« A Beyrouth, j’envoie un salut de mon cœur à Beyrouth », chantait Fairouz icône de la musique libanaise. Une chanson qui rappelle combien la capitale a déjà été endommagée, notamment pendant la guerre civile, mais combien aussi, elle a su se relever. Elle fait écho aux aspirations actuelles des Libanais, qui après les explosions du 4 août dévastant Beyrouth et tuant au moins 200 personnes, disent leur colère contre le pouvoir en place, tout en criant leur résilience. Notre deuxième épisode sur ces “voix du Liban” est consacré à Joly. Ce politiste, qui officie dans l’humanitaire depuis trois ans, tente de contribuer à l’effort général à sa façon, et s’interroge sur la confiscation de la révolution par certains partis. Rencontre.
Texte : Cécile Massin et Hussein Dirani/ Traduction : Alexandre Châtel / Photos : Matthieu Karam / DR
Joly est libanais. Politiste de 24 ans, il travaille dans l’humanitaire depuis trois ans et prépare un master en Sciences Politiques. A ses yeux, il a toujours été crucial de mettre en avant les problèmes de corruption au sein du gouvernement libanais, même avant le début de la thawra (révolution) en octobre 2019.
Déterminé à l’idée d’empêcher les politiciens d’agir impunément, il a couvert les élections parlementaires de 2018 avec une ONG libanaise. « Je réalisais un reportage sur toutes les violations de la démocratie et de la loi. Grâce à notre travail, une nouvelle loi a été votée en 2018 », dit-il. Avant de regretter : « Mais elle a été manipulée par des partis politiques libanais pour servir leurs propres intérêts ».
Contribuer à l’effort général
La trop grande importance des partis forts au Liban est l’une des principales revendications des manifestants, depuis le début de la révolution. Comme tant d’autres jeunes, Joly était enthousiaste en octobre dernier et il a choisi de soutenir le mouvement révolutionnaire à sa manière. « Je ne pouvais pas véritablement m’impliquer dans les manifestations à cause de mon travail », explique-t-il.
« Je travaillais avec une ONG italienne, dont l’une des directives de sécurité restreignait notre participation aux événements politiques. Mais à travers mon travail, je contribuais à l’effort général. Tous mes amis étaient impliqués dans la révolution, je recevais donc des informations au jour le jour, voire heure par heure. J’étais au courant de tout ce qui se passait sur le terrain ».
Pour Joly, ce que la révolution a permis depuis son début est incommensurable. Dans un pays comme le Liban, la possibilité pour un peuple de dépasser les divisions politiques et religieuses est à la fois inédite et pleine de promesses.
Cependant, d’après lui, la thawra a été infiltrée par les partis politiques et quelques milices qui ont essayé de retourner la situation à leur avantage. « À cause de ces interventions, les personnes qui manifestaient vraiment se sont séparées », regrette-t-il. « Je pense aussi qu’arrivé à un certain point, il est difficile de défendre ses idées correctement », ajoute-t-il.
Et d’asséner ; « Ce n’est pas un jugement de valeur. Je pense sincèrement que tous les manifestants ne sont pas assez éduqués pour être capables de défendre leurs objectifs. Cela a créé une vague d’incompréhension et de mauvaise communication entre les révolutionnaires, qui a conduit la révolution à s’éloigner de son chemin de départ ».
La cerise sur le gâteau
Alors que le Liban traversait une phase compliquée ces derniers mois, l’explosion à Beyrouth a ajouté encore une autre couche de complexité. « L’explosion s’est produite au pire moment possible pour tout le monde. Littéralement le pire que l’on aurait pu imaginer. Pour faire simple, c’est ce qu’on appellerait la cerise sur le gâteau… »
Depuis octobre 2019, la situation politique n’a fait qu’empirer. La répression contre les manifestants s’est intensifiée, et l’économie s’est complètement effondrée, souligne Joly. « Les rapports internationaux montrent qu’en 2019, 8% des Libanais vivaient sous le seuil de pauvreté. En 2020, leur nombre a grimpé, passant de 8% à 23% de la population qui vit dans l’extrême pauvreté. Les personnes vivant juste au-dessus du seuil de pauvreté ou appartenant à la classe moyenne se sont aussi multipliées. Tout le monde fait face à ces problèmes au Liban ces jours-ci », assène Joly.
« Personne dans ce pays, mis à part les politiciens, n’échappe à la crise actuelle », ajoute-t-il.
Conséquence directe de l’explosion : plus de 300.000 personnes se sont retrouvées sans-abri. Pour celles et ceux vivant encore dans leur maison, il est extrêmement difficile de faire les réparations. « À cause du taux de change, personne ne peut réparer les dégâts subis, parce que personne ne peut payer le matériel nécessaire. Alors tout le monde essaie de réparer sa maison comme il peut, souvent avec l’aide de voisins ».
