Devant l’urgence sanitaire et les éloignements suspendus, des juges libèrent peu à peu les personnes étrangères enfermées en centre de rétention administrative (CRA). Mais le ministère de l’Intérieur continue d’y maintenir nombre de ces ressortissants n’ayant d’autre tort que celui de ne pas disposer de titre de séjour – et ce, malgré de premiers cas potentiels de Covid19.
Alexandra Pichard, Maïa Courtois et Al’Mata
« On est complètement coupés du monde, personne ne nous écoute, personne ne nous entend. Avec l’épidémie de coronavirus, ils mettent en danger nos vies en nous gardant dans le CRA. Comment on va faire pour se soigner si on tombe malade ? Je ne veux pas mourir sans avoir vu mes deux enfants ». Dans les mots de Benali*, retenu au CRA de Lesquin (Nord) depuis plusieurs semaines, l’angoisse est palpable.
En fond, la télévision tourne en boucle sur les chaînes d’information. A l’intérieur du centre, des dizaines de personnes témoignent du même isolement et de la même inquiétude face à leurs conditions de rétention. Et pour cause, alors que la France se confine, dans les centres de rétention administrative, la situation sanitaire est alarmante.
Plusieurs pensionnaires par chambre, un réfectoire plein à craquer, des personnels de nettoyage qui ne viennent plus, pas de masques ni de gel hydro-alcoolique : pour tirer la sonnette d’alarme, les détenus ont commencé une grève de la faim il y a quelques jours. « Manger les uns après les autres, c’est aller chercher la maladie. Il y a déjà des gens qui ont commencé à faire des malaises, car ça fait plusieurs jours qu’ils ne se nourrissent pas », continue Benali.
« On ne sait pas quoi faire, on ne sait pas combien de temps ça va durer »
Plus de 70 personnes faisant l’objet d’une obligation de quitter le territoire (OQTF) sont actuellement retenues dans le centre. « Tout est à l’arrêt : on ne peut plus aller au tribunal, les associations et les avocats ne peuvent plus venir, les visites de nos proches et nos soutiens sont interdites, il n’y a même pas de vols programmés pour les expulsions, donc on est bloqués ici, on ne sait pas quoi faire ni combien de temps ça va durer », explique Kiros*, un jeune homme de 26 ans présent depuis plus d’un mois dans le CRA.
Si eux n’ont aucun contact avec l’extérieur, ils craignent que les policiers de la Police aux Frontières (PAF) ne soient une source de propagation. « Les policiers sortent dehors, font leurs courses, fréquentent leur famille, et après reviennent travailler ici : ils touchent nos matelas, ils touchent nos affaires, nos vêtements, s’inquiète Benali. Ici, on ne se sent pas du tout protégés ».
Face au stress, certains pensionnaires refusent de sortir de leur cellule, alors que dans plusieurs d’entre elles, les douches sont cassées. Pour leur survie, mais aussi pour le respect de leurs droits, les retenus du CRA de Lesquin demandent leur libération immédiate. Et ils ne sont pas les seuls : dans le CRA de Coquelles (Pas-de-Calais) également, une grève de la faim a été initiée le 17 mars par une dizaine de personnes pour protester contre ces conditions d’enfermement.
Libérer, « une exigence absolue »
Le 19 mars, une réunion s’est tenue entre le Haut Commissariat des Nations Unies aux Réfugiés et de nombreuses associations. « Tous les gens qui intervenaient à ce sujet étaient unanimes : il faut fermer les CRA », raconte Paul Garrigues, membre du comité central de la Ligue des droits de l’Homme. La veille, les associations et collectifs réunis au sein de l’Observatoire de l’Enfermement des Étrangers demandaient au gouvernement la libération immédiate des personnes, « une exigence absolue, tant juridique que sanitaire ».
Au-delà du danger de propagation, la suspension des vols internationaux fait entrer la rétention en contradiction avec l’article L554-1 du Ceseda (code d’entrée et de séjour des étrangers et demandeurs d’asile), selon lequel celle-ci doit durer le « temps strictement nécessaire au départ ».
Dès lors, depuis plusieurs jours, des juges tranchent en faveur de demandes de mises en liberté. Marilou Séval fait partie d’une équipe d’avocats en grève depuis début janvier à Bordeaux, continuant à donner de leur temps bénévolement pour ce type de contentieux. Le 17 mars, « en une seule audience, le juge a libéré plusieurs retenus du CRA de Bordeaux, au motif qu’il n’y avait pas de perspective d’éloignement dans les trente jours, ce qui pose le problème de la proportionnalité de la privation de liberté. Et ce, sur fond de crise sanitaire ».
