Le lieu n’a pas été choisi au hasard. Il y a plusieurs années, les premiers camps étaient à Stalingrad, mais se trouvent désormais de « l’autre côté du périphérique dans des zones toujours plus reculées, beaucoup plus dangereuses où l’on cherche à rendre invisible ces personnes-là », observe ainsi Louis Barda, coordinateur de Médecins du Monde pour les actions parisiennes. Depuis 2015, le nord de Paris voit des campements émergés, pour être démantelés puis reconstitués. « Rien ne bouge. La seule chose qui bouge, c’est le lieu du campement », ajoute-t-il. Et ce phénomène, Philippe, bénévole au sein du collectif Solidarité Migrants Wilson, le résume en une phrase choc : « Loin des yeux, loin du cœur ». Pour lui, le choix de Stalingrad est résolument symbolique : « Nous sommes à Stalingrad aujourd’hui, car c’est là que tout a commencé. »
Plusieurs années de collaboration et de dialogue inter-associatifs ont poussé les acteurs de terrain à faire grève pour dénoncer une situation qu’ils considèrent «de plus en plus critique » dans les campements. Cette décision a été collective, comme le souligne Alix Goeffroy, responsable et coordinatrice de l’antenne parisienne de l’association Utopia 56 : « Nous avons tous décidé de se réunir aujourd’hui en arrêtant nos activités afin qu’elles soient plus visibles. L’objectif ? Faire prendre conscience de tout ce que l’on fait, ensemble, chaque jour ». Les moyens alloués des associations et collectifs ne sont pas « extensibles », déplore-t-elle.
Les droits humains bafoués
Alix Goeffroy poursuit en décrivant la situation actuelle à Porte de la Chapelle, où des centaines de personnes dorment dehors dans la rue. Elle souligne « une détérioration sanitaire et sécuritaire du campement », à quelques mètres seulement de « la colline du crack », un terrain vague où se retrouvent consommateurs et dealers. « Les droits humains ne sont pas respectés : avoir un hébergement digne, pouvoir boire et manger. Et ce sont des collectifs qui assument cela tous les jours, et s’ils ne le font pas, personne ne boit, personne ne mange », martèle-t-elle. Même ces tentes colorées sont distribuées par des acteurs du terrains, rappelle Philippe de Solidarité Migrants Wilson.
Une série d’événements récents a suscité une vague d’indignation et de colère. D’abord, le décès, dans des conditions dépeintes comme dégradantes par plusieurs collectifs, d’une femme âgée exilée il y a quelques jours. Plusieurs personnes interrogées lors de la manifestation évoquent des démonstrations récurrentes de violence physique et psychologique : « Ces derniers jours, de gigantesques bagarres ont été recensées, impliquant des centaines de personnes dans le campement. Des affrontements causés par des individus venus de l’extérieur dans le but d’attiser les tensions, afin d’essayer de contrôler le campement pour organiser des trafics ensuite », explique Alix Geoffroy. La crainte d’une visite mal attentionnée en plein milieu de la nuit s’est répandue dans les différents camps de la capitale. « Et donc désormais, en plus de se demander ce qu’ils vont boire, ce qu’ils vont manger ou encore l’endroit où ils peuvent trouver une couverture, ils doivent organiser des veilles pour s’assurer de la sécurité du camp et essayer de protéger leurs familles avec des femmes seules et des enfants qui ne sont pas à même de se défendre » déplore-t-elle.
Depuis quelques semaines, Anne Hidalgo, maire de Paris, s’est engagée à visiter régulièrement les campements du nord de la capitale. Cette démarche, présentée comme une réponse à l’indifférence de l’exécutif, constitue pour certains manifestants la confirmation de l’absence de mesures radicales et pérennes. Lionel, qui a pris le chemin de l’exil depuis le Congo, fustige la situation catastrophique dans laquelle se retrouvent les réfugiés quand ils arrivent en France. « Nous, les demandeurs d’asiles, notre vie est très compliquée. C’est pourquoi, je suis venu ici pour manifester et pour dénoncer le fait qu’on nous refuse l’accès à nos droits. Comme tout le monde nous avons besoin d’un travail », argumente-t-il. Son professeur de français, un retraité âgé de 70 ans, a également répondu présent à la manifestation. Il ajoute qu’il faut « donner beaucoup plus de moyens à l’ensemble du milieu associatif pour qu’on puisse accueillir avec dignité. C’est une honte de voir que dans une ville comme Paris il existe encore des campements sauvages. Il y a les moyens. La priorité, c’est la dignité humaine. Il n’y a que ça qui compte. »
Coordinateur du programme d’accès aux soins des personnes vulnérables à Paris, pour le compte de Médecins du Monde, Louis Barda dénonce surtout « un cycle infernal où chaque pays se renvoie la balle en vertu des accords de Dublin. » Même s’il constate le ralentissement du nombre d’arrivées en Europe, il explique que la plupart des personnes qu’il rencontre sont présentes sur le territoire depuis plusieurs années. Elles ont déjà demandé l’asile dans de nombreux pays comme la Norvège, l’Allemagne, l’Angleterre ou l’Italie. Une situation créatrice de désespoir. Les médecins observent une dégradation visible de la santé mentale des rares exilés pris en charge. « Nous avons la sensation d’avoir en face de nous des personnes dans une errance qui sont un peu comme des apatrides. Ils ne savent plus ce qu’ils font là, ils ont compris qu’ils ne pourraient pas être pris en charge ou protégés par la France, mais pour autant ils ne peuvent partir ailleurs. Résultat ? Un désœuvrement total et des personnes au bout du rouleau », analyse-t-il.
Une triple violence
La crise de l’accueil constitue l’une des trois violences à laquelle est confrontée une personne en exil, décrypte Louis Barda. Après avoir subi les violences inhérentes à la zone de conflits ou à la zone de non-droit du pays d’origine, apparaissent les violences du parcours migratoire comme en « Libye ou lors du passage en Méditerranée. Une expérience particulièrement traumatisante ». Enfin la troisième et dernière violence est celle du non-accueil pour le représentant de Médecins du Monde. « La violence des institutions et de ses impasses administratives créent un désœuvrement fort chez les personnes » conclut-il.
Philippe résume bien les frustrations des associations, des collectifs et des organisations internationales : « Il y a un moment ça suffit, c’est-à-dire qu’on ne peut pas ad vitam æternam se substituer aux pouvoirs publics qui, en plus de ne pas prendre leurs responsabilités, aggravent la situation. »