La maison où vivait Joly se trouvait à Mar Mikhael, une rue animée très proche du port. Comme tous les autres immeubles du quartier, elle a subi de lourds dégâts. Mais Joly considère qu’il n’a pas le droit de se plaindre. « J’ai été incroyablement chanceux de quitter Beyrouth avant l’explosion. J’aurais pu être là ce jour-là… Pour être honnête, c’est encore difficile de réaliser tout ce qui vient de se passer, à quel point la ville a été ravagée. J’avais l’habitude de faire du vélo près du port tous les jours. Tout ce qui a été détruit correspond aux endroits que j’affectionne, ceux de mon quotidien… »
Affiliations politiques : entre loyauté et déni de l’ancien monde
Cela fait presque deux mois que l’explosion s’est produite, six mois depuis que le confinement a été annoncé, et un an que la révolution a commencé. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le pays des Cèdres a subi son lot d’événements traumatisants cette année. Au regard desquels, le gouvernement semble incapable d’écouter les revendications et inquiétudes de la population. Il a aussi échoué à protéger la population des dangers qu’elle doit affronter.
Pire encore, le gouvernement et les milices ont essayé d’effrayer leur propre peuple, les empêchant de revendiquer des droits humains fondamentaux. « Pendant les manifestations, il y a eu beaucoup d’agressions contre les manifestants. L’armée utilisait de l’artillerie lourde contre eux », insiste Joly. « Je crois que la violence du gouvernement est une chose terrible pour la poursuite de la révolution. Le fait que le Liban devienne un État-gendarme, depuis la déclaration de l’état d’urgence, est une barrière évidente à la pérennisation du mouvement révolutionnaire ».
Outre la répression du gouvernement et la pandémie du COVID-19, Joly estime que la révolution est incapable d’atteindre ses objectifs à cause de la crainte de la pauvreté. « L’exploitation de la population la plus vulnérable par les partis politiques libanais est un autre problème », assure-t-il. « Un peuple non éduqué est susceptible de se laisser séduire par les discours des partis politiques et de continuer de croire en leurs mensonges. Certains partis sont encore soutenus par de nombreuses personnes qui ne sont pas prêtes à abandonner leurs convictions. Toutefois, je pense que depuis le début de la révolution, leur perspective a évolué – au moins dans la plupart des régions du Liban. Beaucoup de personnes qui étaient affiliées à un parti refuse aujourd’hui leur aide », explique Joly avec enthousiasme.
Une vague de changements
La tragédie du 4 août n’a pas remis en question le changement de mentalité, qui a eu lieu depuis le début de la révolution. « Les Libanais sont passés de suiveurs à citoyens. Avant cela, tous les partis politiques avaient une influence considérable sur la population, mais aujourd’hui, la situation est différente pour plusieurs partis, surtout les partis chrétiens », considère le politiste.
« Je vis dans une région chrétienne, et je vois que beaucoup de personnes qui étaient affiliés politiquement ne le sont plus. Même dans ma famille, je vois les choses changer ! ». Il n’y a pas de recette magique pour maintenir cette dynamique puissante et positive mais, pour Joly, il y a des pistes de réflexion à suivre, comme celle du rôle crucial joué par les partis de la société civile.
« Je pense que ces partis ne sont pas en mesure de tout changer, mais ils peuvent contribuer à bouger les lignes. Déjà, ils ont commencé à avoir un impact. Quelques uns de leurs députés ont eu du succès lors des dernières élections parlementaires à Beyrouth. Mais je pense qu’on doit aussi être vigilants. Ce n’est pas parce qu’ils disent venir de la société civile que leurs propositions ont nécessairement du sens. Si je vais voter pour eux, ils doivent avoir un programme, être transparents, responsables, etc. Si ce n’est pas le cas, qui nous dit qu’ils seront différents des autres ? Vous ne pouvez pas croire chaque personne qui affirme : » je veux travailler pour ce pays ». Prouvez-le ! Malheureusement, au Liban, même si les partis politiques avaient un programme, personne ne le lirait », poursuit le jeune homme.
De l’incapacité à faire le deuil
Pour Joly, le peuple libanais a sa part de responsabilité dans la situation actuelle, autant que les politiciens. « Ne rejetons pas toute la faute sur les politiciens. Nous ne pouvons pas simplement accuser environ 300 personnes. Il y a plus de six millions d’habitants au Liban. Nous sommes ceux qui avons élu les politiciens, nous les avons amenés au gouvernement ces trente dernières années, et nous les soutenions sans rien remettre en question. »
Cette situation dure depuis des décennies. Selon Joly, c’est le résultat de toutes les conséquences non résolues de la guerre civile libanaise. « Après la guerre civile qui a duré quinze ans, on aurait dû avoir le droit de faire notre deuil, et le responsable, quel qu’il soit, aurait dû être poursuivi en justice. Mais ce processus judiciaire ne s’est pas produit au Liban. C’est la raison pour laquelle nous sommes complètement incapables de tourner la page, la justice aide à faire le deuil. Je pense que si justice n’est pas rendue pour l’explosion de Beyrouth, notre génération sera comme la précédente, incapable de guérir et d’avancer. »
Il y a encore un long chemin à parcourir pour que la nouvelle génération puisse faire son deuil. Joly essaie de garder espoir. Il envisage maintenant d’étudier à l’étranger et espère être capable de retourner au Liban pour aider son pays. « Si je peux migrer, je vais le faire. Et un jour je l’espère, je pourrai revenir et aider le Liban ».
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