Texte : Marine Messina / Dessins : Al-Mata
Ils ont tous deux moins de trente ans. Ils ne se connaissent pas, mais leur parcours est similaire : il y a quatre ans, ils quittent la Syrie, et passent les montagnes pour se réfugier en Turquie. À Hatay, Sahar a reconstruit sa vie, une petite-Syrie qu’elle améliore chaque jour avant de pouvoir rentrer chez elle, après la guerre. Elle y croit dur comme fer, et sera « la première à passer la frontière » . Apprenti médecin, Miran porte une autre vision. Il a posé ses valises à Diyarbakir, surnommée « la Noire » à cause des pierres de lave qui composent les murs de la ville. Dans la capitale kurde de Turquie, il est sûr de ne jamais retourner dans son pays.
Dans les rues d’Hatay, tout le monde jongle entre l’arabe et le turc, et le café se boit à la mode syrienne, avec de la cardamone dedans. Depuis 2011, la ville a accueilli un flux important de Syriens, jusqu’à composer 50% de la population totale. La frontière syrienne y est toute proche, une trentaine de kilomètres à vol d’oiseau.
« Nous devons être irréprochables »
Sahar est une jeune femme, tout juste âgée de 24 printemps, originaire d’Idlib, « sa » ville. Ses yeux s’étincellent lorsqu’elle la raconte, décrit le jardin familial, les traits de sa mère. Depuis quatre ans, elle habite Hatay avec ses deux sœurs plus âgées, et toutes deux mariées. Sahar virevolte de l’une à l’autre, elle dispose d’un lit dans chacune de leurs maisons. Psychologue, elle travaille pour une ONG turque dans un foyer de soutien aux familles syriennes de la région. Elle ne manque pas d’énergie, et toute la journée, elle reçoit des enfants, évalue leur degré de stress post-traumatique, propose des thérapies. Elle accueille les mères, leur explique les rouages du système turc qui met à leur disposition un (léger) système d’aide financier. Elle informe les pères sur l’obtention (difficile) des permis de travail. Et insiste auprès de tous sur la nécessité d’aller à l’école, d’apprendre le turc, et prend l’initiative des inscriptions. « On s’installe dans un pays qui n’est pas le nôtre, leur martèle-t-elle. A nous de multiplier les efforts d’intégration, nous devons être irréprochables » , lance-t-elle avec défi.
Sahar est infatigable, et de nombreuses personnes viennent la voir simplement pour son ton apaisant, son sourire calme et ses discours positifs. Il n’en a pas toujours été ainsi, pourtant : « Au début, explique-t-elle, je donnais trop. Je ne posais aucune barrière, je prenais toute la douleur de ces familles déboussolées en pleine face. Ils sont mon peuple, murmure-t-elle, comment rester insensible ?» . Son sommeil est agité, beaucoup de cauchemars l’éveillent en sursaut. Lors d’un appel Skype, sa mère, laconiquement, lui dira les mots qui la sauveront : « Ma fille, si tu continues ainsi, tu vas mourir » . A l’ONG, sa responsable renchérit : «Sahar, tu fais un très bon boulot, mais il faut te protéger plus, ou tu ne tiendras pas le coup ». Le message passe, et Sahar s’arme un peu plus. Elle décide d’aller mieux, pour pouvoir mieux aider les personnes qui la sollicitent.
« Je ne veux pas mourir pour une guerre que je ne comprends pas »
Miran, jeune homme de 27 ans, porte son identité comme un double fardeau : Kurde de Syrie, il a quitté son pays pour se protéger, mais l’Etat turc le traite en paria du fait de son identité kurde. Il y a quatre ans, Miran a posé ses bagages à Diyarbakir, surnommée la capitale kurde de Turquie. Diyarbakir est belle, triste aussi, avec ses pierres de lave noire un peu mélancolique. Miran donne l’impression d’être le reflet de sa nouvelle ville.
