Texte : Diva Garg et Mana Shamshiri / Traduction : Justine Segui / Photos : DR
La cuisine est une forme d’expression culturelle au même titre que la poésie ou les contes populaires. En tant que personnes migrantes, exilées et enfants de la diaspora, la nourriture ne permet pas seulement à cette culture, cet héritage de subsister. Que nous ayons décidé ou subi la migration, les rituels d’achat, de préparation, de cuisson et de consommation constituent autant de moyens de se sentir proche de son héritage. D’être un peu « chez soi », ne serait-ce que le temps de la recette.
Certaines saveurs et odeurs ont indéniablement des effets thérapeutiques et réconfortants.
Mécanismes et rituels
Les ingrédients traditionnels sont essentiels pour recréer l’atmosphère d’un dîner dans son pays natal. Ce n’est pas chose aisée bien sûr, mais les personnes issues de l’immigration déploient bien souvent des trésors d’imagination et de ressources pour acquérir et conserver ce qui fait le sel de leurs « plats d’origine”.
C’est à ce titre que nous avons voulu nous entretenir avec Sally Baho, spécialiste des études alimentaires, dont les travaux portent sur le rôle de la nourriture dans l’intégration des personnes migrantes syriennes aux États-Unis. La chercheuse s’est notamment penchée sur le « homing process » (“processus d’accueil ») : soit le fait, depuis son pays d’accueil, de relier un sentiment d’appartenance à des situations quotidiennes. Comme une madeleine de Proust.
Pour elle, les habitudes alimentaires sont fondamentales : se procurer, préparer et consommer de la nourriture constituent une somme d’attitudes, de coutumes et de rituels, inhérents au processus de retour aux sources. « La préparation des aliments commence par la cueillette des produits », insiste-t-elle.
Dans ses recherches, l’universitaire confie avoir été influencée par son héritage familial : les femmes de son entourage lui ayant enseigné, avec dévouement, le processus de sélection et de préparation des aliments.
Les marchés comme refuge
La famille de Baho se donnait beaucoup de mal pour se rendre sur les quelques marchés moyen-orientaux présents sur le sol américain, décrivant volontiers cela comme un «pèlerinage ».
Lorsqu’on lui a demandé de parler du Majao de ch’arki, le plat qu’elle avait choisi pour la série des contes culinaires en exil, Leslie Gonzales, notre collaboratrice bolivienne, a immédiatement évoqué ses souvenirs ensoleillés des marchés de La Paz, avec sa mère. « Nous nous promenions à travers les odeurs incroyables du marché aux fleurs et nous parlions, heureux, aux gens dans ce beau marché coloré foisonnant de légumes frais ».
Certes, il n’est pas toujours possible pour les personnes issues de l’immigration d’avoir accès aux mêmes marchés en dehors de leur pays d’origine. Mais, dans un monde de plus en plus globalisé, des substituts aux aliments qu’ils utilisent sont moins rares. Chez les familles syriennes qu’elle a interrogées, Sally Baho a remarqué que même si les ingrédients trouvés dans les marchés n’étaient pas toujours similaires à ceux qu’elles connaissaient, l’essentiel se nichait ailleurs. Il s’agissait surtout de «l’intention de créer un foyer».
Même son de cloche du côté d’Elias Mattar, notre contributeur palestinien, qui avait choisi de partager avec nous sa recette de fatayer. «Dans mon village d’Ibillin, en Galilée, les agriculteurs et les familles collectent le principal ingrédient des tartes aux blettes, le Seleq, une espèce sauvage de blette… Je n’en ai pas trouvé à Londres, mais un jour, j’ai fait des expériences en utilisant des blettes arc-en-ciel et des blettes normales qui ressemblaient au Seleq sauvage, et ça a marché. Parfois, des odeurs et des saveurs assez proches sont tout ce dont vous avez besoin pour vous rapprocher de chez vous ».
Réflexions spirituelles …
Le nafas نفس., que l’on traduit littéralement par « souffle » en arabe, est un terme utilisé pour décrire « son esprit, son âme, son amour ou encore son énergie », continue Sally Baho. C’est précisément cela, argue-t-elle, qui rend certains plats succulents. Une notion pour dire aussi que la cuisine comporte une composante presque spirituelle.
