Un article de Moussa el Jamaat, Mohammed Shbat (Baynana media), Eftichia Soufleria (Solomon) et Laure Playoust (Guiti News). Photos : Laure Playoust.
Un article réalisé dans le cadre du réseau européen de médias porté par Guiti News.
Près d’une personne exilée sur deux dit sa crainte de se rendre chez le médecin si elle est malade, quand une sur quatre redoute que ses informations confidentielles soient partagées avec le Home Office (équivalent de notre ministère de l’Intérieur). Tel est le résultat du sondage mené par l’ONG Joint Council for the Welfare of Immigrants (JCW) cette année au Royaume-Uni.
Un sondage qui vient interroger l’universalité de l’accès aux soins, particulièrement dans un contexte pandémique. Car, près de vingt mois après la survenue du Covid-19, subsistent des freins à la vaccination des personnes exilées en Europe. « Il existe de nombreuses circonstances dans lesquelles les migrants ne sont pas pris en compte ou inclus dans le processus », insistait ainsi Patrick Duigan, expert dans le champ de la migration pour l’Organisation internationale des migrations, en mai dernier.
Du discours à la pratique
En octobre 2020, la Commission européenne adoptait une directive dans laquelle les réfugiés sont explicitement mentionnés comme un groupe prioritaire dans la planification des campagnes de vaccination. Un an après pourtant, discours et pratique divergent selon les Etats.
D’après les statistiques récentes publiées par les directions de santé de chaque pays, 37 millions de personnes ont été vaccinées en Espagne (sur 47 millions), 6 millions (sur 10,72 millions) en Grèce, et 44 millions (sur 67 millions) en France.
En Espagne, Yo Sí Sanidad Universal, une organisation de la société civile, souhaitant démocratiser l’accès aux soins, est particulièrement remontée face aux déclarations officielles du gouvernement espagnol. « Depuis le début de la campagne de vaccination, nous avons reçu de nombreuses questions de la part de personnes ne sachant pas si elles pouvaient avoir accès au vaccin. Le gouvernement espagnol continue de dire qu’il veut vacciner toutes les personnes vivant en Espagne sans discrimination, mais en pratique beaucoup de personnes sont exclues », explique l’un des représentants de l’ONG.
Pour eux, les manquements de cette politique vaccinale s’inscrivent dans un temps plus long, avec la «loi du décret royal 16/2012 ». Une loi qui, avance l’ONG, exclue des milliers de personnes du système de santé. Dans les dix dernières années, « la gestion des documents de santé des migrants et des réfugiés s’est empirée », explique-t-elle.
C’est pourquoi, accompagnée par 50 organisations de la société civile, Yo Sí Sanidad Universal a exhorté Carolina Daría, Ministre de la santé, à adopter des règles spécifiques pour assurer l’accès à la vaccination «sans discrimination». Une initiative censée aider les personnes sans carte sanitaire (tarjeta sanitaria), dont les personnes migrantes ou sans-abri.
De l’absence de stratégie nationale
De son côté, la France a également affiché une même volonté d’accès à la santé pour tous. La Direction générale de la santé (DGS) explique vouloir : « éviter de créer des inégalités et répondre aux inégalités existantes dans la campagne de vaccination ».
Ainsi, le travail conjoint avec les opérateurs sociaux, les associations et les collectivités locales, doit permettre la vaccination des personnes exilées. Dans ce cadre, les agences régionales de santé fournissent des doses aux professionnels paramédicaux et à l’ONG Médecins sans frontières. Ensuite, sur le terrain, les maraudeurs jouent un rôle essentiel pour sensibiliser les personnes à la vaccination.
Le discours s’assume plus nationaliste du côté d’Athènes. Tandis que des recherches ont montré que le risque de contracter le Covid-19 chez les demandeurs d’asile dans les camps était jusqu’à trois fois plus élevé que pour la population générale, le gouvernement a indiqué que leur vaccination n’était « pas une priorité ».
Lors d’une visite officielle du campement de de Vial à Chios, le ministre de l’immigration et de l’asile, Notis Mitarakis, et le président de l’Organisation nationale de santé publique, Panagiotis Arkoumaneas, se sont dits « satisfaits du rythme des vaccinations de la population de Vial », ajoutant « en particulier dans le domaine de la migration, nous avons réussi à gérer avec succès les effets de la pandémie depuis le début de la crise jusqu’à aujourd’hui ».
Pourtant, nos investigations montrent qu’un an et demi après l’apparition de la pandémie, il n’existe toujours pas de stratégie nationale globale pour la protection des populations exilées. La position du pays demeurant « les Grecs d’abord ».
Du manque de suivi
Officiellement, la Grèce a organisé la vaccination des demandeurs d’asile selon deux programmes. L’opération « Blue Freedom », pour la vaccination des personnes dans les camps et l’opération « Liberty », à destination des personnes résident dans des structures d’hébergement.