Le jeune homme est légèrement gêné, aime peu être au centre des questions. Il est svelte, et son regard intelligent est désillusionné. Dans sa vie d’avant, Miran était interne en médecine. Il a étudié la neurochirurgie à l’université d’Alep. « En 2011, on pratiquait des opérations en cours d’anatomie, qui nécessitent une précision extrême, alors que les murs de nos salles de cours vibraient du son des bombes. On disséquait des cadavres en étant nous-mêmes sous les obus » , explique-t-il de sa voix calme, maîtrisée. Il regrette. « On avait tous intériorisé ça comme si c’était normal. Les élèves, les professeurs. La guerre, et alors ? La vie devait continuer, les examens arrivaient. On aurait dû partir en courant, se mettre à l’abri. On a tous vécu avec ces traumatismes, et on en porte maintenant une trace à vie. Agir normalement, c’était cautionner la folie » .
La guerre s’amplifie, tous les hommes de moins de 40 ans doivent s’enrôler dans l’armée. Miran décide de partir. Il s’en excuse presque : « Certains penseront que j’ai été un froussard. Je n’ai pas eu le courage de rester en Syrie. Je me suis levé un matin, et j’ai pensé : « Je ne veux pas mourir pour une guerre que je ne comprends pas »». Il est lucide : certains jeunes meurent en portant l’uniforme du régime Assad, qu’ils n’ont pas choisi. D’autres se font enrôler de forces par les factions rebelles, et sont aussi envoyés en première ligne, contre leur gré.
Le jour de son départ, le trajet de bus est segmenté d’interminables contrôles, des checkpoints sans fin. Parfois tenus par les forces d’Assad, parfois par les hommes en noirs de Daech, d’autre fois par on ne sait plus qui, dans ce jeu de forces absurde. A chaque fois, des hommes en armes pénètrent dans le bus, lancent des regards sombres, choisissent des passagers au hasard, exigent de voir leurs papiers, puis les font descendre du véhicule. « A côté de moi, je sentais que le jeune homme assis était nerveux. Il transpirait, sa peau était blanche. Il avait l’air très jeune. Je lui ai murmuré qu’on allait avoir des contrôles sur la route, il a secoué la tête, n’a rien voulu lâcher. Nous avons passé neuf contrôles sans encombres. Au dixième checkpoint, le dernier, le soldat s’est tourné vers lui. Il a répondu en tremblant qu’il avait perdu ses papiers. Le soldat l’a fait descendre du bus. Je pense qu’ils l’ont tué » , murmure-t-il.
« Ce n’est pas pareil, la maison, sans vous »
Désormais, Sahar se détache davantage de ses patients. Elle trouve refuge dans sa famille. Ses proches, c’est sa force. Dans la famille, ils sont dix. Trois sœurs en Turquie, donc, et une au Liban. Deux frères en Allemagne, un en Suède. Son dernier frère, son préféré, est resté à Idlib, pour prendre soin
de ses parents. Sa mère aurait aimé partir, le Liban ou la Turquie qu’importe. Mais, son père a refusé. Il est trop attaché à sa terre, sa vie. Tous les soirs, les dix téléphones vibrent de concert : la famille
s’écrit sur Whatsapp, Facebook ou Skype. On envoie des photos, on raconte des blagues, on narre son quotidien. La famille, disloquée par la guerre, est en permanence reliée virtuellement, pour se soutenir quoi qu’il arrive.
Pour l’Aïd, fête célébrant la fin du Ramadan, un accord exceptionnel a été mis en place pour permettre aux réfugiés syriens en Turquie de franchir la frontière pour passer un peu de temps auprès de leur famille. Sahar était folle de joie, ses sœurs et elle ont fait leur bagages, emmené maris et enfants, et ont roulé en direction d’Idlib, à travers le checkpoint de Bab al Hawa, ancien point de passage de la route de la soie. Elle a presque étouffé son frère de joie avec ses étreintes. Elle sourit à ce souvenir. « Quand nous sommes repartis, j’ai vu mon père pleurer pour la première fois. Il a murmuré : ce n’est pas pareil, la maison, sans vous » . Ses sœurs et elle avaient pris l’habitude de faire une « école ouverte » pour les enfants du quartier. Cours d’arabe, d’anglais, de littérature ou de musique, leur maisonnée était sans cesse emplie de dizaines d’enfants attentifs.
« Maintenant, il n’y a plus personne » , reconnaît Sahar.
