Conclu entre Londres et Kigali en avril 2022, le plan prévoit d’envoyer au Rwanda les personnes exilées en situation dite « irrégulière » sur le territoire britannique. Ce partenariat entre les deux Etats s’inscrit dans un contexte particulier d’augmentation du nombre d’arrivées sur le sol anglais.
Un «partenariat de premier plan mondial entre deux alliés et deux amis»
Ces arrivées s’effectuent depuis les côtes françaises, notamment dans la région du Calaisis, où s’agrègent les personnes dans le but de rejoindre le littoral anglais. Le nombre de traversées des côtes françaises vers le Royaume-Uni a ainsi doublé de 2021 à 2022, passant de 28 526 à plus de 45 000 selon le ministère britannique de la Défense.
A cela s’ajoute le durcissement du gouvernement en matière de politique migratoire, qui se veut restrictive depuis le Brexit et l’administration Johnson. Les conservateurs britanniques souhaitent mettre un frein à l’immigration dite «clandestine» et ont fait de l’accord Londres-Kigali une mesure phare de cette politique.
Ainsi, avec un budget de 145 millions d’euros alloué par Londres, le Rwanda permettrait au Royaume-Uni de se décharger de l’accueil des réfugiés. Les deux parties prenantes ont insisté sur les bienfaits qui pourraient être apportés par la mise en place de leur accord.
La ministre de l’Intérieur britannique Suella Braverman y voit un projet «humanitaire» quand la porte-parole du gouvernement rwandais Yolande Makolo l’envisage comme un moyen de «bâtir une nouvelle vie» pour les personnes exilées, arguant qu’il sera possible d’obtenir le droit d’asile au Rwanda. Il est prévu que Londres délègue à Kigali les compétences en matière d’examen des demandes d’asile et le droit de statuer sur ces dernières.
Une pluie de controverses
Mais, cette gestion laissée au Rwanda et le déplacement de personnes à plus de 6 500 kilomètres soulève une kyrielle de critiques. Ainsi, se sont tenues au Royaume-Uni dès juin 2022 plusieurs manifestations citoyennes, entendant à la fois rappeler que les personnes exilées étaient les bienvenues et fustiger la «déportation» de ces dernières au Rwanda.
Le parti travailliste, opposé aux Tories à la tête du gouvernement britannique, a également fait savoir son désaccord. Yvette Cooper, députée de l’opposition, a ainsi dénoncé un « projet irréalisable, contraire à l’éthique et d’un coût exorbitant» selon l’AFP. Le montant de prise en charge d’une personne s’élèverait à plus de 169 000 livres, soit 197 000 euros par personne, selon l’étude d’impact gouvernementale publiée le 26 juin dernier.
Du côté du Rwanda, le Parti vert, opposé au gouvernement Kagamé, fait entendre sa voix à travers son président Frank Habineza, qui fustige la délégation de responsabilités du Royaume-Uni selon RFI : « Nous pensons que les pays riches comme la Grande-Bretagne ne doivent pas transférer leur obligation à des pays tiers, comme le Rwanda, juste parce qu’ils ont assez d’argent pour influencer et imposer leur volonté ».
C’est aussi le point de vue des Nations unies, qui s’élève contre ce transfert illégal de responsabilités «contraire aux obligations internationales du Royaume-Uni» qui ne «répond pas aux normes applicables en matière de légalité et de légitimité des transferts de demandeurs d’asile».
Mais, c’est le manque d’humanité du projet vis-à-vis des personnes qui est soulevé par nombre d’ONG et d’associations. Ceux qui sont concernés ont bien souvent derrière eux un lourd parcours migratoire et « méritent compassion et empathie » comme le souligne Gillian Triggs, Haut-commissaire assistante du Haut Commissariat des Nations unies pour les Réfugiés (UNHCR).
Ces derniers « ne devraient pas être échangés comme des marchandises et transférés à l’étranger pour être traités », insiste-t-elle ainsi au nom du HCR en avril 2022.
De premières tentatives infructueuses
Les deux Etats sont néanmoins passés outre les voix qui s’élèvent contre l’accord et ont souhaité se lancer dans la mise en place du projet. Ils sont par ailleurs confortés et légitimés par la décision de la Haute Cour britannique, qui a jugé le projet légal en décembre 2022. Elle a estimé que ce dernier ne contredisait pas les principes de la convention de Genève de 1951, texte établissant les obligations juridiques des Etats en termes d’accueil des personnes réfugiées.
