« Tout dire, tout écrire ». Quelques mois à peine après que le tribunal judiciaire de Paris a ordonné à la plateforme Twitter de révéler les moyens de sa modération en ligne, jugée bien trop désinvolte et opaque par une myriade d’associations françaises, le PDG de Tesla Motors et fondateur de SpaceX, Elon Musk, rachète le réseau social pour la bagatelle de 44 milliards de dollars (41,8 milliards d’euros), soit le PIB d’un pays comme le Cameroun sur un an note Numerama. Pour le magnat des voitures électriques et de la conquête de l’espace, ce rachat serait motivé par une intention de liberté d’expression totale, pointant a contrario une modération qu’il estime trop stricte du célèbre réseau social (en ayant par exemple banni l’ex-président américain Donald Trump).
« La liberté d’expression est le fondement d’une démocratie qui fonctionne, et Twitter est la place publique numérique où sont débattues les questions vitales pour l’avenir de l’Humanité », indique Musk, sans sembler envisager que c’est par la même que les discours de haine voyagent à la vitesse de la fibre d’un coin à l’autre du globe.
Alors, face à la haine en ligne et plus largement face à son expression dans l’espace public, que peuvent, que font les institutions ? Pour notre troisième volet sur les nouveaux visages de l’antisémitisme dans l’Hexagone, nous avons choisi de partir à la rencontre de différentes instances. Le consistoire central de France, présidé par Maître Elie Korchia, est l’une d’elles.
L’avocat civiliste, de formation pénaliste, connaît bien les mécanismes de l’antisémitisme : il a assisté de longues années durant la famille de Samuel Sandler au cours des procès des tueries de Toulouse et de Montauban (2012), qui se sont tenus en 2017 puis en 2019. Le conseil a également assisté Zarie Sibony et Andréa Chamak, employées de l’Hyper Cacher lors du procès l’an dernier des attentats de janvier 2015.
Alors, quid de la mission du consistoire central ? Créée en 1808 par Napoléon, il vise à administrer le culte sur le territoire. Plus de 200 ans plus tard, il continue à fédérer et à représenter les diverses communautés juives des consistoires de régions (au nombre de seize) et à veiller, de concert avec le grand rabbin de France Haïm Korsia, à la pérennisation du judaïsme hexagonal.
Depuis son arrivée l’an passé, Élie Korchia a ajouté plusieurs commissions thématiques à celles qui existaient déjà au sein de l’institution, notamment une dédiée à la culture et au dialogue interreligieux. Bien que des actions aient déjà été menées par le passé, le nouveau bureau souhaite ainsi organiser de grandes soirées culturelles autour du dialogue interreligieux, afin que les différentes communautés puissent se rencontrer, apprendre à mieux se connaitre, s’écouter et échanger.
Un Consistoire qui entend également s’adresser à un public athée mais « respectueux des valeurs citoyennes et républicaines », rejoignant l’idée développée par l’association Coexister que « l’inter-convictionnel » est plus que jamais de mise dans la France contemporaine.
De l’antisémitisme ordinaire à l’antisémitisme meurtrier
Le président du consistoire distingue deux types d’antisémitisme. Un « ordinaire » d’une part, longtemps porté par l’extrême droite. Un racisme banalisé, avance-t-il qui finit par mener aux meurtres d’Ilan Halimi en 2006, de Sarah Halimi en 2017 ou encore de Mireille Knoll en 2018. Un antisémitisme meurtrier d’autre part, lié à une mouvance terroriste qui a frappé la France, comme l’attentat de l’école Ozar Hatorah (Toulouse) en mars 2012, puis de l’Hyper Cacher en janvier 2015.
Élie Korchia dit ainsi regretter une prise de conscience trop tardive de la part des pouvoirs publics français à la fin des années 1990 et durant les années 2000. « La crainte et l’inquiétude de ces dix dernières années, la communauté juive les ressentent comme tous les français, en raison du terrorisme. Mais, on peut déplorer que la prise de conscience nationale ne se soit pas faite avant les attentats de 2015, et que tout le monde n’ait pas compris dès mars 2012 que ce n’était pas seulement des soldats ou des enfants juifs qui étaient visés, ou encore des journalistes en 2015, mais bel et bien tous les français qui étaient en danger, comme on l’a tragiquement constaté le jour où le Bataclan et des terrasses parisiennes ont été pris pour cibles ».
Le président du consistoire central va plus loin encore, pour analyser la persistance d’une forme de « déni » au sein de l’éducation nationale. Où dès le début des années 2000, des alertes commençaient à se faire entendre au sujet d’un antisémitisme croissant et de la difficulté d’enseigner certains sujets dans les établissements publics – tels que la Shoah.
« A l’époque, d’aucunes n’avaient en effet pas pris en considération certaines vérités qui transparaissaient notamment dans l’ouvrage collectif « Les territoires perdus de la République » (2002). Des enseignants de collège public en banlieue parisienne y expliquaient comment, peu à peu, le sexisme, le racisme et l’antisémitisme avaient dangereusement gagné du terrain. On était alors dans un certain déni de l’antisémitisme, qui se banalisait gravement et d’un antisionisme qui commençait à s’accroitre sur fond d’importation du conflit au Proche-Orient. Se faisant de plus en plus virulent, il a marqué le tournant de ce que certains ont ensuite qualifié de nouvel antisémitisme », croit savoir Maître Korchia.
