Mercredi 20 avril, 21h. Dans un appartement parisien, un groupe d’amis se retrouve pour regarder le débat de l’entre-deux-tours opposant Marine Le Pen à Emmanuel Macron. Maya Ali* n’est pas une habituée de la bande, mais elle a été invitée par l’hôte, Aurélien Paccard. Maya va voter à la place d’Aurélien pour le second tour de l’élection.
Quelques semaines plus tôt, l’association Alter-votants les avait mis en contact pour que l’étudiante originaire du Liban puisse s’exprimer à travers le vote du jeune homme de 31 ans.
Le principe de la plateforme est simple : mettre en relation des personnes étrangères en France qui voudraient voter mais qui ne le peuvent pas, avec des citoyens ayant le droit de vote mais préférant s’abstenir, pour laisser leur binôme s’exprimer.
Une politisation grandissante
Retour en 2017. Emmanuel Macron est élu pour son premier mandat. À l’époque, Maya Ali* comme Wissal Adar* débarquent à Paris pour leurs études, respectivement depuis le Liban et le Maroc. Elles ont alors toutes deux 17 ans et ne sont pas nécessairement engagées en politique, même dans leurs pays d’origine.
Un quinquennat plus tard, l’une est de toutes les manifestations pour le climat, quand l’autre fait du porte-à-porte avec les équipes de Jean-Luc Mélenchon (LFI). Désormais très politisées, les jeunes femmes ne peuvent pourtant pas s’exprimer dans les urnes, faute de nationalité française. « Quand j’ai entendu parler d’Alter-votants et que j’ai parcouru leur site, je me suis dit qu’ils avaient raison : les politiques impactent directement nos projets de vie et ce n’est pas normal qu’on n’ait pas notre mot à dire », développe Wissal Adar.
Trois jours avant le premier tour de l’élection, l’étudiante en économie tombe sur le post Tiktok d’une femme étrangère en France qui partage son inquiétude quant à l’élection. Dans les commentaires de la publication, un internaute conseille la plateforme Alter-votants et en explique le principe. « J’ai été immédiatement intéressée et j’ai très vite envoyé mon formulaire », se souvient-elle. Dès le lendemain, Wissal Adar est contactée par Thomas Berteigne, le cofondateur de l’association « et le jour d’après j’ai eu un binôme », continue-t-elle. La jeune femme de 22 ans contacte alors Juliette Rolland, sa partenaire de l’élection.
« Cette année, pour la première fois de ma vie, j’avais fait le choix de m’abstenir », reconnait la femme de 44 ans. Et de continuer : « j’avais conscience du risque que je prenais, mais j’étais déçue du manque de cohésion dans ma famille politique, en l’occurrence la gauche, et je n’avais pas envie d’opter pour un vote tactique ou utile ».
Alors quand Juliette Rolland entend parler d’Alter-votants, c’est pour elle une « troisième voie possible » qui s’ouvre.
« Je considérais que ce vote ne m’appartenait plus »
Des centaines de kilomètres séparent les deux femmes qui ne se seraient sans doute jamais rencontrées autrement. Pourtant, lors de leur première prise de contact, elles débattent une heure durant au téléphone de politique française. « Je trouvais cet échange assez étrange, raconte Juliette Rolland. Je n’aime pas parler de politique avec des inconnus. Pour moi, c’est quelque chose de personnel, d’intime presque ».
Pourtant la discussion se passe sans encombre. « Je lui explique que je voudrais voter pour Mélenchon, complète Wissal Adar. Elle me détaille pourquoi elle ne peut s’y résoudre ». Juliette Rolland n’avait posé qu’une condition : ne pas voter pour un candidat non-accueillant en termes d’immigration. « Sinon, je pensais que ce vote ne m’appartenait plus du tout », poursuit-elle. Au premier tour comme au second, la femme originaire de la région biterroise considère qu’elle s’est abstenue, même si elle a mis un nom dans l’urne.
