Guiti News

Liberté de la presse en Haïti et au Liban : regards croisés

Un article d’Anderson D. Michel et d’Ibrahim Cheaib / Photo à la une : le photojournaliste Edris Fortuné, devant le portrait de Vladimir Legagneur, reporter disparu en 2018 © William Stephen Phelps.


« Ma carte de presse ne m’a pas sauvé du tabassage policier ». Photojournaliste haïtien, Edris Fortuné affirme être régulièrement victime d’attaques et d’intimidations de la part des forces de l’ordre de son pays.

Journaliste indépendant depuis 2004, il se montre très pessimiste sur le libre exercice de son métier sur l’île. Il condamne, auprès de Guiti News, « l’insouciance et l’impunité » affichées des politiques et du système judiciaire, qui « n’assument pas les attaques et les assassinats perpétrés à l’encontre de journalistes ces 30 dernières années ».

Makendy Zicout, lui, est présentateur radio. Il affirme également être régulièrement victime d’intimidations et de menaces de mort émanant d’un ancien responsable de police municipale à Petit Goâve, une ville située à une heure de la capitale Port-au-Prince. Il en a notamment fait état sur ses réseaux sociaux, le 5 février dernier. (Voir le post ci-dessous), s’assurant du soutien d’autres confrères comme Dieudonné Délice.

« Je condamne avec rigueur les menaces de mort faites à l’encontre de notre confrère Zicout Mackendy, a déclaré Dieudonné Délice, L’on sait, l’on en a la preuve que l’ex-chef de police est l’auteur de menaces de mort sur d’autres citoyens haïtiens ».

« Si la justice peut convoquer les journalistes pour diffamation, elle se doit également de les protéger lorsqu’ils sont victimes d’agression alors qu’ils cherchent seulement à diffuser les faits tels qu’ils sont réellement ». Cette phrase aurait pu être prononcée par Fortuné ou Zicout, mais c’est à 10 000 kilomètres vers l’est, au Liban, qu’un autre journaliste, Ghassan Rifi, se plaint de violences au micro de Reporters sans frontières. Il était, le 8 janvier dernier, devant le Palais de justice de Tripoli (historiquement la deuxième ville du pays ndlr), où un sit-in avait été organisé suite à l’agression du correspondant de la chaîne libanaise LBC, Yahya Habchiti.

Tirant son nom d’un journaliste assassiné au Liban en 2005, la fondation Samir Kassir, qui a pour vocation de « diffuser la culture démocratique », a enregistré au cours du mois de mars 2020, des dizaines de violations perpétrées contre des journalistes et des militants. Parmi lesquelles : des hommes armés non identifiés tirant sur le bureau du correspondant de North Delta Radio, Shoaib Zakaria à Akkar, ou l’assaut contre l’équipe de la chaîne LBCI, lors du tournage à bord d’un avion venant de Riyad à Beyrouth.

Une liberté de la presse compromise

Le 17 avril dernier, Reporters sans frontières publiait son classement annuel de la liberté de la presse dans le monde. Pour Haïti comme pour le Liban, le constat est accablant. Port-au-Prince recule de quatre places pour se retrouver 87ème sur 180, quand Beyrouth en perd cinq devenant 107ème.

En Haïti, la précarisation des journalistes et la censure au sein de certains médias privés expliquent ce rang. Le projet de loi sur la diffamation voté au Sénat en 2017, visant à sanctionner le travail des journalistes, est symptomatique de cette atteinte à la liberté d’informer.

Des restrictions qui se couplent de violences physiques à l’encontre de la corporation. A l’image de l’assassinat du journaliste Néhémie Joseph en 2019, qui avait pourtant alerté l’opinion publique des menaces reçues sur ses réseaux sociaux.

Quant au Liban, il était considéré comme l’un des pays les plus attachés aux libertés fondamentales dans le monde arabe. Cette 107ème place tend à montrer sa transition vers un État autoritaire. Dans son rapport, l’ONG rappelle que les tribunaux ont poursuivi des radios pour avoir laissé leurs invités critiquer les autorités. Même destin pour certains journaux qui ont enquêté sur la corruption.