A Bordeaux, Nice, Nîmes, Sète, Metz ou encore au Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne), les CRA se vident, voire se ferment. « Ils ont commencé le 17 mars à libérer des gens petit à petit, et disent qu’il faut qu’on soit tous sortis avant dimanche 22 », témoigne Younes*, joint par téléphone depuis le CRA du Mesnil-Amelot. Le quarantenaire a signé son bon de sortie. « Dehors, les rassemblements sont interdits, mais ici on mange à plus de 40 dans le réfectoire, sans masque et sans gel ».
Premiers cas potentiels : silence radio des préfectures
Doumé* est quant à lui sorti hier, du même CRA, avec plus d’une vingtaine d’autres personnes. Il évoque les bruits de couloir autour d’un potentiel cas de coronavirus dans le CRA. « Un matin, une personne est allée à l’infirmerie et a été évacuée. On nous a demandé de quitter la salle d’attente pour qu’elle puisse sortir, mais sans nous en dire plus, raconte-t-il. Là-bas, on ne nous informe pas » .
Des premiers cas de retenus présentant des symptômes similaires au covid-19 apparaissent. « Il y a huit jours, il y a eu un cas de coronavirus dans le centre [de Lesquin]. On a vu un homme par terre, à l’infirmerie, être évacué avec une couverture de survie. On ne savait pas vraiment ce qu’il se passait, c’est un de nos avocats qui nous a confié qu’il s’agissait d’un cas de coronavirus », témoigne Kiros, toujours maintenu.
« Il y a eu un cas de suspicion, mais non confirmé. L’intéressé […] est parti à l’hôpital pour soigner ses symptômes », explique de son côté la préfecture du Nord. Une situation incertaine qui accentue le climat anxiogène à l’intérieur du centre. L’association La Cabane Juridique, à Calais, témoigne quant à elle de suspicions dans le CRA de Coquelles : depuis le 16 mars, « Deux personnes retenues dans le centre ont été emmenées à l’hôpital suite à la détection de symptômes similaires à ceux du coronavirus. Suite à leur départ, toujours aucune communication ». L’une d’elles est depuis lors rentrée au CRA.
Face aux alertes, le ministère de l’Intérieur fait la sourde oreille. « Nous n’avons strictement aucune nouvelle, aucune réponse écrite du ministère depuis vendredi dernier », fustigeait David Rohi, responsable rétention de la Cimade, le 18 mars. Pire : l’Etat freine les libérations.
« En France, à Paris, à Bordeaux, à Lyon des CRA ont libéré, nous toujours pas, malgré les demandes de remise en liberté » , se désole Kiros.
« Les CRA, un scandale permanent »
La Cour d’appel de Paris a maintenu des enfermements, suite à un appel du parquet (donc du ministère public), selon Paul Garrigues. Le responsable de la LDH mentionne aussi des « résistances » du côté de Perpignan. A Bordeaux, la victoire des avocats du 17 mars a aussi été de courte durée : le lendemain, six personnes retenues au CRA d’Hendaye, en cours de fermeture, étaient transférées au CRA de Bordeaux. « Le juge des libertés et de la détention de Bayonne a rejeté leurs demandes de mise en liberté et maintenu leur rétention, constate Marilou Séval. Nous allons donc faire à nouveau des demandes de mise en liberté pour ces six personnes… »
Certaines préfectures ont également poursuivi l’enfermement des personnes suite aux mesures de confinement annoncées par le Président de la République le 16 mars. Selon la LDH, la préfecture de la Seine-Maritime aurait ainsi envoyé un homme dans le CRA de Oissel le 17 mars. Et pour cause : le ministère de l’Intérieur tente toujours d’expulser.
La Cimade fait part de l’éloignement d’un ressortissant malien vers Bamako, le 18 mars, depuis le CRA de Rennes. «Malgré le confinement, un Malien a été expulsé ces derniers jours » du Mesnil-Amelot, témoigne aussi Doume. « Ce qui est terrible, c’est que ce n’est pas l’Etat qui vide les CRA, mais des juges. Pour l’instant, l’Etat résiste… » , déplore Paul Garrigues.
Sans manquer de rappeler que « pour nous, les CRA sont de toute façon un scandale permanent : il s’agit d’une privation de liberté pour des personnes qui n’ont commis aucun délit ».
* Les prénoms ont été modifiés.