Dossier de Leïla Amar en partenariat avec le projet européen Get The Trolls Out de MDI (Media Diversity Institute) en coopération avec le Community Media Forum Europe (CMFE). Illustration : Al’Mata.
10 août 2021, Metz. Une manifestation anti passe sanitaire se déroule dans le plus grand calme. Les manifestants brandissent des pancartes aux messages multiples, scandant des slogans contre les « lois liberticides » du gouvernement. L’une d’entre elles, portée à bout de bras par Cassandre Fristot, une enseignante d’allemand de 33 ans, indique une liste de noms : Drahi (Patrick, président fondateur du groupe Altice – BFMTV, L’express, Virgin Mobile, SFR, ndlr), Soros (George, milliardaire américain fondateur des premiers hedge funds), Buzyn (Agnès, ex-ministre de la santé à l’aube de la pandémie du coronavirus), Fabius (ancien ministre des affaires étrangères aujourd’hui président du conseil constitutionnel), Attali (économiste, éditorialiste et haut fonctionnaire) et autres notables, français ou non d’ailleurs.
« Mais qui ? »
Avec un point commun notoire : tous sont de confession ou de culture juive. A côté d’eux, pas de jaloux, Macron et Véran tiennent le crachoir et font bel et bien partis des « traitres » de la pancarte de Fristot.
Si l’enseignante, ancienne membre du Front National puis du parti de la France (mouvement nationaliste), a été condamnée depuis (six mois de prison avec sursis et une suspension à l’enseignement temporaire ndlr), le désormais célèbre « Mais Qui ? » coiffant son écriteau a eu le temps de devenir un nouveau symbole de l’antisémitisme moderne, suivant la lignée de la « quenelle » de l’humoriste Dieudonné.
La réponse est donc toute trouvée : « Mais qui ? », s’enquérait Claude Posternak (membre de La République en marche) le 18 juin dernier 2021 au général à la retraite Dominique Delawarde sur le plateau de Morandini (Cnews), tandis que ce dernier évoquait la « minorité contrôlant la meute médiatique ».
Et Delawarde d’asséner : « La communauté que vous connaissez bien ». L’interview fût immédiatement interrompue par le présentateur. Un air d’antisémitisme s’était fait sentir déjà lors de la crise précédant celle du Covid-19, lors de manifestations des gilets jaunes, notamment lorsqu’Alain Finkelkraut avait été la cible d’insultes violentes.
La figure du bouc émissaire
Pour Michel Wieviorka, sociologue français, l’on peut expliquer le déploiement de ces expressions antisémites lors des manifestations anti-passe du fait de leur nature même. Soit, un anti-mouvement culturel (« je suis contre le vaccin, contre le passe ») à la différence du mouvement des gilets jaunes, qui était, lui, un mouvement social duquel émanait des revendications.
La paranoïa sociale inhérente aux mouvements « anti » expliquerait donc la recherche de boucs émissaires trouvés ici en l’entité de la communauté juive. Mais, pourquoi cette identification ? Selon Wieviorka, dans l’histoire collective communément acceptée, les juifs seraient responsables de deux grands crimes : Ils auraient tué Jésus, puis refusé le christianisme.
Comment expliquer ce besoin de trouver un bouc émissaire aux maux d’une société ?
Wieviorka nous rappelle que d’après l’anthropologue René Girard, une société pour se souder, doit expulser les mauvais éléments, de façon à ce qu’ils endossent le problème et partent avec. La figure du bouc émissaire correspond à l’élément, qui n’est pas dans la caractéristique homogène du groupe. Or, les juifs aspirant à rester différents en maintenant un ensemble de lois et de coutumes quelque soit leur lieu de vie sont haïs pour cela.
Une fois que ce mécanisme s’est développé dans le monde, les communautés vivant dans un pays dont la religion ou la culture (entre autres) est différente de la leur sont naturellement devenus des boucs émissaires parfaits.
Une vieille recette dans un nouveau pot
Si le mouvement antivax/antipasse ne saurait être réduit à un ensemble de manifestants complotistes, il n’est pas moins immédiatement perméable à l’expression du bouc émissaire selon Michel Wieviorka. Ce qui n’est en rien comparable au mouvement des gilets jaunes, demandant plus de justice sociale et qui ne cherchait pas de responsables.
Ce qui tient de la nouveauté tient au fait qu’elle se fasse dans l’espace public, sans que personne ne bouge une oreille ou ne dise quoique ce soit. « Ceci est très grave. Cela ne veut pas dire qu’il y a plus (ou moins d’ailleurs) d’antisémitisme qu’avant, mais cela signifie qu’il y a plus d’accès à l’espace public. Ce qui dénote d’une acceptation dans cet espace de ce qui normalement n’a en aucune façon sa place en France », ajoute le sociologue.
S’il est évident que les pouvoirs doivent jouer un rôle dans la sanction des manifestants incitant à la haine, Wieviorka rappelle qu’il est de la responsabilité des manifestants et des organisateurs eux-mêmes de dénoncer cela et de se désolidariser du groupe. « La colère des manifestants, complètement dans leur cause, face aux conséquences de la situation sanitaire était telle, ce jour là du moins, qu’aucun autre sujet ne pouvait les atteindre. Je pense qu’une petite partie des manifestants devaient être d’accord avec ces pancartes, une autre partie ne devait pas y être hostile, et que la majeure partie n’a pas vu le problème », insiste-t-il.
