Les (y)ézidis sont une minorité ethno-religieuse peu connue, victime d’un génocide commis par l’État Islamique en 2014. Après avoir fui leur région natale du Nord-Ouest de l’Irak, plusieurs centaines de familles sont arrivées en France, notamment dans le département de la Drôme qui en accueille aujourd’hui quatorze. Plongée au cœur de cette contrée rurale, où la question de l’accueil crée de nouveaux défis au quotidien comme de nombreux liens.
Farhad Shamo Roto et Charlotte Morlie
25 janvier 2020. Crest, Drôme. À 25 km au sud de Valence, la petite commune de Crest, qui rassemble environ 8000 habitants, est surtout connue pour sa tour, un des plus hauts donjons médiévaux d’Europe et ses balades paisibles au bord de la Drôme.
Aujourd’hui, il y a de l’agitation dans le village. Au bout d’une ruelle déserte, on entend de la musique et des chants qui s’échappent des fenêtres de la salle des fêtes. À l’intérieur, il y a foule. Des gens discutent, dansent, chantent, certains sont attablés à des grandes tables de banquet. Mais ce n’est pas du pintadeau de la Drôme qu’on déguste ni du folklore crestois que l’on danse. Aujourd’hui, sur l’estrade, deux jeunes hommes jouent du saz, un instrument à cordes qui ressemble à un luth, et chantent des mélodies plaintives. Sur les tables trônent d’énormes plats colorés: du riz biryani aux noix et raisins secs, des kotelks, beignets frits à la viande hachée, des montagnes de dolmes,, ces feuilles de vignes farcies au riz et aux légumes qui fondent dans la bouche.
Ce soir on célèbre la culture yézidie, ou plutôt ézidie, le terme original et non sa version arabisante comme le précise Farhad Shamo Roto, président de l’association Voice of Ezidis (VOE) qui coorganise l’événement avec Val de Drôme Accueil Réfugiés. Le matin même s’est tenue une conférence intitulée “Qui sont les Ezidis?” au Centre du Patrimoine Arménien à Valence, dans le but d’informer et sensibiliser la population locale aux traditions et à l’histoire de ce peuple.
« Les combattants de l’EI étaient entrés dans son village pour tuer les hommes et enlever les femmes »
Ce n’est pas un hasard si l’événement se tient dans la Drôme. Depuis 2015, plus de 80 réfugiés ézidis habitent dans ce département suite à leur départ forcé d’Irak. Le 3 août 2014, les soldats de l’État Islamique (EI) attaquent la région du Sinjar dans le Nord-Ouest de l’Irak et massacrent une grande partie de la population ézidie. On dénombre entre 5 000 et 10 000 morts et plus de 5 000 femmes prises en otages en tant qu’esclaves sexuelles.
Les ézidis sont une minorité ethnique et religieuse très ancienne qui pratiquent une religion monothéiste précédant l’Islam et le Christianisme. Les récents massacres commis par l’EI, reconnus comme génocide par la commission d’enquête de l’ONU en 2016, sont les derniers d’une longue série d’atrocités qui ont marqué la mémoire et l’identité de ce peuple.
« Nous étions déjà discriminés très clairement sous le gouvernement de Saddam Hussein », raconte Farhad.
« Comme la plupart des ézidis, ma famille travaillait dans une ferme, mais nous n’avions pas le droit de vendre nos propres produits au marché, seuls les arabes musulmans le pouvaient. Nous étions considérés comme des infidèles et l’on disait que tuer un ézidi permettait d’aller au paradis. Après la chute de Saddam Hussein, notre région est passée sous le contrôle des Kurdes Irakiens. Nous pensions être protégés par leurs forces armées. Mais le 3 août 2014, les peshmergas (soldats kurdes d’Irak) ont fui la ville à l’arrivée de Daesh. Le lendemain, un ami m’a appelé pour me dire que des combattants de l’EI étaient entrés dans son village et avaient tué les hommes et enlevé les femmes. Alors, nous sommes partis avec toute ma famille pour nous réfugier dans les montagnes. »
Après s’être cachés dans les montagnes pendant huit jours, ils ont bénéficié du corridor ouvert par les kurdes de Syrie et de Turquie (le YPG et le PKK respectivement) pour s’enfuir en Syrie, et ensuite repasser en Irak par la frontière turque pour enfin arriver dans le camp de réfugiés près de la ville de Duhok.
L’arrivée en France
Les massacres, la fuite, et puis de longues années passées dans les camps: la plupart des ézidis qui habitent aujourd’hui la Drôme ont connu un parcours similaire. La première famille est arrivée à Grâne, un village près de Crest, en 2015, et a obtenu un visa d’asile par sponsoring privé, c’est à dire avec l’aide de familles ou d’associations françaises locales. Elles sont maintenant quatorze dans les alentours de la commune. En France, on dénombre environ 10 000 ézidis, l’Allemagne en compte 250 000 et la Russie 50 000.
La famille de Fahrad a obtenu le statut de réfugié politique neuf mois après son arrivée. Un statut qui leur permet de rester dix ans en France. Ils ont maintenant leur propre maison à Crest, que des habitants de la commune ont achetée pour pouvoir la leur louer à bas prix. Ses parents ont travaillé dans une ferme de récolte d’ail durant les deux derniers étés. Beaucoup d’arrivants ézidis ont obtenu des contrats saisonniers dans des exploitations agricoles. « C’est plus facile d’embaucher des ézidis car ils ont un statut légal en tant que réfugiés, contrairement à beaucoup d’autres déplacés sans papiers qui vivent près de Valence, comme des albanais ou afghans » , nous explique Hervé, qui emploie quelques jeunes ézidis cet été dans son usine de désherbage.
