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Pacte européen sur la migration : beaucoup de fantasmes, pour peu de changement

Un pacte “pour la migration et l’asile” qui organiserait “la submersion migratoire” : tels sont les termes utilisés par le groupe du Parlement Européen “Identité et Démocratie” (ID), qui rassemble 73 députés de droite et d’extrême-droite, dans leur pétition “Save Europe” lancée en octobre. Dans leur viseur : le Pacte sur l’asile et la migration proposé fin septembre 2020 par la Commission Européenne.

En France, le Rassemblement national (RN) a relayé ces discours dans sa campagne de communication contre le Pacte. En analysant le contenu des textes européens, Désinfox-Migrations déconstruit plusieurs arguments avancés (voir ci-dessous). Pour ce collectif de chercheurs, la campagne “Save Europe”, coordonnée par ID et relayée par le RN, est avant tout une campagne de désinformation, dans laquelle le pacte sert de prétexte aux partis européens d’extrême droite pour communiquer leurs opinions et croyances, non fondées scientifiquement, sur le sujet des migrations. 

L’épouvantail de la “submersion migratoire”

D’abord, peut-on parler d’un pacte “pour” la migration et l’asile, c’est-à-dire qui encouragerait la migration vers l’Union européenne ? Contrairement à ce que prétendent le RN et le groupe ID, le pacte “sur” la migration et l’asile donne la priorité au renforcement des frontières, à la prévention des arrivées et à la coopération avec les pays tiers. Le Pacte sur la Migration et l’Asile ne favorise en aucun cas l’arrivée de personnes migrantes – c’est même plutôt le contraire.

Rappelons qu’en 2019, 612 700 ressortissants hors UE ont demandé pour la première fois l’asile dans l’un des États membres, selon Eurostat. Soit l’équivalent de 0,13% de la population actuelle de l’UE. En 2015, année du pic des arrivées, l’on comptabilisait 1,2 millions de ressortissants hors UE déposant une demande d’asile. En cinq ans donc, moitié moins de personnes exilées demandent l’asile sur le vieux continent. On est loin d’un contexte de “submersion”.

Il s’agit aussi de différencier les termes : réfugiés, demandeurs d’asile, personnes migrantes… De qui parle-t-on ? L’un des ressorts des droites extrêmes consiste à faire un imbroglio de ces notions, pour aboutir à l’idée que la majorité des personnes arrivant en Europe n’auraient pas le droit à une protection, et formerait une masse “invasive”. En 2018, le Pacte mondial “pour des migrations sûres, légales et ordonnées”, dit “Pacte de Marrakech”, avait déjà fait l’objet de critiques similaires basées sur des amalgames, souvent loin des réalités chiffrées.

Ce “nouveau” pacte l’est-il vraiment ? 

Les chercheurs spécialisés sur la thématique des migrations sont unanimes : ce pacte contient peu de réelle nouveauté. Les priorités politiques sont les mêmes depuis les années 2000 : contrôle des frontières, coopération avec les pays tiers, renforcement des retours… Les propositions relèvent davantage de “l’habillage” ou du “repackaging”, pour reprendre les termes utilisés respectivement par François Gemenne, directeur de l’Observatoire Hugo et spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement et de migration, et Virginie Giraudon, directrice de recherche au CNRS et spécialiste des politiques migratoires.

La Commission européenne met l’accent sur sa proposition d’introduire “pour la première fois” une procédure de filtrage préalable à l’entrée dans l’Union européenne. Celle-ci inclut l’identification de toutes les personnes qui franchissent sans autorisation les frontières extérieures de l’UE ou ont été débarquées après une opération de sauvetage. Elle est présentée comme l’un des instruments qui succéderait au règlement Dublin III, en vertu duquel l’Etat responsable de la demande d’asile est le premier dans lequel la personne est entrée dans l’UE. Or, plusieurs chercheurs ont déjà démontré que ce filtrage correspond largement aux obligations actuelles des autorités aux frontières. La seule “nouveauté” est l’application d’un examen de santé préalable à l’entrée : simple continuité de mesures déjà introduites en réponse à la pandémie de la Covid-19.