Pour Michel Wieviorka, la situation actuelle n’est pas due au hasard. Durant des années, les faiseurs d’opinion en France, des sociologues, des personnalités politiques ainsi que des membres de la communauté juive n’ont cessé de scander qu’il y avait un problème d’antisémitisme dans l’Hexagone.
La recette de l’antisémitisme (ses fonctionnements) n’a pas changé selon Wieviorka. Mais, quelques nouveautés se dégagent de ses mécanismes. Les grandes thématiques sont toujours présentes : les juifs seraient derrière les épidémies (la peste noire de 1348 et l’empoisonnement des puits), détiendraient le pouvoir et auraient tous beaucoup d’argent.
Ces thématiques jusqu’à lors suffisaient à ériger la communauté en bouc émissaire, mais depuis la fin des années 1970, sont venus s’ajouter à ces poncifs antiques des nouveautés comme la propagation de thèses négationnistes et le « shoah business » notamment à travers le travail du militant négationniste Robert Faurisson, célèbre fédérateur des extrêmes et des ultras, mais également les évènements liés à l’évolution de la politique israélienne. Alors qu’à la création de d’Israël, la sympathie pour cet Etat était de mise, notamment à gauche, partageant l’esprit « kibboutz » et novateur du petit pays.
Puis arriva 1982, quand l’armée israélienne envahit le Liban allant jusqu’à Beyrouth, laissant les milices chrétiennes phalangistes massacrer les populations palestiniennes de Sabra et Chatila. Les Intifadas successives achevèrent de ternir l’image de l’Etat hébreu.
Wieviorka assure que ces évènements eurent sur une incidence sur une partie de la population française, arguant « qu’il ne s’agissait plus d’être contre la politique israélienne, mais contre son existence même ». Avec, plus récemment le fait que la communauté juive soit vue comme un groupe maléfique opposée à la liberté d’expression (supposément à l’origine de l’exclusion de Dieudonné ou de la non réédition les pamphlets antisémites de Céline par Gallimard), sauf si cette dernière sert leurs intérêts (Charlie Hebdo).
L’idée du deux poids, deux mesures se distillerait alors avec un grand nouveau thème : les juifs maitrisent la liberté d’opinion uniquement à leur profit. « Alors que l’antijudaïsme des années 1870 était principalement religieux, il s’est à travers cette idée, transformé en haine raciale qui explique le tournant que prend cette nouvelle judéophobie », conclut Michel Wieviorka.
Une haine 2.0
A l’heure du tout internet, la question se pose et s’impose : comment contrer telle incitation à la haine quand les rumeurs voyagent à la vitesse de la fibre optique ? Marc Knobel, historien et auteur de « Cyberhaine – propagande et antisémitisme sur internet » (ed. Hermann) nous éclaire sur l’accélération d’une telle libération de la haine avec la théorie du triple A : ancienneté, adaptabilité et attractivité.
Comme l’explique Michel Wieviorka, l’antisémitisme s’appuie sur une ancienneté. Il puise dans les tréfonds de l’histoire des stéréotypes : juif et pouvoir, juif et argent, juif et omnipotence. Mais au fil du temps, il s’adapte en contournant un certain nombre d’obstacles, pour utiliser des codes à peine voilés pour désigner, comme ce fût le cas lorsqu’Agnès Buzyn et son mari Yves Lévy ont été accusés de profiter de l’épidémie et d’être de mèche avec les laboratoires d’où serait provenu le Covid 19.
Enfin, si l’antisémitisme fonctionne toujours, c’est qu’il reste bel et bien attractif auprès d’un certain public, à la recherche de responsables des maux.
« C’est la conjonction trois A qui fait que cette situation arrive. Globalement, l’on a une pandémie qui déconcerte des personnes, qui vont chercher des responsables. Mais il n’y a pas eu que les juifs : les populations d’origine asiatiques ont été visées aussi. Notons la confusion d’ailleurs entre asiatiques et chinois! A partir du moment où l’on a su que le virus venait de Wuhan, l’on s’est rué sur leur communauté, on boycottait leur restaurant et on ne s’asseyait plus à côté d’eux dans le train », rappelle l’historien.
Marc Knobel identifie une raison simple à cette surenchère : les militants d’extrême droite, à des fins stratégiques, ont continué à diffuser ces messages sur les réseaux sociaux. Voilà comment, à travers eux, ils ont pu lancer des mots codés auprès du public qui en est le réceptacle. « Il y a comme une jouissance entre celui qui dit et celui qui veut entendre », appuie l’intellectuel.
Cependant, l’auteur nous rappelle qu’internet n’a pas inventé l’antisémitisme, il agit simplement comme une caisse de résonance : « Les gens se lâchent, car il n’y a pas d’éthique, aucun verrou, ça n’a pas été pensé comme ça. La liberté d’expression y est quasi totale, il n’y a pas de modérateurs. C’est un système à l’américaine, où l’argent reste l’objectif premier ».
