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Les fausses absentes #1 : Spoiler alert : Les femmes, elles aussi, migrent… et même seules

Trois femmes hongroises réfugiées et un enfant arrivant dans le camp Eisenstadt (Autriche) en 1956. Une année qui marque la révolte contre le régime communiste sous le joug de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (UNHCR / 3 / UN 51983).

Trois femmes hongroises réfugiées et un enfant arrivant dans le camp Eisenstadt (Autriche) en 1956. Une année qui marque la révolte contre le régime communiste sous le joug de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (UNHCR / 3 / UN 51983).

Vous souvenez-vous de l’histoire de Pénélope dans l’« Odyssée » d’Homère ? Cette figure féminine de la mythologie grecque illustre à merveille les valeurs auxquelles les femmes ont été assignées, et ce dès l’Antiquité. La belle Pénélope attend patiemment vingt ans durant le retour d’Ulysse sur l’île d’Ithaque. Son époux étant parti faire la guerre de Troie

Le récit homérique met en lumière la fidélité et le dévouement sans faille de Pénélope – autant de valeurs indissociables de sa sédentarité. Jamais la protagoniste ne quitte son foyer, malgré l’incertitude de revoir un jour son héros de mari.

L’espace domestique comme éternel territoire 

Le sujet féminin a ainsi été construit comme indissociable de la sphère privée familiale et intime, comme le souligne l’historienne Michelle Perrot, cité dans l’ouvrage « Les Migrations féminines » (2021), dirigé par Frédérique Toudoire-Surlapierre et Silvia Hegele.

 Pénélope, personnification de la vertu et, donc, de la sédentarité. © Gallica.bnf.fr / BnF  (1805, Londres)

L’espace domestique est son territoire, quand l’espace public est celui de l’homme, qui peut donc se lancer à l’envi dans des aventures.

La femme qui ose donc sortir vient, pour reprendre les mots de la philosophe Judith Butler dans son livre « Trouble dans le genre » (1990), troubler cet ordre genré socialement. Et pour preuve, comme le démontrent Frédérique Toudoire-Surlapierre et Silvia Hegele, les récits évoquant des femmes en mouvement, au XVIIIème siècle notamment, les présentent comme fortement propices à la « frivolité sentimentale ». Soit à l’infidélité, à la différence de la vertueuse Pénélope.  

L’on retrouve ainsi toute une tradition littéraire moderne autour de ce que devrait être la vertu féminine. Citons notamment « La princesse de Clèves » (1678) de Madame de La Fayette. S’il marque une certaine rupture dans le genre, il soutient l’idée que les déplacements de l’héroïne ne tiennent qu’à la seule volonté d’échapper à ses désirs interdits.

Manon est dépeinte comme douce, vénale et manipulatrice.
© Gallica.bnf.fr / BnF (1885)

Quand le roman de l’Abbé Prevost « Manon Lescault »(1731) évoque, lui, l’histoire d’une jeune femme condamnée au couvent en raison de ses mauvaises moeurs… Elle y séduit le chevalier Des Grieux, le narrateur, qui aspire à devenir prêtre. Il raconte comment il a tout abandonné pour sa douce, vénale et manipulatrice Manon, qui a ainsi détruit sa vie.

Citons encore « Les liaisons dangereuses » (1782) de Pierre Choderlos de Laclos, mettant en scène la présidente de Tourvel quittant le château pour ne pas céder à son désir et tenter de rester tant bien que mal un modèle de vertu, afin de ne pas perdre son sacro-saint honneur. Tourvel finit, elle aussi, par se retirer au couvent. 

Longtemps, la migration des femmes reste ainsi un sujet tabou. Cette invisibilisation fait partie d’une plus grande entreprise de masculinisation volontaire de la langue française au XVIIème siècle comme l’explique l’historienne Eliane Vienot. La disparition de termes tels que « autrice, écrivaine, poétesse, ou encore philosophesse » a participé à l’effacement des femmes écrivaines dans l’histoire.

On ne voit pas les femmes. On ne les entend pas. Du moins, on ne leur donne pas la possibilité de prendre la parole. Car, à l’instar d’autres disciplines, la littérature sur l’exil reste monopolisée par les hommes – du moins jusqu’à la fin du XXème siècle.

