L’annonce a fait le tour de la presse mi-février. Le député Renaissance des Côtes-d’Armor Eric Bothorel a soumis la candidature des Sleeping Giants au Prix Nobel de la paix. Peu connu du grand public, ce collectif citoyen secoue le monde des médias d’extrême droite et de la publicité depuis 7 ans. Son combat consiste à assainir internet et la télévision des discours haineux, en s’attaquant aux revenus publicitaires qui les financent. Sleeping Giants cible notamment Valeurs Actuelles, C NEWS ou le JDD. Des médias accusés de propager des discours conservateurs, homophobes, racistes et xénophobes. Depuis 2017, plus de 2000 annonceurs ont choisi de retirer leurs publicités d’un ou plusieurs médias décriés. De quoi s’attirer les foudres d’innombrables détracteurs, souvent bien démunis face à la force de frappe de ces cyber-activistes. Leur arme : un simple compte Twitter. C’est par ce biais que nous les avons contactés. Rachel, co-porte parole du mouvement nous a ensuite proposé un rendez-vous audio. Impossible de voir le visage de cette femme s’exprimant sous pseudonyme. Au sein même du collectif, personne ne connait les identités des uns des autres. Aucun numéro de téléphone ne circule. Ils assurent ne s’être jamais s’être croisés. « Aucune trace d’identité ne doit émerger » indique Rachel d’une voix très amicale.
« Nos familles ne sont au courant de rien. Nous nous maintenons l’anonymat entre nous. » indique Rachel, membre du collectif s’exprimant sous pseudonyme.
Au départ, le choix de l’anonymat s’impose pour que les valeurs du collectif ne soient liées à aucune personne et identité publique. « Que les membres soient gros, minces, petits, en situation de handicap, âgés, très jeunes, d’origines diverses : tout cela n’a aucune importance. Nous défendons des valeurs et ce n’est pas lié à qui nous sommes par des identifiants extérieurs. » Très vite, l’anonymat les protège aussi des pressions et menaces de morts. « Il existe des vidéos avec des personnes qui se filment avec des armes à feu, en disant bye bye Sleeping Giants, on arrive ! Où certains qui nous écrivent pour nous dire qu’ils aimeraient voir nos têtes sur des piques » soupire Rachel.
C NEWS en ligne de mire
Lundi 25 février dernier, le compte Twitter des Sleeping Giants a chauffé. Le collectif poste un extrait de l’émission « En quête d’esprit » diffusée la chaîne C NEWS. L’avortement y est accusé d’être la première « cause de mortalité dans le monde. » A quelques jours du vote au Sénat de la constitutionnalisation de l’IVG, l’émission fait scandale. « Il y avait une volonté claire d’influencer ce débat par une émission extrêmement culpabilisante pour les femmes. Le comble de la désinformation idéologique. C’est dangereux. » s’insurge Rachel. La méthode Sleeping Giants est toujours la même. Le collectif interpelle sur Twitter les marques ayant des encarts publicitaires dans le programme. Il leur est demandé si oui ou non elles étaient au courant de leur présence sur des chaines ou des sites diffusant des contenus haineux ou de désinformation. Souvent, les marques plaident l’ignorance. Elles affirment ne pas être au courant qu’elles financent ainsi des contenus de haine. En cause, l’opacité de la publicité programmatique.
Comment de grandes marques financent-elles la désinformation ?
Un système dans lequel les annonceurs ne savent absolument pas où vont s’afficher leurs contenus. En effet, les contrats publicitaires fonctionnent par packs pour la télévision, souvent via des régies publicitaires. Des dispositifs qui ne permettent pas toujours aux marques d’avoir une visibilité globale sur le positionnement de leurs publicités. Juste après la découverte de l’émission de CNEWS sur l’IVG, Sleeping Giants épingle plusieurs marques dont Renault. « Quand nous avons débuté, nous ne savions pas si des annonceurs allaient réagir et agir suite à nos alertes. Nous sommes rassurés de voir qu’énormément agissent. Plusieurs milliers d’annonceurs ont refusé de financer la haine à leur insu. Certaines régies publicitaires ont ouvert les yeux. » indique Rachel. Sur le site du collectif, un accompagnement est proposé aux annonceurs pour retirer leurs publicités.