De son côté, Aurélien Paccard n’était pas parti pour s’abstenir. « J’avais prévu de voter. Alter-votants m’est apparu comme un supplément d’âme dans une élection assez déprimante, se souvient-il. Je n’ai pas exactement voté ce que j’avais prévu, mais c’était proche dans les idées ».
Partager les oppositions
La raison de son inscription à la plateforme réside plutôt dans l’idée de nouer un lien.
« Je trouvais intéressant d’être mis en relation avec une personne qu’on ne connait pas et de partager le débat politique et les oppositions » reprend-t-il. C’est aussi dans cette optique qu’il a proposé à Maya Ali de suivre le débat d’entre-deux-tours à son domicile.
Pour Aurélien comme pour Juliette, cette expérience s’est révélée particulièrement enrichissante. « En parlant avec Wissal, je me suis revu plus jeune et j’ai bien compris sa réflexion », indique Juliette.
Avant de mettre le bulletin dans l’urne, tous deux pensent à envoyer une petite photo ou vidéo à leur binôme respectif. « Mes enfants étaient avec moi pour le premier tour et j’ai filmé mon fils de quatre ans, alors qu’il mettait le papier au nom de Mélenchon dans l’enveloppe », poursuit Juliette Rolland.
Deux semaines plus tard, rebelote. Ils retournent voter pour leur binôme, non sans hésitation. « On a débriefé après le premier tour et je me suis dit que j’allais réfléchir avant de lui garantir que j’allais voter pour elle », raconte Juliette. Après avoir tant manifesté contre les politiques d’Emmanuel Macron, la mère de famille se demandait comment elle allait bien pouvoir mettre un bulletin à son nom dans l’urne.
Avant de se souvenir des raisons l’ayant poussées à donner son vote à quelqu’un d’autre. Elle se rétracte donc. « La veille de l’élection, elle m’appelle pour me confirmer qu’elle voterait Macron pour moi », se souvient Wissal.
« Remettre le droit de vote des étrangers dans le débat public »
Dimanche 24 avril à 20h, les résultats tombent. Emmanuel Macron est réélu pour cinq ans. À cet instant, les deux jeunes étudiantes suivent les résultats depuis chez elles.
« Ce n’est pas forcément le résultat que j’aurais voulu, mais je suis tout de même satisfaite d’avoir pu m’exprimer et soulagée d’avoir fait barrage à Marine Le Pen », pense alors Maya Ali. Et de continuer : « je me suis sentie incluse dans le processus de vote ».
Alter-votants a pour ambition principale de « remettre le droit de vote des étrangers dans le débat public », explique Thomas Berteigne. Pour lui, ce système de binômes constitue un prétexte pour évoquer cette question, qui revient de façon récurrente dans les questionnements politiques depuis bientôt cinquante ans.
« On voudrait que la citoyenneté soit déconnectée de la nationalité », assume le cofondateur de l’association, qui est également directeur régional au sein de l’association France terre d’asile.
7,7% de la population n’a pas la nationalité française
En France, plus de cinq millions de personnes ne possèdent pas la nationalité française, soit 7,7% de la population. Dans 70% des cas, elles sont sur le sol français depuis plus de dix ans « et sont plus qu’impliquées dans la société française : elles ont un travail, des enfants à l’école, elles paient des impôts », complète Thomas Berteigne.
Cette année, l’association a constitué 1000 binômes pour la présidentielle, et les contacts restent parfois noués à l’issue du scrutin. « On s’envoie les statistiques de votes dans nos communes et on en discute », raconte Juliette Rolland.
Pour d’autres, rendez-vous aux prochaines élections. « Après la défaite de Jean-Luc Mélenchon au premier tour, on a beaucoup parlé des législatives (les 12 et 19 juin 2022 – NDLR)», évoque Maya Ali. Et de conclure, le sourire aux lèvres : « on se retrouvera sans doute à ce moment-là avec Aurélien ».
*Nom d’emprunt.
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