Le mois de novembre qui vient de s’écouler marque le premier anniversaire de manifestations sanglantes – The Bloody Aban – survenues dans plus de 100 villes iraniennes. Des protestations pour fustiger, au départ, la hausse démentielle du prix du carburant, devenues le reflet d’un rejet généralisé du pouvoir en place et d’une exhortation à un changement de régime. Maryam, 27 ans, étudiante en graphisme, Hamed, 25 ans, ouvrier dans le bâtiment, et Toufan*, 30 ans, cinéaste, racontent à Guiti News, depuis Téhéran, leur expérience des manifestations, les changements advenus depuis un an et l’impact de la politique étrangère.
Un article de Yara Golestani, traduit de l’anglais par Alexandre Châtel. Photographies : Mohammadali Najib, Middle East Images.
«Je me souviens, c’était le 19 novembre 2019. Ce même mois de novembre, qui ne nous a jamais ouvert sa porte, à nous, qui avions tant voulu entrer. Ce même mois de novembre, qu’aucun de nous n’oubliera jamais, malgré nos efforts », se remémore Maryam*. Elle souffle ses 27e bougies cette année-là et, comme des milliers d’autres personnes, elle descend dans les rues iraniennes pour manifester.
A partir du 15 novembre 2019, des manifestations civiles éclatent dans plus de 100 villes. Elles sont initialement une réaction à la décision des autorités d’augmenter les prix du carburant. Il a été annoncé que chaque automobiliste en Iran devait payer 15000 rials (0.29 EUR) par litre d’essence pour ses 60 premiers litres chaque mois, puis 30000 rials (0.58 EUR) pour chaque litre supplémentaire par mois – soit une augmentation de plus de 200%.
Ces manifestations d’Aban (de novembre ndlr) se sont prolongées en 2020. Elles ont été alimentées en partie par une nouvelle indignation : le vol 752 d’Ukrainian International Airlines abattu par les Gardiens de la révolution islamique. Celui-ci avait causé la mort des 176 passagers.
Une colère intense généralisée
En effet, la hausse du prix du carburant n’est qu’un exemple parmi tant d’autres frustrations accumulées au cours des mois et années écoulées. Les citoyens subissent d’écrasantes sanctions internationales et une corruption institutionnalisée. Tous ont souffert : sur les plans économique, social ou politique.
En 2013, la population investit Hassan Rohani, avec l’espoir qu’il favorise les libertés sociales et de meilleures relations à l’international. Sous sa direction, l’Iran signe en 2015 un accord nucléaire multilatéral, le Plan d’action global commun, avec la Chine, les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France. L’accord vise à limiter l’activité nucléaire de l’Iran, et en retour, à lever les sanctions économiques contre le pays. Cependant, avec le retrait du président américain Donald Trump de l’accord en 2018, des sanctions extrêmement sévères se rétablissent contre l’Iran.
Au deuxième et troisième jour des manifestations d’Aban (novembre), l’ire dirigée contre la hausse des prix du carburant se généralise à l’ensemble des autorités. La population appelle à un changement de régime : les rangs des manifestants sont décuplés. En réponse, le Sepah (Gardien de la révolution islamique) lance une vague de forte répression et de harcèlement, et provoque une coupure d’Internet dans tout le pays.
« Il avait besoin d’aide, mais je ne pouvais rien faire… je ne pouvais que regarder. Et pleurer ».
«J’ai vu beaucoup de choses effrayantes cette nuit-là (15 novembre 2019 ndlr) », explique Maryam *, à Guiti News. « C’était devenu très animé devant l’université de Téhéran, devant l’université d’Amir Kabir, devant Seda-o-Sima (la station nationale de diffusion des médias). Mais, la scène qui m’a le plus marquée, c’est celle de Meydane Azadi (rond-point d’Azadi), après que le Sepah ait tiré sur l’avion ukrainien. Là-bas, c’était la même histoire ».
Maryam était partie manifester avec l’une de ses amies. Elle raconte qu’un grand nombre de femmes étaient présentes ce soir-là. Entre 70% à 80% de la foule était féminine, estime-t-elle grossièrement. Les manifestants avaient tous recouvert leur visage d’un foulard afin de masquer leur identité, en raison du nombre de caméras aux alentours. Mais Maryam ne portait pas son hijab. Un choix qu’elle a fait ces dernières années, malgré la loi.
«J’ai vu beaucoup de choses cette nuit-là. Nous avions peur. Aujourd’hui encore, à chaque fois que j’en parle, mon cœur bat si vite », poursuit-elle. « Ils ont tiré sur une fille, sur son pied… Elle se trouvait à 20-30 mètres devant moi. Je l’ai vue tomber au sol. Deux gardes en civil sont apparus pour menotter un garçon se tenant debout, en face de moi. Ils ont passé un chiffon sur sa tête, il criait à l’aide… Mais, je ne pouvais rien faire. Je me sentais tellement inutile parce que tout ce que je pouvais faire, c’était regarder. Et pleurer ».
« Dans ces situations, vous ne pouvez rien faire », insiste-t-elle. « Vous allez en manifestation pour libérer votre colère. Vous y allez surtout pour montrer que vous y êtes. Avant de partir, vous savez que rien de positif n’en ressortira, que rien ne changera. Mais, vous y allez quand même. Pour faire la seule chose qui reste en votre pouvoir : être présent ».
Une coupure d’internet qui jette encore le doute sur le nombre de disparus
Selon un rapport de Reuters, au moins 1 500 personnes sont mortes sous les coups policiers, après seulement deux semaines de manifestations. Un chiffre contesté en raison de la coupure quasi totale d’Internet imposée par les autorités à l’époque. La coupure a empêché les manifestants de communiquer entre eux et avec le reste du monde.