Au-delà de l’alerte, les Sleeping Giants prônent la pédagogie. « Notre seul regret lié à l’anonymat est de ne pas pouvoir intervenir pour expliquer nos actions dans les établissements scolaires par exemple, pour sensibiliser. On refuse certaines choses parce que notre anonymat ne peut pas être garanti. »
Héros des temps modernes pour les uns, ennemis de la liberté de la presse pour les autres, Sleeping Giants s’est vu intenter un procès par Valeurs Actuelles. Tugdual Denis, directeur adjoint de la rédaction reconnait alors que Sleeping Giants « fait perdre beaucoup d’argent » à son magazine. Ciblé également, le site Boulevard Voltaire fondé par Robert Ménard perd alors plus de 1000 annonceurs. « L’argumentaire de la liberté de la presse est très limité et n’est pas crédible. La liberté d’expression ne signifie pas un droit au financement par la publicité. » rétorque la co-porte parole des Sleeping Giants. A plusieurs reprises, des entités ont cherché à lever l’anonymat des membres du collectif français. Ce fut le cas de RT France, la chaîne d’Etat russe comme le révèle La Lettre en novembre 2023.
« Il faudrait qu’on stoppe ? Ce n’est pas notre intention. » lâche Rachel.
« Ne jamais s’habituer à la haine et à la désinformation »
Sleeping Giant nait aux Etats-Unis en décembre 2016, dans la foulée de la campagne électorale de Donald Trump et de celle du Brexit, « basées sur les fake news. » Les Sleeping Giants réagissent alors à la menace directe que constituent ces méthodes pouvant influencer le processus démocratique. Parmi les vecteurs de haine et de fausses informations, le spécialiste américain du genre, Breitbart News dirigé jusqu’en 2016 par l’agitateur d’idées populistes Steeve Banon.
A l’été 2017, Sleeping Giants se lance en France, indépendamment de l’antenne américaine. L’une des premières actions des bénévoles n’était pas prévue au programme. Génération Identitaire (dissous par le gouvernement en mars 2021) émerge alors médiatiquement en faisant faire la chasse aux réfugiés en Méditerranée. Les cyber-activistes se mobilisent pour entraver les militants d’extrême droite en « leur faisant perdre du temps, de l’argent. Nous avons collaboré avec beaucoup de collectifs en Italie, Autriche, Suisse, Belgique, Allemagne et en Espagne pour leur couper les comptes bancaires à chaque fois qu’ils en ouvraient un. » Depuis, le collectif poursuit ce type de combats souterrains. Récemment, ils se sont attaqués à une application qui produisait du contenu terroriste d’extrême droite et extrême gauche. Ils ont oeuvré pour contrer son déploiement en France. « C’est en bonne voie. Ce sont des choses dont on ne parle pas spécialement. » précise Rachel.
Sleeping Giants reçoit aussi de nombreuses marques de reconnaissance. Dans la boite mail du collectif, les remerciements affluent. « C’est très pesant de faire ce que nous faisons mais c’est gratifiant. » confesse Rachel. En 2022, le collectif a été auditionné dans le cadre du rapport de la Commission Bronner destiné à lutter contre la haine et la désinformation en ligne. Remis à Emmanuel Macron, ce rapport a permis aux Sleeping Giants de dénoncer le cercle vicieux du financement de la haine et de la désinformation. « Un système basé sur le buzz nauséabonds qui attire les lecteurs, l’audience est convertie en revenus, et plus de revenus permet d’organiser plus de buzz et d’aller plus loin dans l’abjection. » A quelques mois des élections européennes, Rachel et les bénévoles se tiennent prêts. Une nouvelle échéance électorale qui permet aux Sleeping Giants de rappeler leur vocation première : « On ne doit pas gagner des élections sur fond de désinformation et de haine. »
Futurs Nobel de la paix ?
Avant de clore notre entretien, nous interrogeons notre interlocutrice sur la candidature des Sleeping Giants au Nobel de la paix, soumise par le député Renaissance des Côtes d’Armor Eric Bothorel. Se considèrent-ils comme des facteurs de paix ? « Etre proposé à la nomination est extraordinaire. Nous sommes archi fiers peu importe ce qui se passe par la suite. Si cela permet une prise de conscience au niveau des entreprises afin de ne plus pouvoir détourner le regard. Si nous pouvons donner aux personnes stigmatisés par ce type de média d’un sentiment qu’il y a des gens qui luttent pour des valeurs et une idée commune de la démocratie, alors oui, à notre niveau nous sommes peut être des facteurs de paix. »