Couronnes. Sur la ligne 2 du métro parisien. Le 5 mars 2021. 6h du matin. Sur les murs du quartier on peut lire: « Journée internationale des droits des femmes exilées», « Pas de féminisme sans les femmes en exil », « Lesbiennes en exil, on ne vous oublie pas », « Si tu te bats pour les droits des femmes, bats toi pour ceux des femmes trans et migrantes ».
A quelques jours de la journée internationale de la lutte pour les droits des femmes, un petit groupe de cinq féministes, âgées de 18 à 30 ans, s’est retrouvé à l’aube pour une action de collage spécifiquement en soutien aux femmes exilé.e.s et/ou migrant.e.s.
Cette fois-ci les lettres capitales ne sont pas noires, mais rouges. Trois lettres par feuille A4 disposées en format paysage.
La raison ? Se différencier des mouvements dont la lutte ne s’articule pas uniquement autour de l’exil, mais évoque d’autres sujets comme le viol, l’inceste, la pédocriminalité ou encore le harcélement.
Depuis l’origine de sa création, collages_feminicides dénonce les violences conjugales et assassinats de femmes par leurs (ex-)conjoints, en investissant l’espace public. Le paysage urbain parisien arbore alors des dizaines de messages sur ses murs. « On ne veut plus compter nos mortes », « Papa a tué maman » ou encore « Elle le quitte, il la tue ».
Parfois intactes, souvent déchirées, certaines lettres sont aussi remplacées par leurs détracteurs dans le but de changer le sens des messages.
Mais l’acharnement de certains à les arracher n’a pas découragé le mouvement, qui a même plutôt pris de l’ampleur au fil du temps. S’il est difficile d’estimer le nombre de personnes actives, le compte Instagram des colleur.euse.s parisiennes est, à lui seul, suivi par plus de 84 000 personnes.
Une stratégie militante unique pour des féminismes différents
Cependant, le mouvement initial est rapidement dénoncé pour son manque d’inclusivité.
Ces clivages au sein des cercles féministes se sont notamment canalisés lors d’une polémique en décembre 2019 autour de Marguerite Stern. Ancienne Femen et considérée par certain.e.s comme à l’initiative des premiers groupes de colleur.eu.ses, elle s’est vu reproché certains de ses tweets.
Dans ceux-ci, elle exprime ouvertement son choix de non-mixité entre femmes cisgenres – [personne se reconnaissant dans le genre qui lui a été attribué à la naissance, par opposition à transgenre, NDLR] – ainsi qu’une négation des oppressions systémiques des minorités raciales et de genre.
Pour Gueute*, feministe intersectionnelle de 23 ans et diplomée d’une licence en “Arts and Cultural studies”, les messages dénonçant les féminicides étaient pour la plupart à l’époque « essentialisants et invisibilisaient les spécificités propres à certains groupes de personnes, comme les personnes queer, racisées et/ou en situation de handicap, personnes intersexes et/ou travailleur.euse.s du sexe et davantage encore lorsque ces identités s’intersectent entre elles ».
Depuis le mouvement s’est élargi, fragmenté, mais aussi renouvelé, donnant naissance à des mouvements.
Gueute* explique qu’à Paris, iels s’organisent par espaces géographiques: les “zones”. A, B, C, D, E. Chaque lettre désignant plusieurs arrondissements.
Une méthode qui permet une meilleure fluidité, une responsabilisation des participant.e.s, mais surtout de soulager les organisat.eur.rice.s de la charge mentale qu’implique la mise en place des actions.
La nécessité d’un mouvement tourné vers l’exil
Estelle*, initiatrice du mouvement collages_refugees, impulse des actions avec une directive précise: les messages sont uniquement en lien avec l’exil, l’expérience migratoire et notamment celle de femmes exilé.e.s et/ou migrant.e.s.
Étudiante en master “Immigration et assistance aux personnes réfugiées » et actuellement en service civique auprès des MNA (Mineur.e.s Non Accompagné.e.s) en Seine-Saint-Denis (93), elle estime que « ces thématiques sont très proches du féminisme. Lutter contre le patriarcat, c’est aussi dénoncer les violences de l’exil, revendiquer des droits universels pour les minorités, mais aussi fustiger certaines politiques migratoires qui servent les intérêts nationalistes et tuent celleux considéré.e.s comme indésirables ».
