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« Le Genou d’Ahed » : quid du libre arbitre en Israël

Une critique de Leïla Amar / Photos : DR


Plan d’ouverture : un genou se dévoile au travers d’un jean troué. Une jeune femme passe alors un casting pour interpréter le rôle d’Ahed Tamimi, la jeune palestinienne de 16 ans qui osa gifler un soldat israélien en 2018 et qui écopa d’une sentence de neuf mois en prison.

Icône de la lutte contre l’oppression depuis, son geste comme sa personne ont déchainé les passions de tous bords. Notamment de la part de Bezalel Smotrich, alors député israélien (du parti de droite Union nationale-Tkuma), qui signa un tweet évocateur des relations entre Israël et la Palestine : « Ahed Tamimi mériterait qu’on lui tire une balle dans le genou et d’être handicapée à vie ! »

Ces propos ouvertement haineux tenus par un représentant du gouvernement choquèrent Nadav Lapid, qui décida de réaliser un film. Son personnage principal, Y., réalisateur engagé, auditionnerait des jeunes israéliennes pour interpréter Tamimi, juste avant d’aller présenter un de ses anciens films dans la bibliothèque d’un village isolé d’Israël.

Quelques heures avant la projection, Y. est accueilli par Yahalom, une jeune fonctionnaire du ministère de la culture et de l’information, en charge des programmes artistiques dans les bibliothèques du pays. Yahalom est fan du travail de Y.. S’installe alors un jeu de séduction.

Mais, la substance de cette rencontre tient plus de ce que les personnages livreront d’eux-mêmes et de leurs sentiments vis-à-vis de leur pays, que d’un jeu de regards tantôt charnel, tantôt cordial.

Vers l’annihilation de la parole

Le coup d’envoi des questionnements s’ouvre avec une discorde : le formulaire. Lorsque Yahalom explique à Y. le déroulement de la soirée, elle lui tend un formulaire, que tout artiste s’engage à signer quand il expose son travail au public. Si elle le présente comme une formalité de routine, Y., lui, y voit le prolongement de l’abrutissement de la société par un gouvernement aspirant à museler les masses pour limiter leur liberté de penser à des sujets remâchés tels que la religion, l’armée, la famille, la pensée juive, la shoah et autres thématiques jugées acceptables par l’Etat hébreu.

Si Yahalom s’évertue à lui répéter que ce n’est là qu’une routine et qu’en réalité, cette projection pourra justement susciter le débat, le réalisateur se retrouve dans l’impossibilité de signer un tel document sans y voir un renoncement, l’annihilation de son travail, de son âme d’artiste, l’acceptation de la pensée de masse. Un document qui signe pour Y., le renoncement à sa propre capacité de penser et à s’exprimer librement.

En errant des heures dans un désert, miroir de son état d’esprit, Y. passe par tous les états. Il semble souffrir physiquement de ce qui arrive à son pays. Comment une jeune femme aussi cultivée et indépendante que Yahalom peut- elle se laisser happer par de telles injonctions ? Comment se faire dicter les sujets sur lesquels il est autorisé de débattre ou non ? S’ils acceptent sans rien dire, alors le pays, en même temps que les libertés, meurent. S’ils refusent, alors comment continuer d’éveiller les consciences et remplir son rôle d’artiste ?

Ce scénario vu le jour après que Nadav Lapid a vécu une situation similaire. En 2018, Miri Regev, alors ministre de la culture, provoqua un raz-de-marée au sein de la communauté artistique, en imposant un filtrage des œuvres culturelles israéliennes en fonction de leur thème et de leur ton. Une décision impliquant également le retrait de subventions envers les projets jugés trop subversifs et critiques à l’égard de l’Etat hébreu.

Un Lapid lapidaire mais amoureux

Remarqué à la Berlinale en 2019 avec « Synonymes » qui remporta l’Ours d’or, Lapid marqua d’emblée les esprits avec un propos à la fois introspectif et universel. Mais aussi par une narration pour le moins inclassable, à coup de grands mouvements de caméra, sitôt que la psychologie du personnage atteint un déséquilibre quelconque.

Dans ce premier opus autobiographique, tout comme dans le deuxième, le réalisateur passe à la loupe sa relation à son pays, tantôt à distance depuis Paris dans « Synonymes », tantôt en plein cœur dans « Le genou d’Ahed ».

Il se dégage des films pourtant lapidaires de Lapid, plus d’amour que de haine pour Israël, malgré un discours éminemment critique envers son pays. Le réalisateur endosse pleinement son rôle d’auteur et d’artiste : il suscite la réflexion au-delà du discours consensuel. Les salves verbales de ses personnages, bien qu’empruntes d’une immense colère à certains moments, semblent montrer l’envie grandissante de Lapid de voir son pays sortir de la pensée unique et de la fatigue mentale.

« Quelqu’un a-t-il pensé quoique ce soit ?! » (« Michou hachav machou»)

Au-delà des frontières d’Israël, la posture du réalisateur ne ferait-elle pas écho au durcissement des mesures gouvernementales de nos sociétés occidentales ? Les multiples crises politiques, économiques et sanitaires n’ont-elles pas fini par endommager la pensée critique ?

Si une parole devait résumer la raison d’être du « Genou d’Ahed », ce serait la question que Y. pose à l’assemblée, inerte, à la suite de la projection.

Dans un silence total, face à ces mains baissées, Y. lance : « Quelqu’un veut-il dire quelque chose ? Quelqu’un a-t-il seulement pensé quoique ce soit ? ».

Sorti ce 15 septembre en salles en France, « Le genou d’Ahed », prix du jury au dernier festival de Cannes, loin d’être un manifeste anti-israélien, est une déclaration d’amour à l’humain et à son libre arbitre.