Le peuple sans terre. La plus grande population apatride au monde. Pourchassés au Moyen-Orient, attaqués en France… Mais, qui sont les Kurdes ? Mal connus, ils se situent pourtant au coeur d’une myriade d’enjeux géopolitiques. Ce groupe ethnique, estimé à 30 millions de personnes, vit entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie.
« Ils embêtent tout le monde. Ils habitent sur les frontières et ne sont ni arabes, ni turcs. Et, ils se démarquent des Iraniens, car ils sont plutôt sunnites », explique Stéphane de Tapia, géographe, chercheur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste de la Turquie.
Même constat en termes de langue. « Ils font partie des langues iraniennes sans être un persan classique », ajoute-t-il.
Une diaspora kurde présente en France
En France, les Kurdes seraient 150 000, répartis sur l’ensemble du territoire, selon une étude réalisée par Rusen Werdi, experte de l’Institut kurde de Paris, en 2006. « En France, on a surtout affaire à des Kurdes de Turquie qui sont arrivés par la migration du travail, et plus tardivement des Kurdes d’Iran de Syrie et d’Irak. Eux, ne sont pas arrivés par la diaspora ouvrière, mais par le biais du refuge politique », rapporte Stéphane de Tapia.
Les premières véritables migrations vers l’Europe et la France se sont effectuées entre les années 1970 et 1980. Munis de documents d’identité turcs ou de leur pays d’origine, ils sont arrivés comme travailleurs dans les domaines de l’agriculture, du bâtiment et de l’industrie automobile. « À partir des années 80, il y a eu un exode politique de militants de gauche, provoqué par le coup d’État de Kenan Evren en Turquie du 12 novembre 1980 », constate le chercheur.
Cette communauté relativement peu médiatisée en France est néanmoins ponctuellement propulsée sur le devant de la scène. Cela a été le cas après les tragiques événements de janvier 2013 où Sakine Cansız, Fidan Doğan et Leyla Şaylemez, trois militantes Kurdes ont été assassinées par un proche des renseignements turcs. Une affaire, qui aujourd’hui encore soulève nombre de questions et renforce un sentiment de colère. D’autant plus que le meurtrier est mort en 2016, peu avant l’ouverture de son procès, empêchant que la lumière soit faite sur l’affaire.
« Je comprends qu’en tant que Kurde, on soit de plus en plus rancunier, observe le géographe. Les circonstances autour de cette affaire sont bizarroïdes, voire très louches et les résultats de l’enquête apportent plus de questions que de réponses », conclut Stéphane de Tapia.
Les héros oubliés de la guerre contre Daesh
Le Kurdistan (zone transfrontalière peuplée par les Kurdes) ne possède pas « d’histoire nationale », pourtant il s’est illustré plus d’une fois par ses actions. « La population Kurde durant la guerre en Syrie (2011) a été héroïque », appuie Stéphane de Tapia. En première ligne de la lutte contre Daesh, c’est auprès d’eux que les Européens et les Américains ont combattus pour contrer les avancées du groupe terroriste. Un rôle salué par la communauté internationale, qui a pourtant retiré ses troupes de la zone du jour au lendemain. Laissant les factions kurdes livrées à elles-mêmes.
Un événement vécu comme un camouflet. « On a même des témoignages de GI américains en pleurs de devoir laisser tomber les combattants du Kurdistan syrien. Les pays occidentaux ont tout simplement trahi les Kurdes », assène avec amertume le chercheur.
La trahison est d’autant plus âpre que durant cette guerre, les kurdes sont devenus quasiment indépendants et auraient pu prétendre à jouir de leur propre territoire. Une finalité qui aurait été une revanche sur un État syrien, qui refusait de reconnaître leur existence. Car, quelque 10 % des Kurdes syriens sont apatrides (sans nationalité) rappelle une étude menée par le Haut-commissariat pour les réfugiés HCR en 2013.
Une vie impossible au Moyen-Orient
Jonathan Randall, reporter américain spécialiste du Proche-Orient qualifiait les Kurdes de « peuple maudit ». Un titre inspiré par une histoire bien souvent « cruelle ». « Depuis longtemps les États utilisent les Kurdes pour interpeller leur voisin. Par exemple, Bagdad pour piquer Téhéran, Téhéran pour piquer Ankara, Ankara pour piquer Damas… Et tout est à prétexte à « la prise d’otage » des Kurdes ; clivages religieux, confessionnelle, idéologique, politique », commente Stéphane de Tapia.
En Turquie, pays dans lequel la population kurde représente 13,4 millions d’habitants, les tensions sont très vives, et ce depuis la fin de l’empire Ottoman en 1919. Ankara fait pression dès que cela est possible pour rapatrier les exilés kurdes sur son territoire. « C’est le cas par exemple pour l’adhésion de la Suède à l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan). La Turquie martèle : « rendez-nous nos Kurdes terroristes et nous vous laisserons rejoindre l’Otan » », commente Stéphane de Tapia. Un chantage qui crispe et qui bloque l’intégration d’Oslo à l’organisation politico-militaire.
En Iran, le meurtre de Masha Amini, d’origine Kurde, en septembre dernier par la police des mœurs a embrasé le pays. Mais, c’est bien du Kurdistan iranien que part le soulèvement toujours en cours. Il a également mis en lumière le traitement subi par les Kurdes d’Iran dans le pays. La langue kurde est par exemple bannie des écoles publiques, tout militantisme sévèrement réprimé, ce qui a pour conséquence que la moitié des prisonniers politique sont kurdes. Mais cela se manifeste aussi par des entraves dans leur accès à l’emploi, au logement, à la propriété…
Autant de facteurs qui poussent les Kurdes vers l’exil. Il y aurait entre deux et trois millions de Kurdes en dehors de leur territoire révèle, dans une enquête, la chercheuse Bahar Baser. Tous ont fui les persécutions. Ils forment également la plus grande diaspora d’apatrides au monde
« Où irons-nous alors? »
En France la communauté était déjà sur ses gardes après les attentats de janvier 2013. L’attaque du 23 décembre dernier qui a fait trois morts, n’a fait que ravivé de vieilles blessures toujours pas cicatrisées. « Ce qui prime aujourd’hui, c’est la tristesse et les sentiments d’injustice et d’insécurité », témoigne Dewran Evdiréhîm, poète et écrivain Kurde, exilé depuis quatre ans à Paris, après avoir passé onze années derrière les barreaux en Turquie.
Alors que les premiers éléments de l’enquête tendent vers la piste d’un acte raciste isolé, la communauté Kurde de son côté reste prudente. « En 2013, l’enquête a été bâclée et la confiance envers les institutions s’est fragilisée. Nous sommes nombreux à penser que ce n’est pas un simple acte, mais bien une action politique », explique l’écrivain.
« Avec cette attaque, nous avons peur du futur. Nous nous disons que si nous ne sommes pas en sécurité là-bas, peut-être nous ne le sommes pas ici non plus. Où irons-nous alors ? », s’inquiète-t-il.
Le plus grand peuple sans État du monde a « un sentiment perpétuel de persécution. Les Kurdes, leur grand malheur, c’est d’avoir une société qui est sous répression depuis 150 ans. Tous les intellectuels ont été déportés, tués, massacrés ou exilés », conclut défait, Stéphane de Tapia.