Guiti News

« On est tous le privilégié de quelqu’un »: Brenda Le Bigot, géographe, invite à repenser les migrations des Nords vers les Suds

« Les migrations privilégiées concernent les groupes qui ont des facilités en termes de statut, de nationalité, de capital économique, culturel et social pour investir une mobilité internationale ». Afin d’aborder l’imaginaire migratoire sous un autre prisme, nous avons rencontré Brenda Le Bigot, maîtresse de conférences en géographie à l’université de Poitiers au laboratoire Migrinter (spécialisé dans l’étude des migrations internationales). C’est à l’occasion de l’écriture de sa thèse qu’elle se penche sur un nouveau champ d’étude, celui des migrations dites privilégiées, pour nous inviter à renverser l’étude des mobilités des Nords vers les Suds. Rencontre.

Texte : Alexandre Châtel et Sofia Belkacem/ Photos : Brenda Le Bigot-DR


A l’origine de son travail de recherche, Brenda Le Bigot oscillait entre deux champs d’études, ceux relatifs à la migration d’une part, et ceux en lien avec le tourisme d’autre part. Et de confier : « les deux groupes sur lesquels je travaillais, c’est-à-dire les backpackers (les routards qui voyagent de manière autonome et à peu de frais) et les hivernants (les retraités qui vont au soleil durant l’hiver) sont souvent abordés en études de tourisme. Ce sont des catégories difficiles à faire rentrer dans des cases classiques », se souvient celle qui a soutenu sa thèse en 2017.

Son arrivée au sein du laboratoire Migrinter va être déterminante. C’est là qu’elle décide de se pencher plutôt sur la notion de « migration privilégiée ». Le but ? « Observer ces mobilités de personnes issues des pays riches avec les lunettes d’une géographe qui étudie les migrations », explique Brenda Le Bigot.

Des phénomènes politiques

Selon la chercheuse, il existe de nombreux concepts du champ d’études migratoires qui sont applicables, à l’inverse, à la notion de « migration privilégiée ». « Donc avec tous les enjeux de mode de vie mobile, de projet migratoire. Etre retraité et prévoir de vivre au Maroc, c’est un projet migratoire. Tout comme un marocain qui prévoit de vivre en Europe. Il y a du rêve, de l’imaginaire migratoire, de l’exotisme autour de l’ailleurs, qui est aussi lié à notre passé « colonial« ».

Et de poursuivre : « Le transnationalisme en fait aussi partie. Ce concept pour penser l’entre-deux entre différents pays a beaucoup été utilisé pour penser les migrations classiques. Un retraité qui passe la moitié de son année en France et l’autre moitié au Maroc, il a une vie transnationale. La frontière est très perméable. Un backpacker qui passe deux ans à sillonner une région du monde s’inscrit aussi dans cette dynamique ».

Pour étudier ces dynamiques, il faut, selon la chercheuse, les définir comme des phénomènes politiques. « On est obligés de regarder l’aspect privilégié, le contrepoint. Pour certains, la frontière les bloque. Pour d’autres, elle est franchie beaucoup plus facilement. On ne peut pas comprendre les inégalités en regardant seulement ceux qui les subissent. Il faut regarder aussi ceux qui en tirent une forme de privilège ».

Allée du camping Atlantica parc, au nord d’Agadir (Imi Ouaddar),, où séjournent habituellement de nombreux hivernants d’octobre à avril.

Une approche relationnelle du pouvoir

Cette notion de privilège souffre d’une mauvaise réception en France, insiste Brenda Le Bigot. « Le terme de privilège est assez présent dans l’histoire française. On parle d’abolition des privilèges ou du débat aujourd’hui autour du ‘privilège blanc’. Il y a une réception conflictuelle, le terme n’est pas très accepté. Moi, je le trouve intéressant parce qu’il est relationnel : pour moi on est tous le privilégié de quelqu’un », explique Brenda Le Bigot. La chercheuse fait référence à la définition du privilège proposée par le magazine et l’association Lallab qui visent à faire entendre la voix des femmes musulmanes et proposent des conseils pour être un.e bon.ne allié.e.

Et d’étayer : « Personne n’est un privilégié en soi. Un étudiant qui part à l’étranger n’est pas privilégié en lui-même. Mais, la différence apparaît lorsque l’on compare un étudiant suédois qui part en Italie avec un étudiant sénégalais qui va en France. Les motifs sont les mêmes, mais en relation, l’un dispose de plus de facilités et de ressources ».

Cette notion relationnelle est indispensable : elle permet de replacer dans la structure globale des migrations les relations de pouvoir des uns par rapport aux autres.

