Guiti News

En Syrie, les journalistes sont-ils sacrifiables ?

Photo en Une : Ghaith Al Halabi / Design : Manon Photopoulos


Guiti News : Dans le classement mondial de la liberté de la presse en 2020, la Syrie figure à la 174e position (sur 180). Entre les enlèvements, les disparitions, la censure… Comment continuer à faire son métier ?

Armand Hurault : La Syrie est très mal classée, et ce, depuis bien plus longtemps que le début de la guerre. Avant la guerre, la grande majorité des médias était contrôlée par le gouvernement. Ceux-ci agissaient comme des organes de communication du gouvernement. A partir du Printemps arabe, de nombreux citoyens ont décidé de documenter les évènements, de sortir dans la rue, et de publier sur les réseaux sociaux.

Puis, ils se sont organisés pour créer des médias citoyens. Mais, très rapidement, dès 2011, ils ont été considérés comme terroristes par le gouvernement. Ils ont essayé de couvrir la situation de manière objective. Cependant, avec la guerre, la montée en puissance des groupes armés, et notamment radicaux, ils ont subi des pressions de plusieurs côtés, par les groupes armés, comme par le gouvernement.

En outre, ils font face à tous les risques inhérents à un pays en guerre : enlèvement, blessures, et mort. Dès 2012, la plupart des médias occidentaux a arrêté d’envoyer des journalistes sur place. Sur la ligne de front, ne restaient alors plus que les journalistes locaux. Ils ont réussi à faire leur travail, soit comme correspondants, soit comme free-lance, pigistes, avec des journaux locaux ou internationaux. En essayant de se protéger individuellement à l’ensemble des risques auxquels ils faisaient face.

© Manon Photopoulos

Justement, comment le paysage médiatique syrien a-t-il évolué lors de cette dernière décennie ?

Existe en Syrie un traumatisme depuis l’insurrection populaire de 1982. Une insurrection suivie par un black-out médiatique complet du père de l’actuel Président, Hafez el-Assad. Ce dernier a empêché toute couverture médiatique des évènements, et notamment de la répression. Jusqu’à aujourd’hui, on ne sait toujours pas combien de personnes sont mortes. On estime le nombre de décès entre 10 000 et 40 000.

Dès 2011, c’était dans la tête de tout le monde : il fallait absolument documenter ce qu’il se passait. Informer, c’était aussi une manière de protéger les manifestants. Au départ, ce sont des activistes indépendants qui ont publié sur les réseaux sociaux. Puis, ils se sont organisés en collectif. D’autres ont mis en place des sortes d’agences de presse citoyennes, pour continuer d’informer l’extérieur. D’autres encore avaient à cœur de mettre en place des médias pour créer une opinion publique locale. Dans c cas-là, ils ont organisé les gens autour de salles de rédaction, de journaux, de radios… Et ont plutôt produit des journaux pour l’intérieur.

Il y a eu une multiplication de ces structures et de ces initiatives. Puis, elles ont disparu. Les raisons sont multiples. D’abord, comment faire exister un business model dans un pays en guerre ? Sans sources de revenus indépendantes. Sans citoyens capables de payer pour du contenu. Sans entreprises pouvant financer la publicité. Beaucoup de ces structures ont été un temps financées par des fonds publics européens et internationaux. Or, ces fonds sont liés à la situation géopolitique. Il y a un intérêt à soutenir l’opposition syrienne que si l’opposition ou la société civile ont une capacité à sortir la tête de l’eau et préparer le futur

Désormais, ne restent que quelques médias. Les plus solides, qui résistent. Parce qu’ils ont un vrai lectorat, une véritable assise populaire. Comme smartnews par exemple. Au début de la décennie, l’on comptait ainsi quelques 150 médias, contre quinze aujourd’hui.

Quelle définition donnez-vous du journalisme citoyen ?

C’est un débat permanent en Syrie. On a utilisé le terme journaliste citoyen comme synonyme d’engagé et de non professionnel. Comme militant, non-objectif. Le « journaliste » ne serait pas un observateur des événements, mais un acteur très impliqué.