L’autre proposition de règlement clé visant à renouveler l’approche en matière de gestion de la migration et de l’asile reflète aussi le statu quo actuel. Les critères permettant de déterminer quel est l’État membre responsable du traitement d’une demande d’asile sont maintenus. Tout ceci contribue cependant à renforcer la narration autour du renforcement des contrôles aux frontières.

Enfin, une autre non-nouveauté est le déploiement de l’approche “hotspots” actuellement mise en œuvre en Grèce et, dans une moindre mesure, en Italie. Le déploiement du mécanisme de solidarité proposé par la Commission européenne (voir ci-dessous) implique que les personnes soient hébergées quelque part : il est donc question “d’installations” (“facilities”), sans qu’aucun terme précis ne soit posé.

Ces propositions de règlements doivent désormais être examinées par le Parlement européen et le Conseil de l’UE. Une fois adoptées, elles seront directement applicables dans l’ordre juridique des Etats membres.

On décrypte ensemble.

Ø  Le pacte inciterait les individus à la migration vers l’Europe 

Comment ? 

1.     En brouillant la distinction entre les “véritables réfugiés” et “migrants économiques ».  

C’est faux.

L’objectif des mesures du pacte n’est pas de brouiller la distinction entre les catégories de personnes en situation de migration, mais à l’inverse de renforcer le tri entre elles. Le processus de sélection s’effectuerait aux frontières européennes et en grande partie  sur la base du pays d’origine ou du pays de transit. Au regard de ces critères, les personnes seraient orientées vers une procédure d’asile – normale ou accélérée – de retour ou de relocalisation.

Rappelons que la distinction faite entre les « véritables réfugiés » qui relèveraient des migrations légales et les « migrants économiques » associés aux migrations illégales n’est pas pertinente. Prenons l’exemple d’une personne qui migre pour des motifs professionnels. Cette personne dispose d’un visa pour ce faire. A l’inverse, une personne qui quitte son pays pour fuir des persécutions le fait généralement sans un tel document. Ce n’est donc pas la légalité de la migration qui est soulevée ici, mais bien la « légitimité » de celle-ci.

2.     En élargissant le champ du « regroupement familial », de sorte qu’admettre un migrant signifiera admettre toute sa famille

C’est partiellement faux.

Tout d’abord, il est important de rappeler qu’une personne en situation irrégulière ou en demande d’asile ne peut pas faire une demande de réunification familiale. Pour pouvoir faire une demande de regroupement familial, la personne doit être installée régulièrement en France depuis au moins 18 mois et disposer d’une carte de séjour d’au moins un an, d’une carte de résident de 10 ans (c’est le cas des personnes réfugiées) ou d’une carte résident de longue durée-UE de 10 ans également. 

Ici, la notion de “regroupement familial” est utilisée de manière abusive : la Commission européenne propose [1], pour l’application de la procédure de détermination de l’Etat membre responsable du traitement d’une demande d’asile, d’élargir la définition des « membres de la famille » aux frères et sœurs et aux relations familiales (époux.ses ou conjoints.tes ; enfants) nouées dans les pays de transit. Outre l’abus de langage s’agissant du “regroupement familial”, l’expression “toute sa famille” est une exagération : les parents (sauf dans le cas des mineurs), les oncles et tantes, cousins, de la personne n’étant par exemple pas inclus. La nouveauté réside dans l’inclusion des relations familiales “nouées dans les pays de transit” : souvent, les personnes étant en exil pendant plusieurs années, rencontrent leurs conjoints après le départ du pays d’origine.

De plus, cette proposition vise essentiellement à « réduire le risque de mouvements secondaires non autorisés »[2]. Un objectif davantage sécuritaire et de contrôle qu’humanitaire.

