« A tous les repas pris en commun, nous invitons la liberté à s’asseoir. La place demeure vide, mais le couvert reste mis », disait René Char. Dans cette série, journalistes et lecteurs de Guiti News, partagent une recette qu’ils affectionnent et reviennent sur ses intrications mémorielles et sentimentales.
Une série portée par Mana Shamshiri et proposée par Sofia Belkacem / Photos : DR
#1 L’Iran, avec Mana Shamshiri, journaliste à Guiti News
« Le Khoresht-e-Gheymeh est l’un des plats que je préfère. C’est un ragoût de pois cassés, que j’accompagne de petits champignons de Paris. Normalement, on y préfère l’agneau, mais je suis végétalienne. On cuit le tout dans une riche sauce à la cannelle et aux tomates. Son goût, son odeur, me ramènent tout droit à mon enfance dans les froids hivers de Téhéran, tandis que je virevoltais autour de mes khales (tantes) sur la pointe des pieds, tentant de jeter un coup d’œil au contenu de la marmite. Tentant surtout d’être agile et rapide pour dérober quelques frites, avant que l’une de mes khales, d’un air faussement désapprobateur, ne me frappe doucement la main.
Pour moi, comme pour des tas d’enfants d’immigrés j’imagine, la nourriture représente tellement plus que de la nourriture. C’est un souvenir, le sentiment de retourner à la maison, celui de se sentir submergé d’amour. Alors, même si je vis aujourd’hui très loin de l’Iran, cuisiner et manger comme le faisaient ma famille et mes ancêtres, scellent mon identité et ma culture ».
#2 La Palestine, avec Elias Mattar, thérapeute et artiste
« A Ibillin, le village où j’ai grandi en Galilée, les familles collectent le seleq, un genre de côte de bette sauvage pour confectionner des fatayer (tartelettes). A Londres, où je vis désormais, je n’ai jamais réussi à retrouver les seleq de mon enfance.
Alors, j’expérimente. J’ai essayé de faire une recette notamment avec une bette à carde, qui ressemble un peu au seleq sauvage. Et ça avait plutôt bien fonctionné. Les odeurs et saveurs étaient semblables à celles de mon souvenir, et parfois c’est tout ce dont vous avez besoin pour vous rapprocher de la maison.
Je me souviens des tartes de ma grand-mère, grasses et exquises. Je me souviens qu’avec mes frères et sœurs, quand elle en envoyait à mon père, nous essayions d’en dérober autant que possible. Aujourd’hui, je les prépare quand j’ai le mal du pays. La cuisine, ça peut aussi faire partie d’un processus de guérison.
C’est comme une séance de thérapie. Cela m’apaise, me fait ralentir, ouvre ma conscience et me donne un espace pour réfléchir tout en me connectant à mon héritage.C’était très difficile pour moi de me prêter à l’exercice d’écrire la recette, tant ma mère et ma tante n’y croient pas! Elles ont coutume de dire : il faut “mesurer avec les yeux”. Alors, suivez les conseils de ma mère et de ma tante et vous aussi, mesurez avec vos yeux (tout en ajustant les ingrédients à votre guise) ».
#3 La Bolivie, avec Leslie Gonzalez, militante intersectionnelle et doctorante en études postcoloniales
« Ce plat s’appelle le ‘majao de ch’arki’. J’aime le cuisiner, car il me rappelle de beaux souvenirs. Quand, durant les week-ends ensoleillés à La Paz, j’allais faire des provisions sur le marché avec ma mère. Nous nous promenions parmi les odeurs incroyables du marché aux fleurs. Nous parlions avec plein de monde au milieu d’étals colorés de légumes frais. J’étais toujours à la recherche de bananes plantain (appelées ‘platano postre’), et si j’en trouvais des mûres, je m’empressais de le dire à ma mère pour cuisiner le ‘majao de ch’arki’ le jour même.