« C’est en dehors du système que j’ai vraiment pris conscience de mon identité juive »
Eyal, 25 ans, est né dans le 12ème arrondissement de Paris dans une famille mi-traditionaliste, mi-religieuse. Dès l’âge de trois ans, Eyal fréquente une école juive d’où il est exclu à 12 ans, un an avant sa bar-mitsva, évènement charnière dans la vie des jeunes hommes de confession juive.
« Je n’ai jamais été victime d’antisémitisme, mais quitter sa bulle brutalement comme ça, dans laquelle on se sent réconforté et en sécurité pour intégrer une école publique, c’est comme quitter le ventre de sa mère. C’est une jungle. Nous n’étions que deux juifs dans tout le collège, alors on s’est instinctivement rapprochés », nous raconte Eyal. Pourtant, cette expérience reste, à ses yeux, des plus enrichissantes en raison de l’ouverture d’esprit qu’elle lui a apporté, à l’inverse de ses anciens camarades de classe.
« C’est en dehors du système que j’ai vraiment pris conscience de mon identité juive », appuie-t-il. En tant que juif français, le jeune compositeur identifie des problèmes venant de deux sources différentes. Avec d’une part, la « fermeture d’esprit inhérente à un milieu juif communautaire hermétique à tout ce qui n’est pas juif, et d’autre part des personnes qui disent ne pas aimer les juifs ».
Eyal confie ne jamais parler de sa judéité à qui que ce soit, sans pour autant l’avoir analysé, comme une sorte de tabou.
« Je ne pense pas qu’il existe de réponse binaire ou manichéenne à la question de savoir si je me sens plus français ou juif. C’est comme ma main droite et ma main gauche »
« La seule fois où j’ai vécu un incident avec un collègue ? C’était il y a plusieurs mois lors des bombardements en Israël par le Hamas. J’avais alors posté une story sur les réseaux sociaux et il a décidé de couper les ponts avec moi. Mais, j’associe plus cela à de la bêtise et à des divergences politiques qu’à de l’antisémitisme ».
Eyal, pour qui l’identité d’un juif de France est une et indissociable, déplore que les juifs de France connaissent mal leur histoire en tant que juifs, français, et surtout juifs de France. « Je ne pense pas qu’il existe de réponse binaire ou manichéenne à la question de savoir si je me sens plus français ou juif. C’est comme ma main droite et ma main gauche. Je suis droitier, donc je l’utilise plus pour ma vie de tous les jours, c’est mon point de gravité, mais j’ai besoin des deux mains en réalité quand je joue de la musique. Il me faut une maitrise équivalente des deux mains pour avoir un jeu riche, et c’est pareil pour l’identité à mon sens : il faut connecter ses deux identités pour bien vivre ».
Si pour Eyal la question de l’identité française ne se pose pas, c’est malgré tout en Israël qu’il compte s’installer pour y fonder un foyer, pour des raisons de sécurité tout comme de spiritualité dit-il. « C’est sûrement un fantasme, car je sais qu’il est difficile de vivre là-bas, mais après les attentats de 2015, je me rends compte que les choses peuvent vite dégénérer. Qu’un pays m’ouvre ses bras en tant que juif et garantisse ma sécurité, je perçois cela comme mes anticorps. Ce pays, mon pays, saura me protéger », conclut, confiant, le jeune musicien.
De la complexité de légiférer
Fin 2019, Sylvain Maillard, député LREM de la première circonscription de Paris et président du groupe antisémitisme à l’Assemblée nationale, propose – dans le sillage du Parlement européen – une résolution au Palais Bourbon visant à redéfinir l’antisémitisme, en y incluant l’antisionisme.
Une résolution qui ne passe pas. Quelque 127 « universitaires et intellectuels juifs, d’Israël et d’ailleurs », comme ils se sont définis à la veille du vote de cette résolution, s’y opposent farouchement dans une tribune parue dans le Monde le 2 décembre.
Problème majeur pour le collectif ? L’assimilation de l’antisionisme à l’antisémitisme. Or, « pour les nombreux juifs se considérant antisionistes, cet amalgame est profondément injurieux », affirme-t-il.
Mais, dans cette résolution, le collectif voit aussi une ingérence de l’Etat d’Israël dans les affaires françaises. Portant ainsi atteinte à la liberté d’expression.
Le collectif estime, par ailleurs, que la définition de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IRHA) – regroupement d’experts et de gouvernements visant à renforcer et promouvoir l’éducation, le travail de mémoire et la recherche sur l’Holocauste – est « déjà utilisée pour stigmatiser et réduire au silence les critiques de l’Etat d’Israël, notamment les organisations de défense des droits humains (…) ».
Controversée, la résolution dite Maillard a finalement été adoptée le 3 décembre 2019.
Tandis que le nombre d’actes antisémites a connu une hausse de 74% en 2021, un travail considérable reste donc à mener en termes d’éducation, pour déconstruire les représentations et les clichés.
Ce dossier a été réalisé en partenariat avec Get The Trolls Out et le Media Diversity Institute. Retrouvez les deux premiers épisodes ici et ici.