Ø  Le pacte faciliterait le transfert massif des populations vers l’Europe lors du parcours migratoire 

Comment ? 

1.     En opérant un appui logistique à de tels transferts 

C’est partiellement faux.

Un appui opérationnel pourrait être apporté par les États membres pour contribuer 1) à la relocalisation, c’est-à-dire au transfert d’un demandeur d’asile depuis un État membre de premier accueil vers un autre État membre en vue d’une installation plus pérenne, ou 2) au « parrainage en matière de retour », mais en aucun cas pour faciliter le “transfert massif des populations entre les continents”.

2.     En décriminalisant les ONGs et en instaurant l’admission obligatoire sur le sol européen des migrants recueillis en mer

C’est faux

Ces propos sont diffamatoires et non fondés. En effet, la Commission rappelle par ces textes qu’ « il est nécessaire d’éviter la criminalisation de celles et ceux qui fournissent une aide humanitaire aux personnes en détresse en mer, tout en veillant à ce que des sanctions pénales appropriées soient mises en place à l’encontre des passeurs ».[3]

Il s’agit donc de distinguer « les activités menées aux fins de l’aide humanitaire sous la forme d’opérations de recherche et de sauvetage, d’une part, et les activités d’aide à l’entrée ou au transit irréguliers, d’autre part ». [4]

Depuis 2017, les organisations de la société civile conduisant des activités de recherche et de sauvetage en mer Méditerranée font l’objet d’une pression politique forte : elles ont été amenées à signer un code de conduite en 2017 leur interdisant notamment de conduire des opérations de recherche et de sauvetage dans les eaux territoriales libyennes.[5] Elles ont aussi été poursuivies en justice par les Etats membres pour « facilitation de l’immigration irrégulière » ou encore pour « trafic de migrants ». Cependant, elles ont toujours été acquittées par les tribunaux ne jugeant pas leurs activités illégales.[6] 

De plus, l’admission obligatoire sur le sol européen des migrants recueillis en mer par les différentes organisations n’est pas une réalité. Une telle « admission obligatoire » n’est nulle part mentionnée dans le pacte. Les personnes sauvées en mer et débarquées sur le territoire européen, au titre du respect des obligations internationales et européennes des États membres, sont concernées par les procédures de tri à l’entrée, ainsi que par les procédures aux frontières prévues dans le pacte. L’issue de ces procédures peut être l’accueil sur le territoire de l’État membre où la personne a été débarquée, la relocalisation vers un autre État membre ou le retour vers le pays d’origine.

Ø  Le pacte réduirait la possibilité d’expulsion et de retour dans le pays d’origine

Comment ? 

1.     En réduisant la durée des possibilités légales d’expulsion 

C’est faux.

Le propos de la pétition est « hors sujet ». Les délais et procédures en matière de retour sont régis par la directive retour de 2008 (en cours de révision à la suite d’ une proposition de révision de la Commission en 2018), mais non par le pacte lui-même.

En revanche, ce que pourraient régir les propositions du pacte, ce sont  1) la procédure de retour à la frontière suite au rejet d’une demande d’asile à la frontière, et 2) la procédure de retour dans le cadre du « parrainage en matière de retour ».

Dans le premier cas, il faut rappeler qu’actuellement le droit européen ne rend pas obligatoire les procédures d’asile à la frontière et donc les procédures de retour aux frontières. Le pacte propose que la durée de la procédure de retour à la frontière soit limitée à 12 semaines (3 mois). Le délai commence à courir lorsque la juridiction saisie constate que la personne concernée a fait l’objet d’une décision de retour et qu’elle n’est plus autorisée à rester dans l’UE, c’est-à-dire lorsqu’une juridiction a rejeté la demande du demandeur de se voir reconnaître le droit de rester. Ce délai de 12 semaines s’ajoute donc à celui fixé pour la procédure d’asile à la frontière qui est aussi de 12 semaines. Par comparaison, actuellement en France, le maintien en zone d’attente, où une procédure d’asile à la frontière peut, dans certains cas, être conduite, est de maximum 26 jours.