Etre « backpacker » : un rite de passage

Alors, quid des « backpackers » ? Pour la chercheuse, leur profil a évolué. « Il y a une grande diversité d’âge, mais avec très souvent un moment de transition ; soit avant, soit après les études ou, ce qui était moins courant auparavant, pendant la vie active. Avant un backpacker, c’était un routard qui partait voyager avant de se construire un cadre stable. C’était un rite de passage. Aujourd’hui, on est sur des trajectoires beaucoup moins linéaires. De plus en plus d’individus, après quelques années de travail décident d’économiser, de s’arrêter et de partir », assure-t-elle.

En 2014 et 2015, dans le cadre de ses terrains de thèse, la chercheuse s’est déplacée en Thaïlande, à Bangkok et Koh Phangan. Là, elle a pu interroger de nombreux « backpackers » à travers des questionnaires d’enquête réalisés dans leurs lieux d’hébergement. « Sur 141 personnes interrogées, 73 étaient en emploi avant le départ », a-t-elle répertorié. Soit un petit peu plus de 50% d’entre eux. Dans l’imaginaire collectif pourtant, ils restent essentiellement ces jeunes qui partent à l’aventure.

La chercheuse a ainsi observé qu’ils avaient 27 ans en moyenne, et que pour partir, ils avaient soit quitté leur travail, soit pris une année sabbatique. « Jusque dans les années 1990, on imaginait encore des jeunes qui partaient avec peu de moyens. On valorisait la prise de risque, la responsabilisation comme un passage à l’âge adulte », analyse-t-elle.

Café du camping Atlantica parc, où séjournent habituellement des hivernants européens pour la saison d’hiver.

Du « backpacking » au « flashpacking »

« Le backpacking a évolué, c’est devenu une niche touristique relativement développée. Des réseaux d’auberges et d’activités se constituent, ce qui facilite le voyage. Aujourd’hui, les chercheuses et les chercheurs parlent davantage de « flashpacking » : des personnes plus âgées, plus riches et qui souhaitent voyager loin et modestement, tout en se permettant parfois des restaurants ou des activités touristiques très couteuses ».

Pour elle, cette évolution ambivalente du « backpacking » tient à la démocratisation du voyage et aux dispositifs de mobilités adressés à la jeunesse, comme Erasmus, ou encore les visas vacances-travail proposés par certains pays, afin d’accueillir des jeunes de l’étranger pendant un ou deux ans. « Ça fait partie d’un passage obligatoire pour les classes favorisées », insiste Brenda Le Bigot.

La retraite rêvée au Maroc

Et de nuancer : nombre d’hivernants qui partent en en camping-car, et en particulier au Maroc, viennent de milieux populaires.

En effet, les personnes interrogées par la chercheuse ont beaucoup moins pratiqué de mobilités dans leur vie et sont originaires de classes sociales très variées.

« Pour une majorité d’entre eux issus de classes ouvrières, ils n’étaient encore jamais sortis d’Europe. Et le Maroc est devenu un phénomène. Partir au Maroc en camping-car ou en achetant une maison, c’est vu par beaucoup de gens comme la retraite rêvée », conclut-elle.

« Fuir les sociétés occidentales, stressantes et polluées »

Afin d’appréhender les nouvelles formes de mobilités Nords-Suds, Brenda Le Bigot introduit la notion de ‘lifestyle migrations’. « C’est un champ d’études qui a émergé en 2009 autour de l’ouvrage de deux sociologues britanniques, Karen O’Reilly et Michaela Benson. Elles ont conceptualisé un champ d’études de gens qui migrent pour améliorer leur mode de vie en s’appuyant sur des aménités ; le climat le coût de la vie, la culture, etc. Dans ce champ d’études on s’intéresse aux migrants issus des pays riches », explique-t-elle.

Une conception des mobilités qui permet de renverser la dynamique exclusivement Sud-Nord qui entoure l’imaginaire migratoire.

« Au début, je trouvais la définition trop large : un migrant du Sud recherche aussi un mode de vie meilleur. Mais, il y a dans ces travaux l’idée d’une volonté de fuir les sociétés occidentales, stressantes et polluées. Ces personnes vont chercher dans d’autres pays, notamment parmi les Suds, des rapports de proximité, des modes de vie plus villageois. C’est un champ d’études qui concerne différents continents, par exemple les États-uniens au Mexique, mais également des migrations Nords-Nords, comme les anglais dans les campagnes françaises », appuie la chercheuse.

Un « camping sauvage », terme employé par les camping-caristes, sur le site du chantier de Taghazout bay, un grand projet touristique et immobilier. Photo réalisée en 2015, peu de temps avant que la tolérance envers cette présence ne s’arrête et que le site soit évacué.