Et de continuer : « je crois aussi que le féminisme doit dépasser les frontières en visibilisant les personnes transgenres et lesbiennes qui, persécuté.e.s, ont fui leur pays pour demander l’asile en France. Les collages de soutien des personnes migrant.e.s et en exil existent déjà. Nous souhaitons juste en produire davantage et plus régulièrement. Pas un jour ne se passe sans de nouvelles violences à leur encontre. Il faut multiplier les actions, encore et encore ».
Elle ajoute : « mon service civique me pousse, aujourd’hui, à vouloir encore plus confronter publiquement les gens aux politiques migratoires menées par notre gouvernement. C’est trop facile de choisir quoi lire, regarder, et éviter de se confronter à une réalité douloureuse. On conforte l’Etat dans sa politique d’invisibilisation meurtrière. Les collages sont alors pour moi un bon moyen de porter la parole des personnes concerné.e.s et de confronter les gens de manière directe, sans leur donner le choix. Le but est de déstabiliser la volonté du gouvernement de passer leurs histoires sous silence ».
Écoutant attentivement sa camarade de collage Gueute* mentionne que « la convergence entre la cause féministe et la migration est essentielle et doit se constituer pour faire barrage aux groupes féministes d’extrême-droite qui promulguent des discours très problématiques. Pour le dire simplement, il est important de lutter contre l’émergence du fémonationalisme – un féminisme instrumentalisant le droit des femmes à des fins nationalistes – et qui n’autorise pas d’autres représentations que celles du “migrant violeur” ou de “la femme victime d’un Islam intégriste« . Il est important de montrer que la réalité est plus complexe et que nous refusons ce genre de propos irraisonnés ».
Une question de légitimité
Le manque de messages en soutien aux femmes en exil, ces militant.e.s le comprennent très bien. L’invisibilisation volontaire et/ou l’intention xénophobe ne sont pas les causes d’un nombre moins important de messages en lien avec l’exil. « Il s’agit plutôt d’une question de légitimité que certain.e.s colleur.euse.s se posent », observe Gueute.
« Et pour en avoir discuté avec plusieurs d’entre elles.eux, je comprends vraiment ces questionnements autour de la légitimité et de la positionnalité (le fait de questionner sa propre position, ses privilèges ndlr). Ils doivent être centraux dans nos luttes pour ne pas reproduire des dynamiques d’oppression. Mais, j’ai cependant la certitude que l’on peut être allié.e.s », poursuit Gueute*.
Par « allié.e.s” elle entend « en soutien aux personnes concerné.e.s ».
Pour Estelle*, la position de l’allié.e ne peut cependant pas se constituer en soi, mais doit se co-construire. C’est d’ailleurs la démarche qu’elle a entrepris en ouvrant des espaces de dialogue avec les personnes concernées dans les locaux de la structure d’accueil. Après avoir récolté les témoignages des mineur.e.s isolé.e.s et réfléchi à des idées de slogans avec elleux, une “session peinture” s’est initiée. Ce sont ces jeunes personnes exilé.e.s qui ont peint les lettres sur les feuilles blanches.
Même si des obstacles demeurent comme une perception différente des outils de lutte, le langage ou encore l’écriture, le recueil de témoignages, pour Estelle, est essentiel. D’abord pour « rendre les slogans plus justes », mais aussi « pour ne pas (re)produire des représentations biaisées, car nous militant.e.s, nous n’avons pas fait l’expérience de l’exil et des violences qui en découlent. Etre allié.e c’est aussi questionner le ‘parler pour’ et le ‘parler de’. Nous ne pouvons pas ‘parler pour’ mais plutôt ‘parler de’ après qu’iels aient témoigné ».
Une règle d’or s’est ainsi imposée : Pour chaque session, un témoignage.
La spécificité des femmes exilé.e.s
Pour Estelle*, les femmes exilées font partie des personnes les plus invisibilisées, que ce soit dans les débats féministes ou dans la sphère publique. « Pour moi, les collages devraient mettre davantage l’accent sur ces personnes là qui, ne peuvent pas, de fait, exister dans l’espace public. On ne les voit pas, on ne les entend pas mais pourtant, elles sont nombreuses et elles existent. Il me paraît cohérent que nous, en tant que féministes sensibilisé.e.s aux questions d’immigration prônions l’adelphité – terme englobant la sororité et la fraternité ndlr- et la convergence des luttes », ajoute-elle ensuite.