S’agissant de la procédure de retour dans le cadre du « parrainage » elle doit, d’après le pacte, avoir lieu dans un délai de 8 mois dans l’Etat membre où se présente la personne. Ce délai est ramené à 4 mois dans les cas où l’État membre d’arrivée est jugé en crise. Si dans ce délai (8 mois en situation normale et 4 mois en situation de crise), le retour n’a pas lieu, la personne est transférée sur le territoire de l’Etat membre « parrain » pour que soit poursuivie la procédure de retour selon les conditions prévues par la directive de 2008 déjà mentionnée. 

2.     En octroyant  une régularisation automatique au bénéfice des migrants illégaux dès le dépassement des délais légaux d’expulsion

C’est faux.

Les propositions de la Commission européenne ne concernent aucunement la régularisation des personnes en situation irrégulière.

Ce à quoi il semble être fait référence ici concerne la modalité de mise en œuvre du « parrainage en matière de retour » proposée par la Commission européenne comme l’une des modalités de coopération et de « solidarité » entre les Etats membres.

Or, comme mentionné précédemment, si le retour n’a pas été mené dans le délai de 8 mois prévu, ou 4 mois en cas de situation de crise, l’objectif reste de poursuivre et mener à terme la procédure de retour.[7]

3.     En interdisant aux nations européennes de faire pression sur les pays d’origine pour la réadmission de leurs citoyens

C’est faux.

Cet argument est faux, c’est même le contraire. En effet, l’une des priorités du pacte est la coopération avec les pays tiers, dont l’objectif est de favoriser les retours et les réadmissions. C’est par ailleurs ce qu’a indiqué Ylva Johansson, commissaire aux Affaires intérieures : « [Cet ensemble de propositions] s’accompagne d’un renforcement de la coopération avec les pays tiers aux fins de retours rapides ».[8] 

Références

[1] Voir la proposition de règlement sur la gestion des migrations et de l’asile, Chapitre II « Critères pour déterminer l’Etat membre responsable », 23 septembre 2020.

[2] Voir la Recommandation de la Commission relative à la coopération entre les États membres en ce qui concerne les opérations effectuées par des bateaux détenus ou exploités par des entités privées aux fins d’activités de recherche et de sauvetage, 23 septembre 2020.

[3] Voir les Orientations de la Commission sur la mise en œuvre des règles de l’UE relatives à la définition et à la prévention de l’aide à l’entrée, au transit et au séjour irréguliers, 23 septembre 2020.

[4] Isabella Lloyd-Damnjanovic, Migration Policy Institute, Criminalization of Search-and-Rescue Operations in the Mediterranean Has Been Accompanied by Rising Migrant Death Rate Been Accompanied by Rising Migrant Death RateBeen Accompanied by Rising Migrant Death Rate, 9 octobre 2020.

[5] Cusumano, E., Villa, M. From “Angels” to “Vice Smugglers”: the Criminalization of Sea Rescue NGOs in Italy. Eur J Crim Policy Res (2020). https://doi.org/10.1007/s10610-020-09464-1

[6] Voir la proposition de règlement sur la gestion des migrations et de l’asile, page 2 et article 55 page 85-86, 23 septembre 2020.

[7] Voir la convention internationale pour la sauvegarde de la vie humaine en mer («convention SOLAS», 1974), la convention des Nations unies sur le droit de la mer («CNUDM», 1979), la convention internationale sur la recherche et le sauvetage maritimes («convention SAR», 1979).

[8] Commission européenne, Communiqué de presse, « Une nouvelle approche en matière de migration : instaurer un climat de confiance et un nouvel équilibre entre responsabilité et solidarité », 23 septembre 2020.

Texte: Virginie Giraudon et Barbara Joannon pour Désinfox-Migrations, en collaboration avec Maïa Courtois & Elie M pour Guiti News  | Illustration: @auby_bd |