Et pourtant… la présence des femmes est indéniable. 

En France, une majorité de femmes parmi les personnes en migration

Depuis 2008, les femmes immigrantes sont devenues plus nombreuses que les hommes immigrants sur le territoire hexagonal. En 2020, les femmes représentent ainsi 52% des sept millions de personnes immigrantes en France selon l’Institut national d’études démographiques. Soit une personne sur deux. 

De manière similaire, à l’échelle mondiale, 48,1% des immigrant.e.s sont des femmes selon l’Organisation des Nations unies.

Si cette forte proportion est loin d’être nouvelle, les migrations de femmes sont un impensé jusqu’au tournant du XXème siècle. L’histoire des migrations reste longtemps écrite au «masculin neutre» et donc circonscrite aux seules migrations des hommes.

Celles des hommes et des femmes ne devraient d’ailleurs pas être dissociées. Elles font partie d’un tout dans lequel les rapports de domination de genre s’exercent comme dans le reste de la société. 

Jusqu’au tournant du XXème siècle, les migrations de femmes sont un impensé. © : Al’Mata

Les travaux des historiennes Katharine Donato et Donna Gabaccia portent sur l’évolution des migrations des femmes et leur diversité au cours de l’histoire. Elles soulignent la variabilité des chiffres d’année en année, notamment dans le cadre des migrations forcées et contraintes. Parmi les victimes de la traite négrière en 1546, la part de femmes est ainsi évaluée à 70,7 %. 

Plus proche de nous, les scientifiques expliquent que l’émigration dans le monde est constituée presque constamment de 30% de femmes entre 1840 et 1924. Dates entre lesquelles les migrations dites de «main-d’œuvre» se sont fortement masculinisées pour les besoins des empires coloniaux européens. 

La fin du XIXème et le début du XXème siècles étant également marqués par les débuts du salariat, une forte migration de travail des hommes est favorisée, surtout dans les pays européens comme la France.

Des migrations à contre-courant de l’histoire…

Mais, comment retracer et comprendre l’évolution de l’immigration des femmes dans l’Hexagone ? L’enquête de l’Ined, Trajectoires et Origines (TeO), permet d’esquisser des réponses. Les arrivées ont ainsi tendance à fortement augmenter pendant les périodes d’essor économique.

C’est notamment le cas lors des phases de reconstruction après la Première et la Seconde guerres mondiales. Au cours de ces périodes, la part des femmes, elle, diminue. Au contraire, lors des phases de ralentissement de l’immigration, cette part augmente. 

Au cours du XXème siècle, les migrations vers l’Hexagone se font surtout dans le cadre d’une demande de main-d’œuvre étrangère moins payée que les « Français.e.s de France » pour le même métier… Quand l’offre de travail diminue, la part des hommes immigrants se réduit elle aussi.

Quant au regroupement des familles, celui-ci engendre une immigration qui s’inscrit davantage dans la durée et concerne, par conséquent, les femmes aussi.

A la suite du choc pétrolier de 1973, qui mène à la suspension de l’immigration de travail, le droit au regroupement familial est reconnu – quand avant, il est seulement toléré. Les travailleurs étrangers sont donc nombreux à partir. Dès lors, la part des femmes ne fait que croître.

… qui sont, en réalité, autonomes

Au premier abord, il est facile d’attribuer cette apparente féminisation de l’immigration en France au regroupement familial. C’est justement ce que l’Ined dément dans son enquête.

Ce qu’il en ressort ? Les migrations comportant le plus de femmes, selon le pays d’origine, sont surtout «autonomes» (femmes célibataires ou partant avant leur conjoint). Ainsi, près de 42% des immigrant.e.s pionnier.ère.s (premier.ère.s à partir au sein des couples) sont des femmes de 1998 à 2008, contre 28% environ entre 1974 et 1983. 

Par ailleurs, l’amélioration de l’accès à l’éducation permet la diversification des raisons d’émigrer chez les femmes. Entre 1966 et 1974, parmi les femmes immigrantes dans l’Hexagone, moins de 30% le sont pour des raisons d’études, contre 50% entre 1989 et 2008. 