Le reste de l’année, il est plus difficile de s’occuper et la barrière de la langue est bien présente pour les adultes. Pour les jeunes, c’est souvent plus facile de commencer une nouvelle vie en France et de s’adapter à un nouvel environnement. La plupart parle déjà très bien le français. «J’aime beaucoup aller au lycée, tout le monde est super sympa », raconte Tamir, 19 ans. « J’adore les maths, j’espère devenir prof, même si c’est dur. » Son ami nous dit qu’il a terminé l’école et suit maintenant une formation en mécanique de moto. « Ça ne me plaît pas beaucoup. Je voulais faire l’armée en Irak, mais mes parents ne veulent pas que j’y retourne. »
Une des soeurs de Fahrad, Shiriin, a pu continuer ses études de langues à Grenoble, pour se former aux métiers de la traduction. Pour son frère Burhan, 28 ans, c’est plus compliqué: lui qui avait déjà fini ses quatre ans d’études de mathématiques en Irak, avant d’exercer en tant que professeur dans les camps, son diplôme n’a pas été reconnu en France et il doit maintenant reprendre des études Bac+2. Un exemple de racisme institutionnel : un diplôme irakien n’est pas vu comme ayant la même valeur qu’un français.
« On donne beaucoup, mais on reçoit encore plus »
George et Myriam font partie des habitants qui ont décidé d’accueillir une famille ézidie avec quatre enfants fin octobre 2018 dans un appartement séparé au-dessus de leur maison. « Au départ c’était une impulsion, une envie d’accueillir. Mais on a réalisé que ce n’était pas si simple. Ça a duré plus de deux ans pour faire le dossier administratif pour qu’ils puissent venir. On se sentait personnellement responsable si on faisait une erreur dans les papiers », raconte George.
« Au quotidien, c’est plein de petits bonheurs et beaucoup d’angoisses » , résume-t-il. « Notre vie est entre parenthèses depuis un an, donc on donne beaucoup. Mais on reçoit encore plus. C’est plein de richesses» , ajoute sa femme, Myriam. « Le but est de les mettre sur les rails », conclut George « Maintenant nous sommes à un moment charnière où il faut qu’ils comprennent qu’ils ne seront pas toujours chez nous et qu’ils doivent voler de leurs propres ailes, même si le lien continuera évidemment. »
Michel, le président de l’association Val de Drôme Accueil Réfugiés, s’est aussi lancé dans l’aventure de l’accueil. Il avait déjà conçu un étage séparé pour ses enfants dans sa maison, qu’il a transformé pour en faire un logement totalement indépendant pour une famille ézidie avec cinq enfants. « La bibliothèque j’en ai fait une cuisine, et la salle de jeux est devenue une salle de séjour » . Au début, la famille vivait enfermée avec les lumières allumées jour et nuit, encore traumatisée par ce qu’il leurs était arrivé en Irak.
Éveiller les consciences
L’accueil n’est jamais une démarche qui se fait seul. « Il y avait beaucoup de soutien », explique Michel. « Lors de la première réunion de l’association (Val de Drôme Réfugiés), j’ai reconnu vingt personnes de mon village qui étaient prêtes à se lancer dans cette aventure avec moi. Il y avait des gens que je connaissais seulement de vue et qui sont maintenant des amis. Ça crée des liens. »
C’est pour encourager ces multiples formes de solidarité que Farhad organise des événements comme celui d’aujourd’hui, qui informent et rassemblent. L’objectif de Voice of Ezidis est à la fois d’éveiller les consciences à la cause ézidie souvent peu ou mal représentée dans les médias, mais aussi d’encourager une intégration réussie en France, qui leur permette à la fois de conserver leurs traditions et de tisser des liens avec la population locale afin de construire une nouvelle vie. « Quand je vois des moments de partage comme aujourd’hui, je suis au summum du bonheur », me dit-il avec entrain.
Suite à l’engagement d’Emmanuel Macron auprès de Nadia Murad, militante phare de la cause ézidie, Prix Nobel de la paix 2018 et elle-même survivante des violences sexuelles de l’État Islamique, le gouvernement français a accueilli une centaine de nouvelles familles en France entre octobre 2018 et fin 2019. Ce sont essentiellement des mères isolées, certaines ayant vécues en captivité sous Daesh, et leurs enfants.
Mais une fois sur le sol français, leur arrivée est souvent peu prise en charge. Les associations locales responsables de leur accueil ne sont pas toujours au courant des spécificités de leur cas et de leur traumatisme. VOE a pour objectif le plus urgent de combler ce manque de connaissances et de soutenir ces nouveaux arrivants et leurs hôtes à affronter les nombreux défis légaux et administratifs, mais aussi culturels et psychologiques, qui les attendent ici.
REDÉCOUVREZ LE REPORTAGE VIDÉO « CRISE DES RÉFUGIÉS : LA RÉUSSITE DE LA RÉINSTALLATION EN MONDE RURAL«