De ce processus d’invisibilisation à l’échelle sociétale découle une autre réalité: les femmes en exil sont peu présentes dans les groupes de colleur.euse.s.
Pour Estelle, ceci peut s’expliquer de différentes manières. «Je ne dis pas que les femmes réfugié.e.s et migrant.e.s sont destitué.e.s d’agentivité – la puissance d’agir – mais il y a des obstacles structurels et matériels qui entravent la mobilisation politique et militante. L’action de coller nécessite du temps, de l’énergie, de l’argent – chez Leroy Merlin, le sceau coûte 3,50, la brosse 6,90, le paquet de colle à 2,90 euros servant à une session – ainsi que des privilèges ».
Un collage, des risques juridiques…
Prendre part à une action collage n’est pas sans danger. Sophie* 25 ans et chercheuse en études du genre à Paris VIII explique les raisons de l’absence des personnes concernées à leurs côtés: « Il est évident que tout le monde n’a pas le privilège d’être protégé.e par une carte d’identité. Je n’encours pas les mêmes risques en venant ici qu’une personne qui est ir-régularisée. Les risques juridiques sont des obstacles qui découragent forcément les personnes concerné.e.s à prendre part aux actions ».
Le risque légal ? Une amende de 68 euros. Cette dernière, si non réglée à posteriori dans un délai de 45 jours suivant le constat d’infraction, peut s’élever à 180 euros. En cas de non-paiement ou de contestation de l’amende forfaitaire, l’affaire passe alors devant un tribunal de police, le montant de l’amende pouvant alors aller jusqu’à 450 €.
A la différence du graffiti, les collages sont considérés comme une forme de dégradation partielle, puisqu’ils peuvent être enlevés sans abîmer la surface sur laquelle ils se trouvent.
Quoi qu’il en soit, l’Article 322-1CP du code pénal stipule que : « la destruction, la dégradation ou la détérioration d’un bien appartenant à autrui est punie de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende, sauf s’il n’en est résulté qu’un dommage léger. Le fait de tracer des inscriptions, des signes ou des dessins, sans autorisation préalable, sur les façades, les véhicules, les voies publiques ou le mobilier urbain est puni de 3 750 euros d’amende et d’une peine de travail d’intérêt général lorsqu’il n’en est résulté qu’un dommage léger ».
et d’autres formes de violence…
Cependant, « le risque de garde à vue ne peut être exclu », continue Sophie* « sans compter les interactions avec les agent.e.s de police ou les passant.e.s, souvent désagréables voire violentes ».
«Je ne veux pas parler au nom des personnes réfugié.e.s, exilé.e.s, demandeur.euses d’asile, mais les parcours migratoires sont souvent synonymes de violences étatiques et notamment perpétuées par des acteurs de surveillance et de contrôle comme la police. Il y donc aussi le risque de la re-traumatisation ».
Sophie finit par dire « qu’au-delà des risques juridiques et/ou psychologiques, la méthode du collage demeure et reste un outil de revendications qui a émergé à un endroit précis, dans un certain contexte et à l’initiative de certaines personnes. Dans ce sens, il est logique que certain.e.s ne se reconnaissent pas dans ce médium comme levier de changement ».
Un mouvement en route
Le mouvement est jeune et se questionne encore sur ses modalités d’organisation. Constitué à ce jour d’une vingtaine de personnes, il a reçu beaucoup de messages de soutien. En seulement quelques jours d’existence, beaucoup de colleur.euse.s ont répondu à l’appel via le réseau social Instagram, témoignant de leur volonté de prendre part au mouvement, surtout à quelques jours seulement de la Journée Internationale de lutte pour les Droits des Fxmmes. Des initiatives sont également sur le point d’émerger à Rennes et à Bruxelles.
Estelle, en collant la dernière lettre de son slogan conclut: « J’espère qu’un jour la loi arrêtera de condamner les collages de slogans dans l’espace public. Revendiquer dans la rue est un droit inaliénable; le droit de manifester doit le rester. Le droit de coller le devenir. Alors peut-être qu’à ce moment-là, les personnes exilé.e.s et les femmes en exil pourront témoigner d’elles-mêmes, sans craindre ni la police ni la machine judiciaire ».
*l’identité des personnes a été modifiée.