La particularité en Syrie, c’est qu’ils n’ont pas été formés au journalisme. Ils ont appris le métier sur le tas. Mais, le terme a été utilisé pour décrédibiliser la source d’information et jeter le trouble sur leurs révélations.

© Mohammad Al Halabi

Pouvez-vous revenir sur la genèse de l’étude ?

ASML travaille sur le soutien aux journalistes blessés depuis deux ans. Nous avons d’abord mené une première étude pour savoir s’il existait un réel problème avec les journalistes locaux blessés. Ceux qui le seraient encore et qui ne seraient pris en charge par personne. Nous avons ainsi lancé un programme pour leur venir en aide.

Puis, nous avons tenté de chercher le facteur qui expliquait cette situation, afin que ce ne soient pas des ONG qui viennent pallier des difficultés qui incombent à d’autres acteurs (comme des médias par exemple).

Quelle méthodologie avez-vous mise en place ?

Nous avons d’abord identifié les journalistes locaux blessés, et avons récolté le témoignage de 72 reporters pour 119 blessures. Pour chaque blessure, nous avons tenté de déterminer le soutien reçu de la part des rédactions qui employaient ces journalistes. Y’a-t-il eu une prévention des employeurs quant aux blessures ? Les journalistes syriens ont-ils reçu une formation à la sécurité ? Voire un équipement de sécurité (casque, gilet pare-balles… ) ? Et, après la blessure, ont-ils reçu un soutien de l’employeur ? Qu’il s’agisse d’un soutien financier, logistique, médical ?

Après cette première étape de recueil de témoignages, nous avons identifié les obligations des médias vis-à-vis de leurs journalistes. Pour faire le point sur les dispositions légales, les bonnes pratiques, et les consensus des organisations internationales existants sur la manière dont les médias doivent traiter les reporters, qu’ils soient salariés ou freelance. Pour ensuite comparer avec la situation en Syrie.

Ensuite, nous avons tenté d’analyser les facteurs qui jouent sur ce problème de non prise en charge. Comment expliquer qu’une organisation va bien traiter ses journalistes, quand une autre va moins bien le faire? Qu’est-ce qui fait qu’un journaliste va être aidé, alors qu’un autre ne va pas l’être ? Comment pourrait-on améliorer la situation ?

© Manon Photopoulos

Cette situation n’est-elle finalement pas liée au manque de moyens financiers des médias, et des choix politiques qui en découlent ?

L’on pourrait imaginer que, s’il y a autant de journalistes dont les droits sont violés, c’est parce que beaucoup travaillent pour des médias locaux. Les médias internationaux auraient de bien meilleures pratiques. Celles qui ont de l’argent vont bien traiter leur journaliste. Et celles qui n’en ont pas, ne vont pas bien les traiter.

En réalité, la différence entre les médias locaux et internationaux est bien moins flagrante. C’est même à peu près la même chose. Voire, les médias locaux s’en sortent mieux. Alors que les grands groupes ont une surface financière plus importante, une meilleure connaissance des bonnes pratiques…

Les grandes rédactions occidentales ne peuvent plus se permettre d’envoyer des journalistes sur place pour des missions longues. Mais, elles pourraient tout à fait collaborer avec les journalistes locaux, en respectant les droits et les obligations envers eux.

Se désintéresse-t-on du sort de la Syrie, et des journalistes qui y officient ?

Il est certain que la Syrie sort désormais des cycles de news. Et cela fait un moment. Il y a eu une fatigue médiatique sur la crise. Mais, je pense que c’est le propre de toute crise, comme il y a eu une fatigue de la guerre en Ukraine, comme le fait qu’il n’existe plus de couverture de l’Irak. Ou encore que l’on ne parle du Yémen que lorsque survient un bombardement d’école… C’est propre à l’actualité.

On a l’impression qu’avec la défaite d’une grande partie de l’opposition armée, de la victoire contre Daesh… c’est une vieille histoire. Le désintérêt des journalistes locaux n’est pas le propre de la Syrie. Quand il existe une réaction face à la violation des droits des journalistes, on parle en réalité, de façon générale, de journalistes dits professionnels, étrangers. Ou alors de grands noms du métier.