D’ordinaire, son père est dur. Il a le cuir solide, cache ses émotions. « C’était le genre à nous dire : « Fais mieux ! » quand on lui ramenait nos bulletins scolaires et qu’on était premiers de la classe » , rit la jeune femme. Il y a une semaine, pourtant, ce fier père a pleuré de nouveau, lorsqu’il a appelé Sahar pour lui dire dans un hoquet que son frère avait été touché par une bombe. Il assistait à un match de foot, quand l’explosion a retenti. En une seconde, la vie de Sahar s’est arrêtée. Elle a manqué un battement de cœur, est tombée au sol. Hystériquement, elle s’agrippait au combiné :
« Dis-moi, je t’en prie, dis-moi : est-il mort ou vivant ? ». Pour seule réponse, les sanglots de son père, trop vieux, trop usé pour tout ce chagrin. Elle n’a pas dormi de la nuit, guettant des nouvelles. Finalement, au matin, le téléphone a sonné, une voix faible au bout du fil : « Ne t’inquiètes pas petite sœur, l’opération s’est bien passée, ne t’inquiètes plus ».
Ce jour-là, avec son frère, ils se sont tous deux fait une promesse : celle d’ouvrir une école privée en Syrie, une des meilleures du pays. « Quand les choses iront mieux » , murmure Sahar, qui est prête à attendre. Son frère, musicien autodidacte, y enseignera le violon et le piano. Quand on lui parle d’Europe, elle hausse les épaules, et répond d’une voix sûre: « Quelle Europe ? Je dois rester ici. Idlib est à 40 kilomètres d’Hatay. Je veux être la première à passer la frontière quand la guerre sera finie. Il y a tant à reconstruire, on aura besoin de beaucoup de courage, mais on y arrivera » , affirme-t-elle avec force.
« Dans quel monde vivez-vous ? »
Après un premier trajet dangereux, le second promet d’être tout aussi périlleux : Miran atteint l’aéroport international de Damas. Le chaos dans la file qui s’amasse aux guichets du départ. Un soldat, pas même vingt ans, hurle sur un jeune couple effrayé.
Une voix impérieuse s’élève :
– « Qui êtes-vous pour leur parler sur ce ton ? Quoi que vous puissiez penser, ils sont humains et ont droit au respect et à la dignité, s’insurge un homme âgé dans la file, à la démarche digne et aux cheveux blancs.
– Et vous, qui êtes-vous ? l’agresse le soldat.
– Je suis le juge suprême de la Cour de Justice de Damas, répond l’homme âgé.
Le soldat s’avance vers lui, le regarde droit dans les yeux.
– Pour moi, vous n’êtes qu’une balle de plus. »
Dans un silence total, le vieux juge est rentré dans le rang. Miran secoue la tête : « Tu te rends compte ? Le juge suprême ! S’ils répondent ainsi aux représentants de la justice, qu’attendre de leur traitement des civils ? »
Miran n’y croit plus, le conflit est sans espoir. Il s’envole pour Diyarbakir, et laisse derrière lui sa Syrie. Il n’était qu’à quelques mois de passer son internat, mais a préféré la vie. En Turquie, elle reste difficile : il lui est interdit de passer le concours d’internat, s’il veut rester médecin, il doit reprendre l’université depuis la première année. Il baisse les bras, renonce.
Son quotidien a peu de sens. Il a trouvé du travail comme psychologue, et référent auprès des mineurs isolés réfugiés à Diyarbakir. Une manière de sortir la tête de l’eau ? Plutôt le dernier coup qui le coulera. Son travail l’anéantit. « Tous les jours, je vois des enfants, à peine dix ans, qui bossent seize heures par jour, pour moins de cinquante centimes. J’étudie des cas de traumatismes infantiles qui défient la complexité des cas les plus difficiles que j’ai étudié à l’Université ». Il est atteint, avalé par un sentiment d’une génération détruite. « Je reçois des directives du HCR, je fais des conférences Skype avec des donateurs européens tout sourire et plein d’énergie, qui m’enjoignent : « Allez ! Grâce à nos actions, réglons le problème du travail infantile en Turquie ! Proposons un environnement protecteur pour les mineurs! » » . Il secoue la tête, atterré : « J’ai envie de leur répondre : mais dans quel monde vivez-vous ? »
Miran ne décroche pas. Le jour il travaille, au plus près du terrain sur les cas des mineurs qu’il suit, la nuit, il lit la presse étrangère, se documente sur les évolutions de la crise en Syrie. De son avis de médecin, il s’inquiète : « Ça fait des mois qu’on utilise les générateurs dans le pays, car il n’y a plus d’électricité. En grandissant, ça fera des millions d’enfants touchés par le cancer » .