Hamed*, un manifestant de 25 ans, nous a ainsi expliqué : « La connexion Internet était devenue très faible, on ne pouvait obtenir aucune information. Encore moins, s’en envoyer. Mais, à Karaj, une ville d’1,5 million d’habitants à 30 kilomètres de Téhéran, il y avait de vraies scènes de guerre. Des poubelles et des véhicules ont été incendiés et de nombreux panneaux de signalisation ont été détruits. J’ai appelé ma sœur qui se trouvait à Aryashahr, un quartier à l’ouest de la capitale. Elle était en état de choc. Derrière elle au téléphone, j’entendais des coups de feu, des cris et des chants ».
Parmi les personnes assassinées dans les premiers jours de manifestation figurent Nikta Esfandani, un enfant mélomane de 14 ans qui faisait partie d’un groupe de théâtre ; Mohsen Mohammadpour, un jeune de 17 ans ouvrier dans le bâtiment ; Azar Mirzapour, une infirmière de 49 ans et mère de quatre enfants ; et Pouya Bakhtiyari, une ingénieure de 27 ans passionnée de poésie et de littérature.
« Quel novembre ? »
Un an plus tard, les Iraniens et leurs soutiens se sont massivement mobilisés sur les réseaux sociaux, pour partager leur chagrin et leur colère face au manque de responsabilité des autorités gouvernementales.
Des centaines de personnes ont exprimé leurs sentiments sur Twitter, en utilisant le hashtag # كدام_آبان, «Quel Aban (Novembre)?». Ce hashtag a été créé à la suite de l’annonce d’un appel téléphonique entre Poura Hashamdar, la sœur de Mohammad Hashamdar, un manifestant assassiné, et un membre du personnel du bureau du guide suprême de l’ayatollah Khamenei.
Dans une interview avec Radio Farda, Pourra Has Hamdar explique: «Ils ont appelé le portable de ma mère depuis le bureau du guide suprême. Il a dit…‘Vous avez une plainte?’ J’ai dit oui. Il a dit ‘Quel est le problème, que s’est-il passé?’. Mon frère a été tué en novembre. Il a répondu, ‘Quel novembre?’. Le 19 novembre. Il a répondu: «votre cas est en train d’être poursuivi», et c’est tout ce qu’il m’a expliqué. »
En réponse, un citoyen a tweeté: « Ce même mois de novembre où vous avez donné l’ordre direct de tirer sur les manifestants dans la tête et de ne pas tirer de balles en l’air pour éviter de perdre les balles. Ce même mois de novembre, vous avez envoyé des agents en civil pour arrêter les manifestants par peur pour votre vie ».
Du manque de responsabilité
« Le chagrin continue », nous confie Toufan*, un manifestant de 30 ans. « Que personne n’ait revendiqué la responsabilité de ces morts et des innombrables abus fait que les proches ne peuvent pas être en paix ».
Un sentiment corroboré par l’analyse de la chercheuse spécialisée sur l’Iran Tara Sepehri, qui expliquait ainsi à Human Rights Watch : « Un an après la répression de novembre, les autorités iraniennes ont évité toute mesure de responsabilité et continuent de harceler les familles des personnes tuées. Les familles de centaines de victimes, pour la plupart issues des parties les plus vulnérables de la société, méritent que les responsables des graves violations des droits soient tenus pour responsables ».
Les personnes arrêtées lors des manifestations ont, elles, été condamnées à de nombreuses peines, y compris la peine de mort.Face à l’impunité, un tribunal populaire international, le Tribunal Aban (novembre), a été établi par des militants, avec l’aide des associations Justice pour l’Iran, Iran Human Rights et la coalition mondiale Ensemble Contre la Peine de Mort (ECPM), afin d’enquêter sur les atrocités qui ont été commises.
« Nous avons une culture de lutte, de combat »
« Personne n’est heureux ici. Je ne connais pas un ami qui le soit. Il n’y a aucun espoir », se désole Toufan. « Ils essaient surtout de passer le temps et d’aller de l’avant. Les quelques perspectives d’avenir sont une réalité lointaine et incertaine. Mais, j’imagine qu’il y a de l’espoir car ceux qui sortent manifester ont la conviction profonde qu’un changement est possible ».
Concernant l’impact de la politique étrangère, et notamment celui des récentes élections américaines, Toufan admet : « Les élections américaines sont décisives pour nous. À court terme, Biden viendra et nous pourrons beaucoup plus facilement nous lancer dans des activités économiques. Alors oui, son élection nous permet de survivre dans cette situation. Mais à long terme, si Trump avait gagné … eh bien, les sanctions sur le peuple auraient explosé et la pression aurait fait éclater le régime. Mais, Trump ou Biden ne sont pas ceux qui apporteront le changement. Nous ne devrions jamais dépendre d’un autre pays pour nous aider. Les Iraniens doivent agir. J’espérais que Biden gagnerait après des années de telles souffrances sous Trump. Mais si vous pensez qu’avec la victoire de Biden, tout va changer, vous vous trompez ».
Pour Toufan, le changement doit venir du peuple, car le réel espoir d’une meilleure société ne viendra pas du gouvernement lui-même. « Les gens viennent de tous les horizons, mais le sentiment d’unité entre les différents groupes lors des manifestations n’est pas encore assez fort. Il n’y a pas de véritable objectif ou d’organisation commune. Nous devons changer. Mais nous avons une culture de lutte, de combat, même si c’est un petit pourcentage d’entre nous. Cette force nous apporte un peu de réconfort et d’espoir, bien que très peu ».
* Les prénoms ont été modifiés.