Ce plat vient originellement de Santa Cruz de la Sierra, une ville située à l’est des Andes, d’où son autre nom ‘Majao cruceño’ (Majao des plaines). En réalité, en Bolivie, chaque ville possède sa propre version ! Et il reste très populaire sur les marchés de rue de La Paz. C’est un plat de riz et de légumes qui est servi avec des bananes plantain frites. Il est assorti d’une sarsa, une salade de tomates et d’oignons rouges. C’est un accompagnement polyvalent récurrent au Pérou et en Bolivie. La version traditionnelle de ce plat est facile à préparer. Il suffit d’un œuf au plat et d’une viande séchée à frire. On peut, bien sûr, s’en passer si l’on veut opter pour un plat végétarien ou végétalien ».
#4 La Syrie, avec Haitham Karachay, chef cuisinier
« Préparer la nourriture me rend heureux. C’est pour moi une aventure quotidienne pleine de rebondissements, qui se finit toujours sur une note délicieuse. Partager ma cuisine avec les autres représente une forme de communication non verbale spontanée. Je me la représente comme un pont qui traverse les cultures et les frontières.
J’ai choisi de partager ce plat, le Muhammara, car c’est l’une de mes recettes préférées. Il m’a été transmis par ma défunte mère. Elle m’a appris tout ce que j’avais besoin de savoir sur la nourriture et la vie. Les saveurs douces, piquantes et acidulées de cette recette simple me ramènent à mon enfance en Syrie, à de superbes souvenirs avec les miens ».
#5 L’Inde, avec Diva Garj
« Ah la cuisine ! Cet art suscite en moi une multitude d’émotions. Elle représente la maison. L’an passé, je me suis installée à Londres, j’avais envie d’explorer le monde, de vivre loin de ce que j’ai toujours appelé ‘chez moi’. Et, jusqu’à présent, ça a été une aventure absolument incroyable. La plus remarquable qu’il m’ait été donné de vivre peut-être. Et pourtant, combien ils me manquent ces plats délicieux que je dégustais chaque jour à la maison !
Je suis brièvement retournée dans ma patrie d’origine, pour avoir confirmation : chaque morceau, chaque ingrédient est cuisiné avec un tel amour, que ça le rend parfait. J’ai cuisiné à peu près toute ma vie. Pour dire vrai, dès que j’étais assez grande pour voir ce qu’il se passait par-dessus le comptoir. Cela me remplissait d’excitation. Je regardais avec admiration ma mère et mes grands-mères. Des génies.
Aujourd’hui, je tente de recréer ce “chez moi” via la nourriture que je prépare. Il y a quelque chose d’absolument magique en cuisine : même si vous répétez une recette, elle n’aura jamais le même goût. Je trouve ça fantastique. Si, songer à ce que les matriarches préparaient me rend délicieusement nostalgique, j’aime aussi pouvoir m’en affranchir, avec la sensation de faire quelque chose de mes mains.
C’est pourquoi, j’avais envie de vous présenter ma recette favorite : le khichdi, un plat à base de riz et de lentilles. C’est typiquement un plat que l’on savoure (avec ses mains) assis en pyjama sur le canapé, quand on a juste besoin que le monde soit plus beau, plus doux. Quand on vit seul, ça fait partie des petites joies de la vie. Le khichdi nourrit mon âme. Je le mange quand je suis malade, quand j’ai besoin d’un câlin de ma mère, quand je veux me perdre dans la douceur simple de l’Inde ».
#6 Le Tchad, avec Adam Jibril, journaliste à Guiti News
« J’ai choisi ce repas pour une raison simple : malgré l’exil, malgré le fait que je sois loin du Tchad, quand je cuisine, je le fais comme si j’étais encore chez moi. Les odeurs me renvoient 25 ans en arrière, me ramènent à mon enfance, comme si c’était hier. Me revient avec un immense bonheur la tradition du petit-déjeuner familial autour d’une seule table.
L’un des plus beaux cadeaux que j’ai hérité de ma mère, c’est de savoir cuisiner sans soucis. Lorsque je le fais, je suis comblé de me rendre compte que je n’ai pas oublié notre culture. Alors, j’accompagne la préparation du plat d’une chanson traditionnelle, que je murmure tout bas. Le bonheur est là, en dessous de mes pieds. Aujourd’hui, j’ai envie de partager ce bonheur avec vous ! »
Vous pouvez retrouver les recettes ci-après dans un format plus grand. Bonne dégustation !