L’assassinat de Lokman Slim au premier trimestre 2021 explique également ce recul. L’éditeur et commentateur politique de 58 ans a été retrouvé mort dans sa voiture, le 4 février dernier, dans le sud du Liban. Il était reconnu pour son expertise du chiisme et pour ses critiques envers le Hezbollah.

Avec le mouvement populaire du 17 octobre 2019, entendant secouer une élite politique accusée de corruption et d’incompétence, le pays a connu une série de manifestations et de mobilisations. « Si la révolution d’octobre a levé le tabou de la critique des figures intouchables, les attaques contre les médias se sont intensifiées au cours des manifestations », insiste le rapport, qui fustige la banalisation de ces violences.

Le prix de la corruption

A Beyrouth toujours, les correspondants exerçant pour des médias réputés proches des autorités ont, quant à eux, été victimes de violences de la part de manifestants. Ces derniers ont mis en doute leur crédibilité et leur probité, critiquant notamment une peinture biaisée des évènements d’octobre 2019.

Pour les blogueurs et journalistes en ligne, même combat pour se faire entendre. Leurs publications sur les réseaux sociaux peuvent, à elles seules, justifier une convocation de la part du Bureau de la cybercriminalité. C’est ce qui est arrivé à l’activiste Youssef Asi pour un simple post Facebook en mars 2020, déplore la Fondation Samir Kassir.

Une étude publiée par l’Université américaine de Beyrouth sur l’éthique des médias montre que l’idée répandue arguant que les journaux libanais sont parmi les plus libres de la région arabe n’est pas vrai. Selon l’étude, la liberté des médias y est limitée, à l’image d’autres pays voisins. Seule différence ? Les restrictions imposées aux journaux libanais proviennent soit de chefs de partis et de lobbys, soit d’hommes d’affaires. Au Liban, l’autorité de l’État sur les médias reste relativement absente, tant il n’existe pas de gouvernement «réel», martèle l’étude.

Une ingérence pointée du doigt par l’ONG anti-corruption « Transparency International » dans son rapport 2019. Beyrouth y figurait au 137e rang (sur 180 pays), soit une position relativement stable pour un pays qui ne parvient pas à endiguer ce phénomène. Le cas de Tahseen Khayat a particulièrement marqué l’opinion. Homme d’affaires, propriétaire de la chaîne de télévision Al Jadeed, il a été incriminé dans le scandale mondial des Panama papers (une centaine de médias avait révélé l’existence d’avoirs secrets de chefs d’Etat et de milliardaires dans les paradis fiscaux en 2016 ndlr).

Du côté de Port-au-Prince, la corruption se fait systémique. Avec l’arrivée au pouvoir de Michel Joseph Martelly le 14 mai 2011, Haïti voit son paysage politique et médiatique se dégrader : normalisation de la corruption (notamment au sein des médias), du banditisme et affaiblissement du système judiciaire.

Une généralisation de la corruption au sein de la presse, qui s’inscrit en réalité dans un temps plus long, analyse Clarens Renois, journaliste reconnu en Haïti. Lors d’une conférence en 2018 organisée par la chaîne Radio Télé Caraïbes, le reporter jouissant de plus de 25 ans de carrière, la liait aux conséquences de la nouvelle Constitution de 1987. Celle-ci devait garantir la liberté d’expression et le libre exercice du journalisme. Elle a permis l’émergence de nombreux nouveaux médias. Toutefois, elle s’est soldée par une tentative de récupération politique.

Ces dernières années, plusieurs scandales en ce sens ont éclaté. A l’image de celui dénoncé par Emmanuel Jean-François. Journaliste radio dans cette même Radio Caraïbes, il a accusé plusieurs de ses collègues d’avoir empoché, en décembre 2018, un million de gourdes (soit environ 9 800 euros), de la part de Magalie Habitant, l’ex-directrice du SMCRS, un organisme public qui assure la collecte des déchets. Selon Emmanuel Jean-François, cette somme était initialement destinée à des travaux d’assainissement. Un scandale, qui a causé la suspension temporaire de l’émission Matin Caraïbes, mais qui n’a pas connu de suites judiciaires.

