Guiti News

«Shakira» : On devient serieux quand on a 17 ans

Un article de Leïla Amar / Photos : Insolence Productions


«Je m’appelle Shakira Vassile, j’ai 17 ans, je suis née en Roumanie et je suis arrivée en France il y a quatre ans. Vous pouvez me faire confiance, je respecterai vos consignes». Scène d’ouverture. Sans musique ni effet particulier, la caméra de Noémie Merlant se pose sur le visage de Shakira, une adolescente au teint hâlé et à la longue chevelure noire.

Après un geste vers le ciel, la jeune fille s’applique et poursuit à voix basse dans le silence nocturne de sa baraque : «Je suis une personne motivée et organisée». Elle finira par connaitre cette phrase par cœur, dans l’objectif de devenir vendeuse chez ‘Zara’. Son rêve. C’est dans un tout autre monde que le court-métrage de Noémie Merlant nous emmène : pour survivre, les jeunes de la communauté doivent emprunter des chemins parfois obscurs, tout en se confrontant aux heurts avec la police.

«Je me suis rendue compte que le racisme envers les Rroms était le plus généralisé»

L’histoire, qui a initié le film, est née dans la rue, au pied de l’immeuble où habite la réalisatrice. Là, une jeune femme Rrom s’était installée sans que les passants n’y prêtent attention. «Tous les jours, elle avait 36 pains au chocolat, mais je me demandais comment l’aider. D’ailleurs, avait-elle besoin d’aide ? Devais-je l’aborder en lui disant bonjour pour lui demander ce dont elle avait besoin ? Ou simplement converser avec elle? J’avais du mal à savoir comment m’y prendre », se souvient Noémie Merlant qui contacte alors l’association Rom Europe. C’est là que son engagement débute au côté de Nicolas Clément.

Pendant plusieurs années, la réalisatrice intervient comme bénévole au cœur des bidonvilles, notamment dans celui du « platz » situé boulevard Ney, dans le 18e arrondissement parisien. Elle y propose, entre autres, une aide administrative (démarches auprès des écoles ou de Pôle Emploi, domiciliations etc.). C’est au contact de ces accueillantes familles qu’elle prend conscience du delta entre la réalité et le cliché à l’égard de celles-ci.

La découverte est de taille : la discrimination, le parcours du combattant pour accéder à l’emploi, aux papiers. Ou ne serait-ce que pour obtenir un regard, une voix, une reconnaissance. Elle décide alors que le meilleur moyen de les aider sera le cinéma – le médium qu’elle connait le mieux. La réalisatrice se plonge dans le quotidien d’une famille Rom sans-domicile, avec qui elle travaillera son projet.

L’occasion de se rendre compte d’une violence ordinaire et systémique à l’égard de cette communauté.

«Alors que nous étions installés sur un matelas avec la famille, des gens passaient pour me dire :

– ‘Vous n’avez pas honte de les aider? Ils sont sales, ils foutent rien ». J’ai entendu toutes sortes d’horreurs, ça m’a mise très en colère, alors qu’eux laissaient couler. La petite Adina avait calmement répondu : « Ce n’est pas nous qui sommes sales Monsieur, c’est la rue ».

C’était atroce, car en plus des galères qu’ils devaient affronter, il y avait ces gens-là».

Loin de se heurter uniquement aux préjugés de la rue, la réalisatrice rencontre également une forte réticence au sein de la famille du cinéma. «Dans l’intimité, même des personnes censées œuvrer pour casser les clichés, m’ont dit (à propos du projet de film ndlr) – ‘tout le monde s’en fout !’. Ou encore, « Je ne suis pas raciste, mais les Rroms il y a un vrai problème… » Cela a été très récurrent, même avec des gens que je connais très bien : tant de méfiance et de peur autour de ce peuple… Peut-être que cela m’a encore plus donné envie de le faire : ils n’ont pas de voix et ne savent pas comment la prendre. Ils en ont tellement l’habitude qu’ils ont baissé les bras», s’indigne la réalisatrice.

Noémie Merlant sur le tournage de « Shakira » © TSF




Une histoire d’amour comme les autres ?