Pour pouvoir être vaccinés, les grecs utilisent l’AMKA, leur numéro de sécurité sociale. Depuis peu, les demandeurs d’asile peuvent obtenir un numéro d’assurance temporaire pour les étrangers appelé PAAYPA. Toutes les personnes qui ne sont pas demandeurs d’asile (sans-papiers, ressortissants de pays-tiers, migrants économiques) peuvent obtenir un code à usage unique pour la vaccination : le PAMKA.
Délivré par le service civil des prisons et des centres de détention pour étrangers, il exclut de facto du système des milliers de migrants invisibles dans le système de santé, comme les travailleurs agricoles qui travaillent dans des conditions extrêmement précaires.
Une problématique proche de celle de la France qui peine à obtenir des chiffres et un suivi clair pour les personnes non hébergées : « 300 000 personnes sont hébergées chaque nuit » dans toute la France, indique le ministère de la Santé, qui dénombre « entre 10 000 et 20 000 personnes réellement sans abri, soit dans des campements, soit en errance dans nos villes ».
Si l’Hexagone ne demande pas de numéro de sécurité sociale pour se faire vacciner, le manque de suivi des personnes, la difficulté pour elles d’accéder à l’électricité, ou aux outils pour prendre rendez-vous comme Doctolib (sans option multilingue), rendent ardu la vaccination des populations hors des structures d’hébergement ou non prises en charge par des associations.
… et de communication
La volonté de bien faire se heurte en effet à un aspect bien plus pratique : les outils de communication et de prise de rendez-vous. Une plateforme populaire pour les rendez-vous de vaccination en France reste l’application mobile Doctolib. Lancée en 2013, cette plateforme franco-allemande constitue un géant de la e-santé en France. « Une personne qui vit dans la rue et qui ne parle pas français ne va pas prendre rendez-vous sur Doctolib. C’est donc à nous d’aller là où elle est », explique Laurie Bonnaud, responsable communication terrain France chez Médecin sans Frontières, une association humanitaire internationale d’aide médicale.
Peu de personnes savent qu’elles peuvent se faire vacciner sans rendez-vous, sans pièce d’identité ni numéro de sécurité sociale en se rendant dans un centre de vaccination. Le décret n° 2020-1833 du 31 décembre 2020 publié au Journal Officiel du 1er janvier 2021 garantit l’absence de reste à charge pour les vaccinations, y compris pour les personnes non affiliées à la sécurité sociale française. À chaque injection, un numéro de suivi unique est créé pour générer un passeport COVID à code QR unique, et ce même pour les personnes dépourvues de documents.
Pour les personnes qui n’ont pas d’accès à Internet, il est possible de prendre rendez-vous par téléphone; l’assurance maladie nationale mène également une campagne d’appels téléphoniques pour inciter à la vaccination.
Mohamed Madieu*, 23 ans, originaire de Sierra Leone, est en demande d’asile. Il explique : « Je n’ai jamais eu accès à cette information et c’est un bénévole de l’association avec qui je travaille qui a pris rendez-vous pour moi. Je n’ai jamais pensé que j’aurais droit au vaccin sans avoir d’adresse ou d’assurance ».
Cependant, difficile d’informer les personnes lorsqu’elles ne parlent pas la même langue. Interprètes et traducteurs jouent ainsi, d’après les acteurs de terrain, un rôle crucial dans le partage de l’information. Tout en permettant de créer un lien de confiance.
Tout comme les 16% de français qui ne veut pas se faire vacciner, une partie de la population exilée ne fait pas confiance aux vaccins. «Lors de la première semaine de la campagne de sensibilisation, du 9 au 18 juin, 33% des personnes approchées ne voulaient pas se faire vacciner et 16% ont évoqué des théories du complot», indique l’équipe médicale de Médecins sans frontières.
Et d’appuyer « Nous essayons d’avoir des traducteurs avec nous, mais il y a beaucoup de nationalités… Alors, nous utilisons un service d’interprétariat téléphonique (ISM), avec des personnes qui expliquent notamment les effets secondaires de l’injection. Cela nous permet d’établir un premier échange ».
Anderson D. Michel, journaliste haïtien réfugié en France et collaborateur de Guiti News a été appuyé tout au long du processus de vaccination par ses amis. Qu’il s’agisse de prendre un rendez-vous ou d’installer l’application TousAntiCovid, il a eu besoin de l’aide de ses amis français. Assurant : « c’est vraiment une discussion que j’ai eu avec mon ami qui a confirmé mon choix et le début du processus ».
Du poids bureaucratique
En Espagne, «les procédures bureaucratiques prennent le pas sur la santé», explique Ahmed Al-Shaibani, médecin saharawi, installé dans les îles Canaries depuis plus de dix ans et exerçant dans un centre de soins. « Nous aurions besoin d’une campagne de presse, comme pour le vaccin contre la grippe ».
D’après lui, les difficultés sont plurielles dans les centres de santé en raison de la confusion entourant le protocole. Et cela se renforce encore dans les hôpitaux, car les étrangers n’apparaissent pas sur les listes de personnes vaccinées. «Les structures médicales ne fournissent pas de manière proactive des instructions claires et complètes à tous les travailleurs de la santé. C’est en grande partie la raison pour laquelle certaines personnes étrangères ne peuvent pas se faire vacciner », appuie Ahmed Al-Shaibani.
