Ces derniers mois, plusieurs témoignages de journalistes empêchés d’exercer leur métier lors d’évacuation de campements de personnes exilées ont fleuri sur les réseaux sociaux. Certains reporters ont ainsi décidé de faire appel à la justice, et ce jusqu’au Conseil d’Etat, pour faire que la liberté d’expression soit observée sur le territoire.
Un article de Rachel Notteau / Photos : Firas Abdullah.
Des phares de voitures allumés en direction des appareils photos ou des mains de policiers qui cachent les objectifs.
Il devient de plus en plus difficile pour les journalistes de couvrir les évacuations de personnes exilées en France. Parmi eux, le photoreporter Louis Witter, qui travaille sur le sujet depuis six ans maintenant le confirme. « Il y a deux pays qui m’ont empêché de couvrir cette crise : la Hongrie de Viktor Orban et le Maroc de Mohammed VI. Maintenant, il y a la France », commente-t-il le 4 janvier 2021 au tribunal administratif de Lille.
Un empêchement en question
Les 29 et 30 décembre 2020, Louis Witter et son confrère journaliste Simon Hamy se sont rendus dans les campements à Grande-Synthe, Coquelles et Calais pour pour couvrir les évacuations. Mais à cinq reprises, les forces de l’ordre les ont empêchés de témoigner des opérations de police.
« On respecte le périmètre de sécurité, ce n’est pas le souci », commente Louis Witter. Le problème, selon lui, est la « main posée sur l’objectif » de son appareil photo et l’utilisation d’une lumière forte pour les éblouir. Les deux journalistes ont ainsi déposé une requête en référé- liberté (une demande établie en urgence au juge si une une administration porte atteinte à une liberté fondamentale), pour « enjoindre les préfectures du Nord et du Pas-de-Calais à laisser travailler la presse sereinement sur ces évacuations », abonde-t-il.
« Ce sont nos témoins de la société. S’il n’y en a pas, ça risque d’être pire »
En vain. Requête rejetée par le tribunal administratif de Lille. « Que la presse ne soit pas autorisée à s’approcher et à couvrir les opérations qui mettent en question pas mal de choses à savoir la vie des gens, leur sécurité et leur dignité… je trouve que c’est problématique », poursuit Louis Witter. Lors de l’audience, les sous-préfets présents ont souligné la publication systématique de communiqués de presse après chaque évacuation. Mais, les journalistes ne peuvent pas se baser uniquement sur la version policière, car « ce sont des actions collectives qui engagent tout un pays. Tu peux travailler correctement à Calais (sur des sujets autour des personnes migrantes), sauf sur les évacuations », complète Louis Witter.
Les évacuations de campements de personnes exilées semblent faire partie des quelques échines qui entaillent la liberté de la presse dans l’Hexagone. Des journalistes qui se sentent impuissants, alors qu’ils aimeraient couvrir au plus près cette actualité quasi-quotidienne. « Ce sont souvent des journalistes pigistes qui vont couvrir les évacuations et les arrivées de réfugiés », rappelle Dominique Pradalié, journaliste et secrétaire générale du Syndicat National des Journalistes (SNJ). Ils se retrouvent ainsi sur le terrain démunis. Sans aucun soutien venant d’une rédaction. « Ce sont nos témoins de la société. S’il n’y en a pas, ça risque d’être pire », affirme la journaliste, d’une voix grave.
Inquiet, le syndicat a adressé plusieurs lettres ouvertes à l’Elysée, afin d’alerter sur les conditions d’exercice du métier de journaliste qui se détériorent. Notamment sur le cas des reporters empêchés d’exercer leur métier. Sur les cinq ou six lettres envoyées au Château, le SNJ n’a reçu aucune réponse. Et pourtant, il ne s’agit pas de cas isolés. D’après le syndicat, près de 200 journalistes ont été empêchés d’exercer leur métier sur les deux dernières années (pas uniquement sur des campements de personnes exilées). « Les journalistes ont toujours eu des difficultés avec la police, mais 200 c’est l’impunité », commente Dominique Pradalié.
La peur du terrain
Des embûches politiques et policières qui peuvent freiner certains journalistes à couvrir cette thématique. Notamment les reporters exilés en France. La journaliste pakistanaise Sara Farid, qui vit dans l’Hexagone depuis trois ans sous le statut de réfugiée politique, s’est rendue dans plusieurs campements de personnes exilées situés en périphérie de Paris.
Mais, face à une « police plus agressive dans les camps », Sara Farid s’est résolue à ne plus traiter le sujet. « Techniquement, personne ne peut m’arrêter. Mon travail est légal et il y a la liberté d’expression. Mais si j’ai des problèmes en France, où vais-je aller ? ». Sara Farid, qui a fui son pays natal à cause de sa profession, traine toujours sur le chemin de son exil, le poids de son métier. Et la journaliste pakistanaise essuie une double-peine : être journaliste exilée et indépendante. « Donc, je pose mes propres limites », précise-t-elle.
Avant de se rendre sur le terrain, Firas Abdullah, journaliste à Guiti News, est quant à lui sur le qui-vive. Le reporter syrien exilé en France guette la moindre présence policière, par crainte de la confrontation. Présent sur le campement de Saint-Denis le 17 novembre dernier, il s’est éclipsé après l’arrivée des forces de l’ordre.
Cependant, il continue d’exercer son métier. Avec prudence. « Pour moi, le gaz lacrymogène n’a rien à voir avec les frappes de l’armée de l’air », évoque-t-il en faisant référence aux évacuations des camps à Saint-Denis et République en novembre dernier où des journalistes ont été pris pour cibles par des forces de l’ordre.
Ces journalistes ne décrivent pas tant la manière dont ces entraves policières sont menées, mais plutôt les mesures liberticides elles-mêmes. « On reste en France quand même, je n’ai pas peur pour moi ni pour mon matos », pondère Louis Witter. Mais le photojournaliste compte bien retourner dans les campements sans subir d’entraves policières. Il a déposé un recours au Conseil d’Etat ; en espérant que la lumière soit faite en faveur de la liberté de la presse. Et non projetée vers les caméras des journalistes.