A l’opposé du misérabilisme auquel on pouvait s’attendre, «Shakira» c’est d’abord une histoire d’amour entre deux jeunes gens de 17 ans vivant dans des baraques voisines. Si la réalisatrice a choisi de raconter cette histoire, c’est justement pour rendre compte de la réalité de ces jeunes filles qui s’éveillent au désir, comme n’importe quelle autre adolescente de leur âge.

Le long du film, l’impossibilité de mettre en pratique cet élan, pourtant si naturel, devient de plus en plus claire. Quand au détour d’une opération orchestrée par l’un des leurs, le jeune couple qui n’en est pas encore un, se retrouve pris en étau entre un chef de bande les sommant de se prostituer et la police. «J’ai voulu les humaniser à travers cette histoire d’amour, mais aussi montrer que leur condition les empêche de s’aimer normalement. Beaucoup de jeunes Rroms se prostituent, car la misère appelle cela, ils n’ont pas beaucoup de choix possibles. Ils prennent des chemins dangereux pour eux-mêmes».

«J’ai voulu montrer que leur condition les empêche de s’aimer normalement», alerte la réalisatrice.

«En tant que gitan, je risque d’être catégorisé dans ces rôles là uniquement»

Si le film est aussi crédible et réussi, c’est en grande partie grâce aux interprétations impeccables des acteurs (Catalina Danca dans le rôle de Shakira et Gimi-Nicolae Covaci dans le rôle de Marius, sa flamme). Pourtant tous amateurs, leur manque d’expérience n’aura pas eu raison de la qualité de leur performance . «On dit souvent aux acteurs de ne pas avoir peur du ridicule et d’être dans l’instant présent, et chez eux c’était inné ! Ils ont ce rapport là à la vie qui a finalement rendu cette expérience que j’ai pu appréhender au départ extrêmement facile. Ils veulent d’ailleurs tous devenir acteur à présent!», s’enthousiasme Noémie Merlant.

A l’instar de Gimi-Nicolae Covaci, avec qui la réalisatrice a collaboré ensuite sur l’écriture d’un long-métrage tourné en Roumanie. Titulaire d’un CAP commerce, le jeune homme a obtenu son diplôme après le tournage. Il souhaitait s’assurer un avenir dans l’éventualité où il ne tournerait plus par la suite. « Être acteur, c’est fantastique, mais pour en vivre, c’est dur ! Surtout en tant que gitan, où je risque d’être catégorisé dans ces rôles là uniquement. Mais, je ferai tout pour que ça n’arrive pas », insiste Gimi-Nicolae Covaci.

Harponné par son oncle (vivant dans le bidonville), il a, depuis le tournage, décidé de se plonger entièrement dans l’écriture, le jeu et la réalisation. «Mes projets, c’est vraiment de sortir les Roms de ce monde un peu obscur. De transmettre aux gens ce que ça fait d’être rejetés par la société : ça a été ma vie ici depuis l’âge de sept ans, quand je suis venu en France depuis la Roumanie avec toute ma famille».

Outre le fait d’avoir co-écrit un long métrage au côté de Noémie Merlant, le jeune acteur a décidé d’inscrire son expérience personnelle en tant que jeune rom en France dans un livre en cours de rédaction.

Gimi-Nicolae Covaci aimerait désormais se lancer dans la réalisation.


Séduit par l’approche de la réalisatrice, tout comme ses partenaires de jeu, Gimi-Nicolae Covaci a vu en cela une opportunité de faire quelque chose de bien pour sa communauté. «J’aime l’art depuis tout petit, on a tous rêver de devenir acteur ou chanteur. Mais, comme j’étais rom, je me suis dit que ça ne m’arriverait jamais. Alors quand Noémie nous a offert l’opportunité de raconter un peu notre vie notre au quotidien, avec des vrais roms qui plus est, on s’est senti normaux pour une fois. Ça m’a plu que des gens puissent s’intéresser à nous autrement que par le prisme habituel des individus voleurs et crasseux des bidonvilles que l’on voit souvent dans les médias».

