Quatorze associations* réunies au sein du Collectif Migrants Outre Mer ont rendu public le 24 janvier un courrier adressé aux ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères, ainsi qu’aux préfets des territoires d’Outre Mer, leur demandant un moratoire pour cesser l’éloignement forcé des ressortissants haïtiens.
Maïa Courtois et Gaspard Njock
Depuis les premières journées de révoltes en juillet 2018, la population haïtienne est durement réprimée. Embrasée d’abord par une augmentation du prix du carburant, celle-ci réclame la démission du président Jovenel Moïse, dénonçant à la fois la corruption nationale (en particulier suite au scandale du Petrocaribe) et l’ingérence internationale. Rien qu’entre septembre et novembre 2019, le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme dénombrait 42 morts dans les manifestations, dont 19 imputées aux forces de l’ordre.
Le Réseau national de défense des droits humains indique en outre qu’au moins 71 personnes ont été tuées et une dizaine de femmes violées lors du massacre de La Saline, un quartier de Port-au-Prince, bastion de la contestation, le 13 novembre 2018. Plusieurs rapports font état de la collusion entre les gangs criminels ayant commis ces exactions et des représentants du gouvernement.
Aujourd’hui encore, “nous constatons une situation sécuritaire qui s’est beaucoup dégradée, des comportements de la police n’assurant pas la protection des personnes, et un pays politiquement très perturbé” explique Lucie Curet, responsable outre-mer pour l’association La Cimade, signataire du courrier du 24 janvier demandant au gouvernement français un moratoire sur les éloignements forcés. Malgré cette situation implosive, “nous n’avons pas constaté de baisse en termes d’intention d’expulsions des Haïtiens” par les préfectures, déplore-t-elle. “Des vols continuent d’être programmés chaque semaine.”
Mise à l’abri et fin des blocages administratifs
L’assassinat de deux Français en Haïti fin novembre 2019 a entraîné une hausse du niveau d’alerte du ministère vis-à-vis des déplacements vers le pays. Pour le Collectif Migrants Outre Mer, cela a constitué l’élément déclencheur de la demande de moratoire. “Il est légitime que ces recommandations d’ordre sécuritaire puissent s’étendre aux ressortissants haïtiens, à toutes les personnes dont la France a la charge” fait valoir Lucie Curet. “Nous sollicitons que cette mise à l’abri s’étende aux ressortissants haïtiens présents sur le territoire français et qu’un moratoire soit mis en place sur les éloignements vers ce territoire”, argumentent les associations dans leur courrier.
Aux expulsions régulières s’ajoutent des exigences administratives impossibles, au nom de la lutte contre les papiers frauduleux. Ainsi, les préfectures d’outre-mer “demandent à ce que certains documents soient délivrés par l’ambassade de France à Port-au-Prince” afin de prouver l’identité des personnes : “or, celle-ci est très difficilement accessible”, témoigne Lucie Curet. Ces exigences deviennent “bloquantes” pour la demande d’asile. “Nous sollicitons également que les vérifications liées à l’état civil haïtien ne soient plus un obstacle aux démarches administratives menées par les personnes haïtiennes en France”, écrit le Collectif Migrants Outre Mer.
“L’étau de l’accueil se resserre”
En Guyane et en Guadeloupe, les Haïtiens représentent la première nationalité parmi celles qui demandent la carte de séjour, celles qui sont régularisées, mais aussi celles qui sont placées en centre de rétention administrative (CRA). Ainsi, les ressortissants haïtiens constituent environ la moitié des effectifs des deux centres de rétention sur ces territoires. Selon les chiffres de la Cimade, en Guyane, sur les 2 000 personnes enfermées en 2019, 850 étaient haïtiennes ; en Guadeloupe la même année, sur 470 personnes, 230 étaient haïtiennes.
Parallèlement, la demande d’asile a fortement augmenté en 2019. En Guadeloupe par exemple, le nombre de demandes d’asile déposées est passé de “300 en 2018 à près de 1 500 en 2019, essentiellement des personnes haïtiennes”, souligne Lucie Curet. “Pour nous, c’est un indicateur de la situation d’insécurité dans leur pays.” Dans les CRA, cette augmentation s’observe aussi. Celui de Guadeloupe a vu sa population croître de 350 personnes en 2018 à 470 en 2019, selon la Cimade. En Guyane, l’activité du centre “a fortement augmenté depuis 2018” également.
Ces augmentations d’arrivées sont aussi un indicateur du “durcissement de la réglementation de la demande d’asile en Guyane, au Brésil, au Chili… Partout, l’étau de l’accueil se resserre” juge la responsable de la Cimade. En Guyane, une expérimentation est menée depuis septembre 2018, réduisant le temps de procédure pour déposer sa demande d’asile de 21 à 7 jours. Les délais de traitement de la demande, mais aussi de recours en cas de refus, sont également raccourcis. Ce dispositif, qui concerne de fait beaucoup de personnes exilées haïtiennes, a été reconduit en 2020. Il est prévu, en outre, qu’il s’étende cette année “à la Guadeloupe, et potentiellement à la Martinique” fait savoir Lucie Curet.
En outre-mer, un système rétention-expulsion “plus répressif”
Les CRA d’outre-mer sont caractérisés par un moindre accès aux droits que dans l’Hexagone. Entre autres, les personnes qui font un recours lors de leur enfermement “n’ont pas la certitude que celui-ci va être examiné avant leur expulsion” – tandis qu’un tel recours est en théorie suspensif dans l’Hexagone – pointe la responsable de la Cimade. L’accès au juge est dès lors “moins important et moins sécurisé, avec moins de temps pour organiser sa défense”. Les atteintes au droit dans les CRA d’outre-mer sont ainsi “plus fortes”, et le contexte général vis-à-vis des personnes exilées “plus dur, plus répressif”.
Par ailleurs, là où le temps moyen d’enfermement dans un CRA de l’Hexagone est de “onze jours, il est de quatre jours en Guyane et cinq jours en Guadeloupe” précise-t-elle. Signe que le système d’expulsion est davantage huilé – même si l’éloignement des ressortissants haïtiens se fait par voie aérienne, impliquant davantage de temps et de moyens.
Un moratoire suspendant les expulsions des Haïtiens avait déjà été acté par le gouvernement français de 2010 à 2013, suite aux tremblements de terre du 12 et du 20 janvier 2010 qui avaient laissé l’île dévastée. “Pour le coup, cela s’était largement imposé, puisque qu’il n’y avait même plus d’aéroport…” relève avec une pointe d’amertume Lucie Curet. A ce jour, la demande du Collectif Migrants Outre Mer n’a pas reçu de de réponse des ministères concernés. En parallèle, les associations signataires continuent à mener des actions auprès des préfectures concernées.
* Associations composant le Collectif Migrants Outre-mer : Avocats pour la défense des droits des étrangers (ADDE), AIDES, Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), La Cimade, Collectif Haïti de France, Comité médical pour les exilés (Comede), Groupe d’information et de soutien des immigré⋅e⋅s (Gisti), Elena, Fédération des associations de solidarité avec tou-te-s les immigré-e-s (Fasti), Ligue des droits de l’Homme (LDH), Médecins du monde, Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (Mrap), Observatoire international des prisons (OIP), Secours catholique / Caritas France