Nombre d’associations travaillent de plus en plus avec des bénévoles exilés dans leurs missions ou leur communication externe. Une histoire d’écoute et de partage, mais impliquant d’être vigilant quant aux relations de pouvoir. Pour éviter que l’inclusion ne soit qu’un principe ornemental, comment faire davantage “pour et par” les personnes concernées ?
Maïa Courtois et Gaspard Njock / En collaboration avec l’Institut français des relations internationales.
Sur la scène, Ferdous et son compagnon de jeu agitent chacun la plume qu’ils tiennent en main, sur une musique douce. D’abord, ils ne se voient pas. Soufflent chacun sur leur plume, l’embrassent. “A un moment, vous allez vous voir, vous rencontrer”, glisse Chloé, la comédienne professionnelle qui les guide. “Bonjour”, “Salam”, “ça va ?”, “c’est joli”…
L’un chatouille l’autre de sa plume. Leur interaction se transforme en combat d’arts martiaux. La comédienne les invite à passer par la joie, la peur, la tristesse… Puis arrive le moment du salut. Les deux jeunes hommes jettent leurs plumes aux spectateurs, sous des applaudissements nourris.
Dans le public, il y a Mamadou, pour qui l’atelier théâtre hebdomadaire est “un moment de rencontre, où l’on apprend à mieux se connaître”. Sa performance sur scène, lors de laquelle il improvise un passage de la colère à l’amour, impressionne. Ou encore Reza, toujours prêt à assurer le show devant ses camarades.
Comédien pendant quatre ans à Téhéran, il cherche aujourd’hui à intégrer une troupe de théâtre professionnelle. “Souvent, on me demande d’abord d’améliorer mon français”, glisse-t-il. Ici, chacun est libre de parler la langue qu’il souhaite ; mais c’est le français qui vient s’imposer avec un naturel déconcertant sur scène. La barrière du vocabulaire s’efface derrière le talent des jeunes femmes et hommes présents à transmettre toute une palette d’émotions.
« Trouver notre lieu de concordance »
A l’origine de cet atelier théâtral, l’association JRS (Jesuit Refugee Service) et son programme JRS Jeunes, qui promeut l’approche de “co-construction”. Certaines activités sont proposés par les coordinatrices du programme, comme le yoga ; quand d’autres sont à l’initiative des personnes exilées bénévoles. L’atelier “Entre femmes”, par exemple, est issu de la demande de femmes migrantes de se retrouver dans des espaces en non-mixité.
“Lundi dernier, nous avons fabriqué des cotons démaquillant lavables ; cela peut aussi venir d’une femme qui souhaite partager sa façon de faire des tresses, une recette, ou un film sur le droit des femmes”, détaille Pauline Blain, co-animatrice de JRS Jeunes.
La co-organisation de ces activités, gratuites et sans impératif d’engagement, “permet de se questionner sur le pouvoir que chacun prend, pour trouver notre lieu de concordance” soutient-elle.
Pas si simple : co-organiser prend plus de temps que d’organiser seul, et “l’horizontalité n’est pas forcément inné, par exemple sur les temps de parole”. Pour les participants locaux, “la difficulté est de se décentrer et de ne pas imposer ses règles comme universelles, ne pas être dans le ‘moi je sais’…” explique Pauline Blain.
Un atelier de théâtre a été animé uniquement en arabe, afin d’expérimenter le ressenti de la barrière de la langue. Pour le reste, il s’agit au quotidien de “faire attention aux relations de pouvoir”, ou encore “d’accueillir toute parole, de diversifier nos points de vue”.
Définir le cadre d’engagement
Des problématiques dont les responsables du CEDRE (Centre d’entraide pour les demandeurs d’asile et les réfugiés), une antenne du Secours Catholique, sont familiers. Le CEDRE existe depuis plus de 30 ans, mais c’est en 2017 que l’association, en pleine réorganisation, constate une “perte de sens par rapport à l’accueil” et commence à “réfléchir avec les personnes exilées bénévoles pour faire différemment” raconte Marion Casanova, chargée d’accompagnement étrangers au Secours Catholique d’Ile-de-France.
La mise en oeuvre d’un bénévolat inclusif se fait, dès lors, de manière “totalement empirique”. Des difficultés apparaissent vite : “nous avions tendance à orienter les bénévoles exilés vers certaines missions en préjugeant de leurs connaissances administratives ou de leur niveau de langue”, évoque Marion Casanova. Une recherche-action a été lancée en interne en 2019.
