même terre, Gitai est parti vivre en France pendant dix ans, pour ne rentrer qu’en 1992 avec l’élection d’Ytzhak Rabin comme Premier ministre.
« Le pays qui rejette l’autre devient plus pauvre »
« Le défi de l’artiste, c’est de garder des traces, de maintenir une mémoire. Bien que nous n’ayons pas de réel pouvoir. Notre pouvoir est cependant symbolique, et notre devoir d’artiste est de poser des questions. Nous devons créer une espèce de tissu de compréhension pour humaniser les uns et les autres ».
Une déclaration qui s’oppose notamment aux positions autoritaires des ministres Amir Ohana, Miri Regev et Rafi Peretz, respectivement ministres de la justice, de la culture et de l’éducation, trois domaines majeurs dans le modelage des sociétés.
Habitué depuis à ne pas être prophète en son pays, Gitai insiste sur l’importance de garder espoir, même pour les pessimistes, malgré les montées d’autoritarisme à travers le monde. « Il y a une raison pour laquelle Israël existe, mais l’arrogance n’est vraiment pas nécessaire. Je trouve que nous devons trouver le moyen de dialoguer avec les Palestiniens, cela nous force à maintenir une ouverture d’esprit, tout comme il était bon qu’il y ait des juifs dans les pays arabes. Le pays qui rejette l’autre devient plus pauvre et l’intégrisme ne peut que suivre. »
L’oeuvre de Gitai est définitivement curieuse et polymorphe. En témoignent également les neuf conférences données par le réalisateur au Collège de France entre 2018 et 2019. Celles-ci ont couvert des sujets aussi variés que liés entre eux ; de la politisation de ses films à la représentation de la guerre au cinéma, en passant par l’analogie architecture-cinéma à travers l’espace et la structure.
Souvent pour parler de ses films, Gitai évoque l’architecture, à laquelle il se destinait, comme son père, l’architecte du Bauhaus Munio Weinraub, avant d’opter pour le septième art. « Je fonctionne souvent par trilogie car pour moi le triangle est une forme qui permet une forme de stabilité. Nous vivons dans un pays aux images très contrastées, et il important de montrer plusieurs points de vue ».