Du sucre bouilli dans la théière
Sahar montre du doigt son petit balcon : « La dernière fois que je suis allée en Syrie, j’ai ramené quelques plantes du jardin. Du jasmin, surtout. Elles vont grandir, et ça sentira la Syrie partout sur cette terrasse. Ça sentira ma terre, mon pays perdu, et je pourrais patienter jusqu’à la fin de la guerre » , conte-t-elle, d’un air triste.
Comme pour combler la nostalgie, une myriade d’enfants court à travers le salon jusqu’à elle. Sahar est la préférée de ses neveux et cousins. Elle joue avec eux, leur compose des poèmes et chante des mélodies syriennes. Au milieu des têtes blondes et brunes, deux pré-adolescents un peu timides.
« Ce sont Rama et Adnan, deux frères et sœurs qui ont été abandonnés par leur mère partie en Europe. On les a accueilli à la maison, ils font partie de la famille » , explique-t-elle sans s’étendre.
Autour de Sahar, la famille et les amis s’invitent les uns et les autres pour partager repas et convivialité, les cuisinières excellant dans l’art de reproduire les mets délicats de leur pays. Les tables sont garnies, malgré le peu de moyens, et les sourires immenses sur les visages, malgré le temporaire, la vie en transition. Ils boivent du thé syrien ensemble ( « celui avec du sucre bouilli dans la théière » ), s’assoient sur les terrasses des uns, des autres, les grands-mères devisant sur la pleine lune et les étoiles, les plus jeunes montrant en pouffant les photos de leurs amoureux. Ils rient aussi, beaucoup, comme pour conjurer la malédiction, et espérer des lendemains meilleurs.
Dans cette joyeuse petite communauté, Sahar est un souffle, une respiration lumineuse qui rejette la tristesse et un désespoir contagieux. La jeune femme a ses propres armes, son attachement à sa terre, ses racines, et cette force et énergie infinie qui l’anime pour dessiner l’après. Parce que Sahar en est sûre, il y aura un « après-Hatay » . Elle ne restera pas en Turquie toute sa vie. Elle a des choses à réaliser, des rêves à construire, de l’autre côté de la frontière. Et « quand la situation sera meilleure » , les portes de son école seront grandes ouvertes à ceux qui souhaitent venir la visiter…
Fayrouz le matin, Oum Khalsoum le soir
Le jeune homme mange peu, ne dort pas. Il se fend d’une confidence avec un sourire triste : « le seul moyen de m’assoupir, pour quelques heures de mauvais sommeil, c’est de m’assommer à l’alcool » . L’impression d’un gâchis considérable : Miran devrait être autre chose que la personne qu’il est aujourd’hui. Le jeune homme se destinait à être un brillant médecin, et à se consacrer à ses recherches, sa famille, ses amis. Ici, tout ça n’est que poussière. Il a été violemment sacrifié, comme toute une génération de jeunes Syriens. La destruction est immense. Miran est abîmé en profondeur. Sa lucidité et sa tristesse sont tellement acérées qu’elles font mal.
Il a demandé l’asile en Europe, a fait valoir sa formation de médecin. Son dossier a été refusé. Il y a quelques jours, son permis de travail en Turquie a été confisqué également, car il devient presque impossible pour les Syriens de travailler légalement. Alors l’avenir ? Pour l’instant, il ne sait pas. Il ne voit pas plus loin que le lendemain, quand il ira récupérer son baglama, ce bel instrument de bois syrien, chez le réparateur. Avant, il composait de la musique. Cela fait deux ans qu’il n’a plus touché son instrument. ça lui rappelait trop la Syrie, Fayrouz le matin, Oum Khalsoum le soir. En quelle langue chantera Miran ? En arabe, en kurde ? Comment lui viendront les mots pour raconter l’exil, les rêves fracassés, la lumière soufflée ? Il entonne quelques notes, « Ya baladi » , mon pays. Ce qui est sûr, c’est que ce sera une chanson triste.