Diva Garg ne saurait qu’être d’accord avec cette idée : lorsqu’elle prépare son khichdi, il est bien évidemment différent de celui de sa grand-mère ou de sa mère. Et, c’est bien cela qui est magique, pour elle : c’est qu’il n’aura jamais le même goût, jamais.
Et Mateullah, journaliste à Guiti News, de corroborer en se basant sur sa recette de biryani : « Faire du biryani peut être le passe-temps de n’importe qui, mais le biryani familial fait à la main ne peut être fait par n’importe qui ! ». Pour lui, seule sa mère peut le préparer d’une manière si particulière, et quand bien même un quidam aurait scrupuleusement recours aux mêmes ingrédients, le résultat serait entièrement différent.
… et outil thérapeutique
Mais, la cuisine constitue également un formidable outil thérapeutique. Pour en somme, nourrir son esprit et son âme, en plus de son ventre. Elias Mattar, lui, en est convaincu : « [La cuisine] m’incite toujours à ralentir, à être attentif et me donne l’occasion de réfléchir tout en me connectant à mon héritage ».
En collaboration avec l’association Freedom From Torture (la liberté contre la torture ndlr), les thérapeutes Saba Stefanos et Shamsi Mahdavi ont mis en place, durant onze ans, des séances hebdomadaires de thérapie de groupe au Royaume-Uni. Celles-ci prenaient la forme d’ateliers de fabrication de pain pour les demandeurs d’asile et les victimes de torture. « En lui-même, l’acte de pétrir est très relaxant, car vous évacuez physiquement la pression et le stress », explique Shamsi Mahdavi.
Et Saba Stefanos de lui emboîter le pas : « Pour les demandeurs d’asile, créer son propre pain se révélait incroyablement stimulant. C’était aussi l’opportunité de se créer un espace de liberté, de reprendre le contrôle, dans un système qui les rend pauvres et incapables de se payer de la nourriture ».
Pour les deux thérapeutes, l’impact sur le bien-être psychologique des personnes était en tout cas immédiat. Mais, ces ateliers avaient également des incidences positives sur un temps plus long. « Cela leur permettait de s’ouvrir et d’affronter, petit à petit, le traumatisme ».
La mère et la mère-patrie
«J’ai choisi de partager le muhammara, car c’est l’une de mes recettes préférées que m’a transmise ma défunte mère. Elle m’a appris tout ce que j’avais besoin de savoir sur la nourriture et la vie. » – Haitham Karachay (à propos du muhammara, version syrienne)
«L’un des plus grands cadeaux que j’ai hérité de ma mère est de savoir cuisiner sans problème. Lorsque je cuisine, je suis comblé car je me souviens que je n’ai pas oublié notre culture… Le bonheur est là, à ma portée. » – Adam Jibril, (à propos de la shorba et des zalabyas, à la sauce tchadienne)
«Je me souviens chaque fois que ma mère commençait à le cuisiner et que la délicieuse odeur emplissait toute la cuisine… C’est l’un des plats préférés de ma mère, et j’ai choisi ce plat parce qu’il lui rappelle beaucoup de choses. » – Hussein Dirani, (à propos du maklouba, version libanaise)
Se pencher sur la force évocatoire de la cuisine, revient forcément, vous l’aurez compris, au lien avec la mère.
Les métaphores utilisées pour décrire le “foyer” sont liées au symbole de la mère, synonyme de vie, de sécurité et de (ré)confort. Une corrélation claire sur laquelle insiste la psychologue Nazee Akbari : « Biologiquement, notre existence dépend de celle de notre mère : elle est le principal pourvoyeur de soins. Cela peut aussi être une grand-mère ou un père, si la mère n’est pas présente. Les mères entourent les enfants d’un sentiment de sécurité, de réconfort et d’abri. Pour fonctionner, en tant qu’êtres humains, nous avons besoin de nous sentir en sécurité, désirés et acceptés. Notre deuxième instinct, après la respiration, est de manger – nos mères ont maintenu cet état de fait pendant la majeure partie de notre vie ».