Ainsi, le 14 juin 2022, le Royaume-Uni a affrété un avion prêt à s’envoler pour Kigali, soulevant alors la colère et la mobilisation d’associations luttant pour empêcher le décollage de l’appareil. La Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a été saisie pour l’occasion, annulant le vol in extremis grâce à un recours au cas par cas pour chaque passager. Suite à quoi, la CEDH a souhaité analyser en détail ce projet, retardant ainsi sa mise en place.
Afin de s’opposer à la tentative de mise en place d’autres vols, l’association calaisienne Asylum Aid accompagnée de onze personnes en situation d’exil, s’est opposée à l’accord par le biais d’un appel à la décision de la Haute Cour britannique.
La mise en œuvre de ce plan était donc restée en suspens dans l’attente de la décision quant à sa légalité. Tout du long, la motivation des deux États n’a néanmoins pas semblé être ébranlée puisqu’ils se sont attachés à mettre en œuvre les conditions matérielles d’accueil des réfugiés afin d’être opérationnels au plus vite.
Les dirigeants ont multiplié les échanges et les rencontres, tant à Londres qu’à Kigali, afin de réaffirmer leur partenariat. Le projet s’est progressivement matérialisé, puisque le Rwanda a fait construire des infrastructures destinées à l’accueil des personnes exilées.
Le porte-parole adjoint du gouvernement rwandais, Alain Mukuralinda, a ainsi confirmé au Monde cette concrétisation effective du plan : « Au niveau administratif, tout est prêt. On peut accueillir jusqu’à 500 personnes d’un seul coup, dès demain si nécessaire ».
« Le Rwanda n’est pas un pays sûr »
Longuement attendue, la décision de la Cour d’appel londonienne rendue le 29 juin dernier constitue un tournant dans l’avancée du projet. Saisie depuis le 16 janvier, elle vient de statuer sur l’illégalité de l’accord.
Elle entre ainsi en totale contradiction avec la Haute Cour britannique et le gouvernement. Là où Priti Patel, ex-ministre de l’Intérieur britannique qualifiait lors de sa visite à Kigali le 14 avril dernier le Rwanda de «pays sûr et sécurisé, avec un respect de l’État de droit», qui a «déjà assuré la réinstallation de près de 130 000 réfugiés de plusieurs pays», la Cour d’appel voit Kigali comme un pays incapable d’assurer pour le moment la sécurité des personnes arrivantes.
Elle dit craindre «un risque réel que les personnes envoyées au Rwanda soient renvoyées dans leur pays d’origine où elles étaient en proie à des persécutions et autres traitements inhumains», selon l’AFP. La décision s’appuie sur la Convention européenne des droits de l’Homme dont le Royaume-Uni fait partie, et en particulier sur son article 3, qui stipule que «nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants».
Le Rwanda de Paul Kagamé est en effet sujet à des critiques quant au respect de l’Etat de droit. Classé 136ème sur 180 par Reporters Sans Frontières en termes de liberté de la presse, des inquiétudes ont également été soulevées par le HCR quant aux traitements des personnes LGBTQIA+, à l’accès aux procédures d’asile ou encore aux risques d’expulsion.
Pour Gillian Triggs, Haut-commissaire assistante du UNHCR, il y a une «absence de garanties et de normes suffisantes» à l’accueil des réfugiés sur le sol rwandais.
Un avenir incertain
Plus d’un an après, le projet reste donc toujours sur la table puisque la décision ne vient pas démotiver les deux Etats. Le Premier ministre britannique Rishi Sunak s’est dit «en désaccord fondamental» avec la décision rendue par la Cour d’appel dans un communiqué du 29 juin dernier. Le recours étant encore possible pour le projet, Rishi Sunak envisage de saisir la Cour suprême britannique. De son côté, Kigali ne souhaite pas plus lâcher l’affaire, s’indignant de la qualification du Rwanda comme n’étant «pas un pays tiers sûr».
Le débat en cours sur l’accord Kigali-Londres semble dépasser la simple question de la sécurité concernant le pays d’accueil pour porter sur la question des responsabilités européennes. Récemment, l’Europe s’est rapprochée de la Tunisie afin d’envisager un accord migratoire visant à limiter les traversées en Méditerranée. La Commission européenne prévoit ainsi une enveloppe de 105 millions d’euros pour financer l’appui de Tunis.
A l’instar du plan rwando-britannique, le partenariat entre Tunis et les 27 est fustigé, ici aussi pour des questions de délocalisation des responsabilités européennes. La directrice du bureau européen d’Oxfam, ONG engagée dans la lutte contre la pauvreté et les inégalités, Evelien van Roemburg accuse ainsi l’Europe «d’externaliser ses responsabilités en matière de gestion des migrations ». Jusqu’à quand ?