En Grèce, la barrière de la langue est hautement problématique. Sur son site web, le ministère de la Santé ne fournit aucune information pertinente sur la vaccination dans une autre langue que le grec. Lors de notre échange avec le service de presse du ministère de l’Immigration et de l’Asile, nous avons appris qu’ils ne disposaient pas d’une campagne d’information pertinente pouvant être relayée au niveau national.
Par conséquent, ce message sanitaire est laissé à la bonne volonté des organisations non gouvernementales (ONG) et des administrations respectives de ces structures.
Scepticisme et méfiance
Toujours à Athènes, un nombre important des demandeurs d’asile que nous avons rencontré nous ont confié qu’ils considéraient les autorités avec scepticisme et méfiance, estimant qu’ils ont été « enfermés » pendant des mois dans des installations d’hébergement insuffisantes sous le « prétexte fallacieux de la pandémie ». Or, arguent-ils de concert, durant cette période aucune disposition n’a été prise pour les informer clairement sur le Covid-19 et sa dangerosité.
Contacté, le ministère botte en touche. «Nous n’avons pas l’impression que les gens sont contre les vaccins, du moins pas dans une mesure qui nous conduirait à une campagne», explique-t-il.
Comme à Madrid, les associations se sont ainsi mobilisées. A l’instar du forum grec des réfugiés et du forum grec des migrants qui ont envoyé une lettre au ministère de la Santé pour formuler deux demandes. La première : créer une campagne d’information à destination des populations réfugiées et migrantes. La seconde : ouvrir la procédure de vaccination aux personnes sans-papiers ou à celles qui reçoivent un second refus dans leur demande d’asile.
« Nous voulons donner de la visibilité à cette question, car ces problèmes concernent souvent les travailleurs les plus exposés au virus. Ils travaillent dans les restaurants, dans l’agriculture – comment ils font cela est une autre discussion. Ils sont très vulnérables et de potentiels super propagateurs de la quatrième vague, si elle arrive », explique Christos Lazaridis, responsable de la communication du forum grec des réfugiés.
Une discrimination géographique à l’œuvre ?
Le gouvernement grec a fait le choix du vaccin monodose de Johnson & Johnson pour les demandeurs d’asile résidant dans les centres d’accueil et d’identification des îles de la mer Égée (Lesvos, Leros, Kos, Samos, Chios). Cela n’est pas suffisant pour les médecins que nous avons rencontrés.
« La pandémie était l’occasion de concevoir une politique efficace pour gérer des populations spécifiques comme les réfugiés », tance Apostolos Veizis, médecin et directeur général de l’ONG Intersos. Ajoutant : « La vaccination contre le coronavirus pourrait apporter des solutions aux impasses concernant à la fois la santé des demandeurs d’asile et la surpopulation des abris, insulaires ou non».
Du risque d’exposition à l’expulsion
De manière générale, ce sont les personnes en situation illégale sur le territoire national qui sont le plus exclues de la campagne de vaccination. Tant un grand nombre d’entre elles craignent que la vaccination les expose ensuite à un risque d’expulsion.
En Grèce, pour tenter de contrer cela, un groupe de travail a été mis en place, avec le ministère de la santé, le ministère de l’immigration et de l’asile, l’Organisation mondiale de la santé, l’Organisation internationale pour les migrations et le Haut Commissariat aux réfugiés, ainsi que des acteurs de la société civile fournissant des services aux réfugiés et aux migrants (Médecins Sans Frontières, Intersos, SolidarityNow, etc.). La contribution de ces derniers au processus de vaccination consiste, entre autres, à rappeler la nécessité d’une inclusion égale des personnes vivant dans la rue ou dans le pays de manière illégale (personnes sans-papiers).
Côté français, le choix du Pfizer qui s’administre en deux doses constitue un défi pour le suivi des patients. Pour les personnes vivant dans des logements collectifs, les opérateurs de vaccination reviennent sur place avec des équipes de médiation pour mener des campagnes de sensibilisation auprès des habitants.
C’est le cas de Mandie Samaké, 26 ans, qui réside aux Cinq Toits (un centre d’hébergement d’urgence situé dans le 16e arrondissement de Paris où sont logés 350 personnes exilées). Ce jeune homme, originaire du Mali, explique : « Je n’avais jamais eu de vaccin, c’est le premier de ma vie. Là où je viens, on ne peut pas le faire, c’est un petit village. C’est mon assistante sociale qui m’a dit hier que j’y avais accès. Ensuite, les gens de Médecins sans frontières ont pris le temps de m’expliquer, donc je vais m’organiser pour être là pour la deuxième dose, c’est facile ».
La réalité est très différente pour les personnes non hébergées qui se déplacent de manière fréquente. Fin août, 7 806 personnes ont été vaccinées en prenant rendez-vous via leur appareil mobile ou dans les hébergements collectifs et 80% d’entre elles sont venues pour une seconde dose, assure Médecins sans frontières.