Parmi les pistes d’amélioration : “bien définir le bénévolat, le cadre de l’engagement, la nature de la relation avec la structure” cite la responsable. Mais aussi repenser la répartition des missions, et privilégier les équipes mixtes. Du côté des bénévoles exilés, “cela peut développer des compétences ou des envies pour la suite, à un moment où beaucoup sont bloqués dans leur parcours professionnel”.
Du côté des bénévoles français, l’étude interne met aussi en lumière l’acquisition de nouvelles compétences grâce au partage d’expérience.
« J’étais un peu sceptique »
Au-delà des missions de bénévolat, le terrain de la communication peut aussi être un lieu d’inclusion. En septembre 2019, la Cimade diffusait sa campagne “Quand tout bascule”, co-construite avec des personnes exilées. Un projet pensé depuis plus d’un an, et dont la première réunion fut balbutiante : “j’étais un peu sceptique car cela patinait : j’avais peur que nous nous retrouvions à tout décider avec le secrétaire général”, se souvient Rafael Flichman, responsable communication de la Cimade.
Mais lors de la deuxième rencontre, l’un des participants, Soco, raconte un moment où sa vie a basculé. D’autres témoignages affluent dans le groupe. “Nous ne l’avons pas vécu, cette histoire-là : cette idée de basculement, nous ne l’aurions jamais verbalisée de la même manière”, estime encore aujourd’hui Rafael Flichman. Par groupes de travail, les personnes enregistrent leurs témoignages, par la suite dessinés et montés en vidéo par Agathe Bray-Bourret.
“Les participants ont été émus de voir ce que l’illustratrice avait fait de leurs histoires”, raconte le responsable de la Cimade. L’association s’interroge de longue date sur le “faire avec”, pour ses événements comme pour ses ses permanences juridiques. “Mais elle ne l’avait jamais fait ainsi, de A à Z, pour une campagne de communication” se félicite Rafael Flichman.
Contre l’inclusion comme “décoration”, faire “par et pour”
Reste que “faire avec”, c’est bien ; mais faire “par et pour”, c’est mieux. Tel est le credo de Rudi Osman, fondateur de l’Union des Etudiants Exilés, une association créée courant juin 2019 dans le but d’aider les personnes désireuses de commencer ou reprendre des études en France. Leur atelier “Ensemble, jamais seul” se tenait par exemple, il y a bientôt deux semaines, à Limoges, à la rencontre d’une trentaine d’exilés souhaitant s’inscrire dans des formations.
Rudi Osman fustige le fait “d’utiliser les réfugiés ou exilés comme décoration, sans leur donner de rôle… J’ai travaillé dans nombre d’associations, c’est une situation que j’ai vue, et vécue. La majorité d’entre elles font appel à des personnes exilées : c’est devenu une condition pour avoir des fonds. Mais dès qu’il y a une décision à prendre, ce n’est plus le cas.”
L’UEE s’érige en contre-modèle. Dans le bureau exécutif, uniquement des personnes concernées : Afghans, Soudanais, Iraniens, Kurdes, tous étudiants, et sans critère de statut administratif. Une soixantaine de bénévoles, français ou exilés, prêtent main forte sur le terrain. Pour les personnes accompagnées, le partage d’expérience est précieux : “leurs problèmes, nous les avons nous-même vécus, nous en connaissons les détails”, soutient Rudi Osman.
Le défi de la confiance
Seule difficulté : gagner leur confiance prend du temps : “ les personnes ont l’habitude que ce soient les Français qui aident…” À force de publications sur leur site et les réseaux sociaux, de constitution d’une base de données pour apporter les réponses, et de situations résolues, l’Union des Etudiants Exilés s’impose désormais comme un soutien légitime entre pairs.
Pour gagner en efficacité, les bénévoles, encore obligés de rencontrer celles et ceux qu’ils aident dans des cafés, sont à la recherche d’un local – la mairie de Paris demeurant pour l’heure silencieuse face à cette demande. Pas de quoi arrêter la détermination de Rudi Osman, qui planche sur un séjour camping estival avec des étudiants français et exilés, afin de “dépasser les barrières” à l’heure où il reste “difficile de se faire des amis” lorsque l’on vient d’arriver en France.
Dans un livret d’autoportraits publié par JRS Jeunes, Ferdous, désormais spécialiste en maniement de la plume, a écrit :
“Hier tu ne me connaissais pas
Aujourd’hui nous sommes amis
Demain tu me manqueras
Un jour nous chasserons
tous les malheurs”.