D’après l’acteur, les choses changent dans le bon sens. Preuve en est avec le film de Noémie Merlant, représentant en soi une innovation dans le paysage cinématographique français d’une part, et du récent succès du film Gadjo Dilo de Toni Gatlif d’autre part, pourtant réalisé en 1997. «J’aimerais bien faire un film sur les Rroms durant la seconde guerre mondiale. Il existe de nombreux films sur les juifs à ce sujet, mais pas sur les gitans. J’aimerais faire une longue série là-dessus avec Noémie ».

«Petits, les enfants « normaux » n’avaient pas le droit de jouer avec nous»

Les clichés véhiculés autour de la communauté Rrom en France sont multiples, mais l’un des plus prégnants reste le vol. «De mes 8 à 12 ans, j’ai vécu dans la rue. Mais, ce n’était pas ça le plus difficile. Voir la méchanceté des gens envers un gosse ça m’a choqué. Les regards… En réalité, les roumains et les bulgares n’avaient pas le droit de travailler en France jusqu’en 2014. Ils essayaient de se débrouiller comme ils pouvaient mais, qui sont les vrais monstres ? Nous ,qui essayons de nous débrouiller ? Ou ceux qui nous empêchent de travailler alors qu’on est européens ? Je crois que ça vient de là, les gens se sont fait une image de nous comme des voleurs», poursuit Gimi-Nicolae Covaci.

«Du besoin de vivre tous ensemble en famille non-nucléaire»

La discrimination envers les Rroms ne se limite pas à aux domaines « vitaux » ,mais touche bien souvent des sphères plus intimes, notamment chez les enfants, grandissant avec un stigma qu’ils intègreront pour le restant de leurs jours : « Petit j’allais à l’école et je vivais dans la rue, place de la République. Les enfants normaux avec qui j’allais à l’école me voyaient parfois. Un jour, un petit l’a crié haut et fort dans la cour,. C’était l’un des moments les plus durs de ma vie. En plus, j’étais amoureux d’une fille et elle l’a su. Depuis, je ne suis plus trop sorti dans la cour », poursuite Gimi-Nicolae Covaci, pour qui l’un des meilleurs moyens d’entraver cette discrimination est de mélanger sa communauté aux gens « normaux ».

Une situation ubuesque

Les Rroms se trouvent fréquemment dans l’impossibilité d’ouvrir un compte bancaire, au vu du refus de la plupart des établissements de considérer la domiciliation (adresse administrative ndlr) comme justificatif de logement suffisant.
En 2016, la Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (DIHAL) estimait entre 15 000 et 17 000 le nombre de personnes vivant dans des bidonvilles ou grands squats, dont la plupart a émigré de Roumanie ou de Bulgarie. Les habitants du « Platz », filmés par Noémie Merlant, ont été expulsés en 2019, sur ordre de la préfecture, bien souvent au détriment des enfants pourtant scolarisés. Dans la grande majorité, lorsqu’elles ne sont pas forcées de dormir dans la rue, les familles sont placées d’hôtel en hôtel dans l’attente d’un logement pouvant tous les accueillir.

S’alimentant de boites de conserves du fait de l’interdiction de cuisiner dans ces lieux, les familles s’épuisent petit à petit et finissent par abandonner la route vers le logement. Lorsqu’ils parviennent à obtenir un hébergement d’urgence, il leur est également interdit de découcher ne serait-ce qu’une seule nuit quel qu’en soit le motif (visite d’un membre de la famille malade ou autre), sous peine d’expulsion.

« Dans une même communauté, les profils varient :  certains veulent un emploi, un logement, quand d’autres sont plus méfiants et ont besoin de vivre tous ensemble en famille non-nucléaire, car c’est leur force. Ils ont un rapport au monde et à la famille très différent de notre société. Allons-nous alors séparer des familles ? De quel droit juger leur façon de vivre ? », remarque Noémie Merlant, pour qui ce film est une manière de de leur dire « pardon, il faut qu’on vous écoute ».

«Shakira», primé à plusieurs festivals de films et nommé aux Césars 2021, est disponible sur le site d’arte.tv : https://www.arte.tv/fr/videos/088315-000-A/shakira/

Plus d’informations sur le sujet sur www.romeurope.fr