L’effet pseudonymes participerait également de cette aisance, les utilisateurs se sentant libérés et utilisant de facto les réseaux sociaux pour déverser leur haine et leur antipathie, faisant de ces plateformes des amplificateurs idéaux afin d’exciter le public, à l’instar de Donald Trump sur twitter.
« Ce système amplifie les maux de notre société de plus en plus malade et agressive, il devient très aisé de déverser sa haine sur les juifs, les immigrés ou autres minorités à la différence des années 1980 ou il fallait se faire publier par un journal. Aujourd’hui, n’importe qui peut déverser sa haine en 280 caractères », insiste Marc Knobel.
A la lueur des effets problématiques des réseaux sociaux (et nonobstant leurs vertus), un procès est mené à l’heure actuelle par des associations antiracistes, afin de demander à Twitter le nombre de modérateurs employés par la plateforme en France. Twitter n’a pas souhaité donner de détails et a fait appel.
L’on compterait 1 867 modérateurs pour 400 millions d’utilisateurs dans le monde. « Les choses avancent, mais on n’est pas sur le même mode temporel. Déconstruire une fake news prend du temps. Nous sommes en train de prendre conscience de la toute-puissance de ces plateformes et avançons lentement vers des solutions. Mais, les mentalités ne changeront pas pour autant, ceux qui veulent être haineux ne vont pas s’arrêter là car ils se nourrissent de cela, et ont besoin de se rassasier de la version qu’ils ont des autres ». Voilà pourquoi d’après Marc Knobel, les théories du complot fonctionnent si bien, en guise d’explication à ce qu’il se passe dans le monde.
Entre chiffres et ressenti
Le 27 janvier 2021, le SPCJ (service de protection de la communauté juive crée par le CRIF (conseil représentatif des institutions juives) en 1980 afin de recenser les actes antisémites en France et de collaborer avec la police) a rendu compte des chiffres de l’antisémitisme pour l’année 2020 : le nombre d’actes antisémites recensés est de 339, pour 541 en 2018 et 687 en 2019. Si ce chiffre est à la baisse, Marc Knobel alerte sur la façon dont il faut analyser ces données fournies par le ministère de l’Intérieur. Ce sont des plaintes et main-courantes répertoriées par les services de police en France.
Or, nombre de personnes victimes d’insultes, de menaces ou d’autres actes, notamment sur les réseaux sociaux (en croissance exponentielle) ne connaissent pas l’identité de leurs agresseurs.
Tandis que le nombres d’agressions contre la communauté juive en France est de 82 en 1999, il passe à 744 en 2000.
En 2019, les Français juifs, qui représentent moins de 1% de la population, ont subi 41% des violences physiques racistes commises en France.
Le service de protection de la communauté juive (SPCJ) explique la hausse de ces chiffres dans l’Hexagone par la répercussion du conflit qui oppose les Israéliens aux Palestiniens.
Au-delà des chiffres et des statistiques, certaines institutions juives ont souhaité obtenir des réponses plus exhaustives de la part de la population juive en France ainsi que du grand public à propos de leur ressenti sur l’évolution de l’antisémitisme sur le territoire. La fondation pour l’innovation politique (fondapol) et l’AJC (american jewish committee) ont donc réalisé une enquête quantitative (administrée par l’Ifop) visant à poser un diagnostic fin et dépassionné de ce phénomène.
Ainsi, l’on y apprend qu’il est perçu comme étant important et en augmentation autant par les Français de confession ou de culture juive que par le grand public (77% des Juifs et 53% des membres du grand public estiment qu’il est à la hausse). Mais également qu’un tiers des français de confession ou de culture juive se sentent menacés en raison de leur appartenance religieuse et que 70% de cette même population déclarent avoir été victimes d’au moins un acte antisémite au cours de sa vie.
Les jeunes (18-24 ans) y apparaissent comme étant « en première ligne » : 84% d’entre eux indiquant faire état d’au moins un acte antisémite subi. Par ailleurs, deux espaces apparaissent comme étant des lieux « de prédilection » pour l’exercice des violences antisémites : la rue et les établissements scolaires.Enfin, plus d’un français sur cinq a déjà entendu une personne de son entourage « dire du mal des juifs ».
L’enquête révèle que ce climat a pour conséquence de conduire une partie des français de confession ou de culture juive (43%) à éviter certains territoires, mais également à adopter une stratégie d’invisibilité en changeant de quartier, de ville, voire de région.
Quand en 2014, 7 231 juifs français ont fait leur « alya », émigration vers Israël, la tendance est clairement à la baisse en 2019 avec 275 olim de France (olim, aspirants à l’alya). Avant de remonter à nouveau en 2020 avec 1000 dossiers déposés à l’agence juive (service d’accompagnement pour l’Alya), soit une hausse de 400% par rapport à l’année précédente. De quoi remarquer une inquiétude latente au sein de la population juive de France.
Rendez-vous la semaine prochaine sur Guitinews pour la suite du dossier sur l’antisémitisme en France.