Ce qu’on a identifié dans cette étude, c’est que le critère principal qui va agir sur la réponse du média reste le statut du journaliste au sein de la rédaction. Face à un employé, un régulier, un correspondant, les efforts des rédactions sont démultipliés pour lui venir en aide, pour l’informer sur sa situation… Et s’il rencontre un problème, son salaire est pris en charge, comme son rapatriement vers la Turquie, et son rapatriement médical…

A contrario, l’on observe une situation inverse pour les freelance. La hiérarchie n’informe pas de leur situation. Les personnes en lien avec le freelance ne sont pas même formées pour ce genre de problème. Le freelance, lui-même, ignore qu’il a des droits et que les médias ont des obligations envers lui. Quand un freelance est blessé, l’information ne circule pas.

En Syrie, les journalistes les plus expérimentés et les mieux formés sont les correspondants. Ce sont eux qui prennent moins de risque. Et, confrontés à un risque, ils ont un filet de sécurité. Par contre, ce sont bien les plus jeunes, les moins expérimentés et formés, qui officient comme freelance. Pour se démarquer de leurs pairs, ils vont devoir produire du contenu exceptionnel. Donc, plus dangereux, plus proche de la ligne de front…

Nous sommes face à un système pervers qui incite ceux qui sont le moins capables de prendre des risques à en prendre le plus possible. Il faut ajouter à cela, la question du contenu non sollicité. De façon générale, les organisations médiatiques considèrent qu’elles ont une responsabilité quand elles ont assigné une mission. Par contre, quand le contenu est non sollicité, ces médias estiment que, même si le journaliste produit régulièrement des papiers, s’il se rend dans une ville alors que ça ne lui a pas été demandé et qu’il est blessé, ils ne sont pas responsables.

Dans les faits, quand c’est trop dangereux, les chefs de rédaction ne demandent à personne de s’y rendre, tout en sachant pertinemment que des journalistes vont tout de même y aller. Ne pas solliciter du contenu est une manière délibérée de se soustraire à leurs obligations. C’est un jeu de dupes : l’on sait que l’autre sait.

Est-ce que vous avez observé un profil type de ces journalistes ?

En 2011, le journaliste citoyen, c’était un peu n’importe qui. Depuis, un tri important s’est opéré. Beaucoup de personnes éduquées sont parties au Canada, en Suède, en France, en Turquie, au Liban.

Tous ceux présents au départ de la révolution n’ont pas nécessairement poursuivi en journalisme : ils y sont arrivés par militantisme. C’était une porte d’entrée pour être infirmier, se lancer dans l’humanitaire… Leur volonté était d’aider à la situation, mais pas forcément la liberté de la presse.

Ceux qui sont restés en Syrie comme journalistes sont beaucoup plus professionnels. Ils jouissent d’une expérience du reportage de guerre. De manière générale, ils parviennent à en vivre. Ils ont un souci d’informer à cœur.

On dénombre 95% d’hommes. Il existe des figures féminines, mais elles n’apparaissent pas dans notre étude. Car les journalistes blessés sont ceux qui sont proches des lignes de front, et les femmes en font peu.

© Manon Photopoulos

Comment pensez-vous que les médias peuvent davantage soutenir les journalistes ?

D’abord, perdure une absence de connaissances. Dans les médias, il n’existe pas de process et de budget identifié quand un journaliste est blessé… Tout est dans l’improvisation constante. Ensuite, il faut sensibiliser les personnes qui sont en contact avec les journalistes locaux sur leurs obligations. Ce n’est pas très compliqué à faire.

Enfin, il y a la question du contenu non sollicité. Les réseaux sociaux ont explosé la proportion de contenus provenant de personnes non connues par les rédactions. Prenons alors un principe simple : si un média considère qu’il n’est pas en capacité de remplir ses obligations envers un journaliste, il ne publie pas son contenu.