L’autre piste avancée pour analyser la normalisation de la corruption est d’ordre économique. Le maigre salaire perçu par les journalistes aurait comme incidence une marchandisation de l’information, argue la photoreporter Édine Célestin, dans un entretien publié par Sophonie Ylas Deravine.

Une si maigre rétribution

En Haïti, le journalisme reste l’un des métiers les plus mal rémunérés. Certains peinent même à répondre à leurs besoins alimentaires. Seuls les médias publics affichent une grille salariale claire. Ainsi, un directeur de « salle des nouvelles » (rédacteur en chef ndlr) peut monter jusqu’à 60 000 gourdes par mois (640 euros), quand un journaliste expérimenté peut prétendre à 50 000 mille gourdes par mois (530 euros).

Côté médias privés, les salaires sont encore plus maigres, poursuit Édine Célestin, avançant que des reporters gagnent 7000 gourdes (74 euros) par mois. La précarité se fait d’autant plus grande chez les journalistes pigistes, et notamment les photo-journalistes. A titre d’illustration, un pigiste dans un journal gagne environ 1000 gourdes (9.34 euros) par article. Soit à raison d’une production de deux ou trois articles hebdomadaires, environ 12 000 gourdes (112 euros) mensuels.

A Port-au-Prince, dans un contexte d’inflation, le salaire minimum légal reste frugal : 15 000 gourdes (160 euros) par mois.

« Il y a des patrons de médias qui ne paient pas les journalistes, mais préfèrent leur donner une carte de presse en leur disant de se débrouiller pour obtenir de l’argent », conclut Clarens Renois.

Au Liban également, le journalisme reste une profession précaire. A titre d’exemple, un employé gagne en moyenne le double (500 euros environ) d’un journaliste. Le salaire d’un reporter en 2021, se déploie ainsi entre 94 et 308 euros par mois. Quand, avant la crise économique, il oscillait plutôt entre 600 et 2000 euros par mois.

… dans un paysage médiatique bouleversé

Les médias libannais et haïtiens luttent aujourd’hui pour survivre. Au Liban, le paysage médiatique est de moins en moins diversifié. Nombre de titres de presse disparaissent, d’autres ne payent plus ou très peu leurs employés. Les journalistes font face à la plus grande crise économique que le pays ait connu depuis des décennies.

Les journaux les plus célèbres comme Al-Safir ou Al-Nahar ont respectivement dû mettre la clé sous la porte ou sont sur le point de le faire. Quant à la chaîne de télévision audiovisuelle, Al-Mustaqbal, qui appartient à la famille de l’ex-Premier ministre Rafik Hariri, (assassiné en 2005 ndlr), elle a fermé pour des raisons financières, tandis que la chaîne OTV du Free Patriotic Movement (un parti politique libanais) s’efforce d’attirer un public au-delà des fidèles au parti.

La scène médiatique est également divisée entre les chaînes affiliées au Hezbollah Al-Manar et aux opposants. D’où une couverture bien souvent biaisée, sectaire et partisane, tandis que seule la chaîne officielle, connue sous le nom de Lebanon TV, n’appartient à aucun parti politique. Une chaîne qui, pourtant, n’a pas fait état des récents bouleversements politiques au Liban.

En Haïti, selon les données publiées par le Conseil National des Télécommunications (CONATEL) en septembre 2019, 398 stations de radiodiffusion sonore sur la bande FM sont à dénombrer. Parmi lesquelles, une soixantaine de stations de radios communautaires.

A l’image du Liban, cette offre pléthorique n’est pourtant pas synonyme d’une pluralité d’opinions et d’une libre expression. Et des logiques de dépendance, d’ingérence et de manque d’objectivité restent à déplorer. Des journaux émergents tentent bien de lutter pour porter une indépendance de ton, mais peinent à survivre financièrement.

En Haïti comme au Liban, les journalistes souffrent ainsi d’un manque de moyens. C’est pourquoi, des « mesures de protection doivent être étudiées et mises en place au plus vite », alertait encore récemment le bureau Moyen-Orient de Reporters sans frontières.