L’apparente féminisation de l’immigration en France n’est pas corrélée au regroupement familial, les migrations étant surtout autonomes. © : Al’Mata

Zoom sur les autres motifs d’entrée sur le territoire

Quid du travail ? L’on observe-là une croissance moins linéaire. Les femmes sont moins de 25% à venir ou être venues dans l’Hexagone pour le travail entre 1966 et 1974. Cette part augmente ensuite pour atteindre presque 40% entre 1984 et 1997, avant de tomber à nouveau à 28% entre 1998 et 2008. 

Si les motifs familiaux continuent d’apparaître prépondérants, ce fait est, à nouveau, à nuancer, tant les catégories administratives qui définissent les titres de séjour sont très éloignées des réalités vécues par les personnes en migration.

Les acteur.rice.s juridiques et administratif.ve.s sont emprunt.e.s d’attentes et de représentations auxquelles les requérant.e.s doivent correspondre pour faire valoir leurs droits. La célèbre photographie de trois femmes afghanes en mini-jupe dans les rues de Kaboul illustrant par exemple le regard occidental réductionniste porté sur la situation des femmes dans l’Afghanistan des années 70.

Des possibilités inégales de migrer

Cette féminisation des migrations vers la France est cependant inégale en fonction des pays d’origine. Les conditions des femmes demeurant inégalitaires selon les sociétés et la classe sociale, le statut attribué à certaines restreint leur possibilité d’émigrer. Et ce, d’autant plus si elles se trouvent dans une situation de pauvreté.

Mais, la structure familiale peut également entrer en jeu. Quand, par exemple, les familles sont déjà dispersées à travers le monde. Comme c’est le cas avec les migrations de femmes philippines qui viennent travailler dans les pays dits «du Nord», au sein de familles blanches et aisées, dans le but d’envoyer de l’argent à leur famille. 

Une illustration comme reflet de couvertures de presse, qui ont eu tendance à privilégier une certaine image de la migration ces dernières années. A savoir : une embarcation de fortune traversant péniblement la mer Méditerranée sur laquelle s’entassent des dizaines de personnes, dont essentiellement des hommes. © : Al’Mata

Ces inégalités devant la migration ne tiennent pas qu’au pays de départ. Les femmes peuvent être plus nombreuses à migrer selon le contexte du pays de destination. Par exemple, les migrations vers la France venant de l’Union européenne (à l’exception de l’Espagne, du Portugal et de l’Italie) sont à 65% féminines. Or, de nombreuses femmes d’Europe de l’Est viennent travailler en Europe de l’Ouest pour effectuer des travaux domestiques dans le cadre de ce que l’anthropologue Emmanuel Terray nomme la « délocalisation sur place »

Dans le pays d’accueil, une migration comme reflet d’évolutions sociétales

C’est le cas de l’Italie qui, après l’émancipation progressive de ces femmes, a désormais recours à une main-d’œuvre étrangère majoritairement féminine d’Europe de l’Est (Ukraine, Roumanie …) dans le service à la personne par exemple et l’ensemble des travaux domestiques (aide à domicile pour personnes âgées, garde d’enfants, «femmes de ménages», etc…) comme l’explique le géographe Serge Weber dans sa thèse «Des chemins qui mènent à Rome (2004)

La protection sociale italienne est majoritairement fondée sur un système privé et les femmes italiennes ne sont plus majoritairement «femmes au foyer». Le recours à une main-d’œuvre féminine étrangère accompagne ainsi cette transformation sociétale.  

Ce n’est pas (encore) le cas en France. Toutefois, avec le projet d’un titre de séjour «métiers en tension» prévu dans la nouvelle loi immigration, cela pourrait l’être très bientôt. D’une durée d’un an et conditionné à une résidence sur le territoire d’au moins trois ans, ainsi qu’à une période de salariat de huit mois minimum dans les deux ans précédant la demande, cette mesure est un outil économique pragmatique.

En plus d’être très précaire, elle banalise l’idée selon laquelle la population étrangère, racisée donc non blanche, est une main-d’œuvre exploitable au profit du système capitaliste dirigé par quelques Etats riches… et blancs. Une éventuelle hausse des régularisations de séjour n’est ainsi pas synonyme de progrès en termes d’accueil et de droits des personnes en migration.