Elle poursuit : « Lorsque les gens pensent au foyer, ils pensent automatiquement à la « mère ». Parce que la sécurité, l’abri et le foyer nous rappellent la mère. Ce n’est pas que vous vous souvenez de votre mère en tant que personne, vous vous souvenez du sentiment de sécurité et de sûreté qu’elle vous apporte ».
Du symbole d’affection
« Partager la nourriture devient un symbole de partage de l’amour. Dans de nombreuses cultures, comme en Perse, la nourriture est un symbole d’affection. C’est ainsi que nous montrons notre intérêt, notre amour et notre compassion à nos hôtes », renchérit Nazee Akbari. Originaire de Syrie, Duha a partagé avec nous sa recette de kebbe. Elle décrit ce plat comme un repas de fête, préparé avec la participation de toute la famille, et ce toujours dans une ambiance animée. « Actuellement, je vis seule. Par conséquent, je prépare le kebbe en petite quantité et je mange seule. Le goût est là, mais pas la convivialité », abonde-t-elle, mélancolique.
Pour Saba Stefanos et Shamsi Mahdavi, c’est bien l’aspect cosy des ateliers de fabrication de pain qui participait à la création d’un sentiment de « chez soi ». Une étape cruciale dans le processus de ressourcement psychologique.
Au-delà de la nourriture partagée, un autre idéal de société ? C’est en tout cas ce que pose Nazee Akbari, pour qui les personnes migrantes sont issues de sociétés de nature collectiviste. « Cela implique qu’elles confirment leur identité en partageant la nourriture. Ainsi, lorsqu’elles débarquent dans des sociétés individualistes comme le Royaume-Uni, l’Europe et les États-Unis, elles subissent un choc culturel ». Un sentiment redoublé encore, selon la psychologue, lorsque les personnes migrantes sont issues de « régions pauvres, où la nourriture se fait rare, le partage des repas devient alors d’autant plus spécial et fédérateur ».
Un acte de militantisme culturel ?
Au bout du compte, nos plats traditionnels ne seraient-ils pas politiques ? Dans des temps d’émergence et d’installation du populisme, ne permettent-ils pas aussi de résister à un certain effacement culturel ? Lorsque l’on émigre, l’on craint souvent d’oublier nos traditions ancestrales à l’aune de notre intégration, de notre acclimatation.
« En grandissant dans une minorité palestinienne en Israël, j’ai été obligé de me raccrocher à tout ce qui pouvait être une forme de démonstration de mon identité, nous a ainsi raconté Elias Mattar. Lorsque le système éducatif ne vous permet pas d’apprendre votre propre histoire, vous vous tournez inévitablement vers les recettes manuscrites de vos tantes et grand-mères. En cuisinant et en servant ces plats, j’apprends mon histoire, je la partage et… je revendique le droit de m’en souvenir».
Et de poursuivre : « Ces plats sont bien plus anciens que le pays qui tente d’en revendiquer la paternité… La cuisine devient une manifestation tangible du passé. De cette façon, notre héritage ne sera jamais perdu, il est vivant et bouillonne dans nos casseroles et personne ne peut m’enlever cette expérience sensorielle complète, ni à moi ni à mon entourage… Notre héritage ne sera jamais effacé, même si le plat de ma grand-mère est tombé dans l’oubli et que sa cuisine et sa maison ont été détruites par les colons. Chaque fois que je cuisine des mets palestiniens, je ressens un sentiment de triomphe et d’émancipation ».
Ode à une culture alimentaire hybride
Sur le chemin, au gré de nos pérégrinations, nous finissons par créer une cuisine hybride influencée par le passé et actualisée au présent.
L’exploration par Mana Shamshiri des alternatives végétaliennes de la cuisine iranienne est un exemple de ce type d’adaptation. Si elle ne mange plus de produits animaux, elle considère que son héritage ne doit pas être abandonné pour autant.
Selon la journaliste, cuisiner et manger à la manière de ses ancêtres, comme dans sa recette alternative du khoresht-e-gheymeh, lui permet d’affirmer son identité et la lie à l’Iran, à sa famille et à sa culture, alors qu’elle est à presque 5.000 kilomètres de sa terre natale.