Chez-soi et entre-soi : la réactivation des inégalités locales

Souvent, les hivernants choisissent le Maroc pour le faible coût de la vie, pour le climat, mais aussi et surtout parce qu’on y parle français. C’est l’un des pays les plus développés de la région, et le visa, souvent de trois mois, y est facile à obtenir. Il peut par ailleurs se renouveler presque automatiquement.

Si d’un côté les migrations Nord-Sud peuvent apporter un dynamisme économique, Brenda Le Bigot met l’accent sur la réactivation de clivages locaux qu’elles engendrent. « Les inégalités locales peuvent être renforcées. Localement, ça crée une division entre ceux qui vont investir dans l’économie touristique et qui vont y gagner et les autres ».

Pour la chercheuse, il existe un entre-soi fort parmi les hivernants qui partent au Maroc. « Spatialement, ce sont des séparations entre les différents groupes qui peuvent se créer. Les campings occupés par des européens forment des petites enclaves. Des enclaves protégées du reste du Maroc et qui limitent les rencontres entre les deux groupes. Ce qui est regrettable. Au Maroc, ce qui s’est aussi développé ce sont des villages fermés pour accueillir précisément des retraités européens. Des villages fermés parfois aussi investis par des marocains de classes supérieures ».

D’après Brenda Le Bigot, cet entre-soi peut être source de conflit, car il crée en même temps une concurrence sur l’espace. « Arriver dans un pays avec un privilège économique, cela permet d’acquérir de l’immobilier facilement par exemple. Les relations de pouvoir à l’échelle locale peuvent se renforcer » décrit-elle.

De la gentrification

Une nouvelle forme gentrification en somme. « Ce terme qui désigne l’exclusion des classes populaires dans les métropoles peut se transposer à certains quartiers de Médina au Maroc. Que ce soit par des établissements touristiques ou des achats de biens privés, les prix montent et refaçonnent l’image de l’exotisme. Cette idée de patrimonialisation, de préservation, peut se lire aussi comme un point de vue que porte l’Occident sur la culture locale. Ça arrive ainsi dans certains centres-villes au Mexique ou au Maroc ».

Aussi, ces migrants du Nord disposent d’un privilège relatif, celui de se créer un ‘chez-soi’. « En effet, ces derniers arrivent à se créer un chez soi dans un ailleurs. Que ce soit pour un français au Maroc ou un « backpacker », ils parviennent rapidement à s’approprier un espace et à créer un lieu de vie. Et, du fait de leur privilège relatif à l’échelle mondiale. C’est la grande différence avec des migrants qui arrivent dans des pays du Nord. Même en ayant réussi à obtenir un statut de réfugié par exemple, se faire un chez-soi est extrêmement difficile. Avec en premier lieu, trouver un logement ou un travail », alerte-t-elle.

Un renversement des inégalités Nord-Sud ?

La recherche de Brenda Le Bigot permet d’éclairer sous un jour nouveau les inégalités à l’échelle mondiale. « Quand on parle des inégalités, on a tendance à parler uniquement des gens qui subissent des discriminations, des violences. C’est important de dire aussi que ces inégalités existent parce que dans d’autres parties du monde, il existe un ensemble de ressources et de privilèges qui sont appropriés plus facilement. La mobilité en est un », reprend-elle.

Et de continuer : « Ça nous apporte un renversement du regard et une déconstruction de l’usage classique de certains concepts. Un français qui vit à l’étranger n’est jamais appelé un ‘migrant’ et souvent appelé un ‘expatrié’ abusivement. Expatrié, c’est un statut spécifique dont beaucoup ne disposent pas en réalité », explique-t-elle.

En effet, le statut d’expatrié accorde de nombreux avantages : un logement, une prime d’expatriation, une exonération d’impôts ou encore la prise en charge de la scolarité des enfants. Des avantages dont beaucoup de français vivant à l’étranger ne disposent pas.

« Ils sont dans une mobilité individuelle de leur propre initiative et on pourrait tout à fait parler de migrants. Mais la connotation langagière dit beaucoup de choses sur les rapports de pouvoir à l’échelle mondiale ». Les migrations privilégiées permettent également de montrer le différentiel d’existence d’une frontière.

« Selon qui la passe, elle va avoir un rôle. A Tanger, les douaniers voient très bien la différence entre des hivernants en camping-car qui descendent vers le Maroc et les migrants marocains ». Une même frontière a bien des significations et relève de pratiques différentes.

Et de terminer : « Ce qui est important dans l’approche Nord-Sud, c’est de ne pas considérer ces catégories du monde comme fixes et homogènes. Il existe des Nords et des Suds, qu’il faut considérer à différentes échelles : à l’intérieur même d’un pays, il existe un Nord et un Sud, pour le dire autrement, des dominants et des dominés », termine Brenda Le Bigot.